Chapitre 11 : Bia

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— Comment tu as fait ?

Joshua, le regard perdu dans le néant qui poursuit le véhicule, n'entend pas tout de suite la voix de Juni. Il est encore assommé par l'abondance de sensations nouvelles qui l'assaillent et a du mal à comprendre où il est, ou ce qu'il s'est passé. La jeune femme repète la question, et il la regarde. Elle est baignée dans une couleur de sang. Joshua ne perçoit pas des fils mais plutôt des impulsions, très denses au niveau de son ventre.

— Quoi ? demande-t-il, la voix faible.

— Comment as-tu fait pour ouvrir la terre ? demande Juni.

Ses yeux marrons, teintés de tristesse et d'espérance, attendent une réponse. Joshua remue la tête pour balayer la migraine qui l'enveloppe et se concentre.

— Dites-moi d'abord où vous m'emmenez, exige-t-il.

Juni regarde Kanmada et attend que la vieille femme prenne la parole.

— Nous allons à Mesonimbé, dit Kan.

Le mot inconnu flotte dans l'esprit de Joshua, qui a du mal à rester connecter au moment présent. Il est distrait par tout ce qu'il voit autour de lui.

— Nous allons à Mesonimbé pour te faire rencontrer quelqu'un de très important, continue Kanmada.

La vieille femme assise devant le regarde du coin de l'œil, limitée dans ses mouvements par la ceinture de sécurité.

— Et pour cela, nous devons passer par l'un de nos villages dans la Forêt Noire, en Allemagne.

Joshua écarquille les yeux. Une onde de peur le traverse et les couleurs qui l'entourent s'illuminent.

— La Forêt Noire... C'est... dans la Zone, souffle-t-il alors que son cœur commence à s'emballer.

Il sent sa tête tourner et les torrents sous sa peau s'agitent. La voiture se met à vibrer.

— Kan, qu'est-ce qu'il se passe ? demande Udo en tentant de contrôler le véhicule.

La vieille femme regarde autour d'elle, puis dehors. Les arbres tremblent. La route se craquelle. Le monde s'ébranle autour de la voiture.

— Il fait trembler la terre. Il est terrifié, dit Kan en se retournant vers le garçon.

Elle lui attrape la main et l'attire vers lui. Elle pose deux doigts entre ses sourcils, juste au-dessus de son petit nez d'adolescent et tout se calme. La terre redevient immobile, et Joshua se sent étrangement apaisé. Il a l'impression que l'on a enfermé sa peur dans une boîte. Elle est toujours là, brutale et enragée - et il la voit - mais elle n'a presque plus d'effet sur lui.

— Il va falloir que tu domptes tes phobies, mon coeur. Je ne vais pas les retenir pour toujours, je ne voudrais pas que tu t'y habitues...

Joshua regarde la vieille femme. Il veut lui demander ce qu'elle lui a fait mais son inquiétude prend la parole.

— Je ne veux pas aller dans la Zone, dit-il. Il y a des monstres là-bas.

— On sera au bord de la Zone, pas en plein milieu de leur territoire, le rassure Kanmada.

— Ouais, il y en a quand même, hein, intervient Udo.

Kanmada le fusille du regard.

— Mais le village est cool, au milieu de la nature ! Et il y a de jolies balades à faire, ajoute alors le grand blond pour rattraper sa bêtise.

Joshua, le coeur encore remué par la peur enfermée en lui, observe le conducteur. Ses cheveux blonds sont courts et surmontent un visage rond, un peu grassouillet, posé au milieu de deux épaules impressionnantes par leur largeur. Juni l'a appelé Papa tout à l'heure mais ils ne se ressemblent en rien. L'un est caucasien, blond aux yeux bleus à la peau pâle alors que l'autre est asiatique, brune aux yeux marron à la peau couleur cannelle.

— Alors, demande Juni. Comment tu as fait pour ouvrir la terre ?

Joshua la regarde. De nouveau les sensations le submergent. Il se concentre et tente de ne pas se perdre.

— Je sais pas comment j'ai fait...

Joshua se remémore le moment exact. Udo le tenait et il a tenté de se libérer... Et son pied a touché le sol. Ou plutot quelque chose dans le sol.

— Il m'a attrapé et j'ai paniqué, et..., répond Joshua en montrant Udo du doigt. Il remarque alors la légère teinte azur autour de sa main, mélangée à l'argenté qui voyage sous sa peau.

— C'est à cause de la couleur dans le médaillon d'Eono. Je crois qu'elle est entrée en moi, ajoute-t-il.

— Quelle couleur ? demande Juni à la vieille femme.

— Joshua peut voir nos bias, répond Kanmada.

Juni écarquille les yeux puis porte ses mains à sa bouche. Ses yeux se remplissent de larmes. Joshua, confus, se demande ce qu'il vient de se passer.

— C'est quoi, les bias ? demande-t-il en tournant la tête vers Kan, mais sans quitter Juni des yeux.

— Ce que tu appelles les couleurs, nous les appelons les bias, commence la vieille femme. Une bia est une force, une énergie qui ruisselle dans le sang de très, très peu de personnes dans le monde. Des personnes comme nous, comme Eono. Et comme toi aussi. Elles permettent à chacun d'entre nous d'accomplir des choses que personne d'autre ne peut faire.

Joshua écoute la vieille femme avec attention.

— La bia du médaillon d'Eono, qui est - je ne sais par quel miracle - dans ton corps et qui t'a permis d'ouvrir le sol en deux, continue-t-elle avant de prendre un petite pause, cette bia ressemble à celle de Lalima, la femme d'Udo et mère de Juni.

Joshua a un petit mouvement de surprise. Il ne sait pas comment articuler toutes les questions qui lui traversent l'esprit, ni laquelle choisir.

— Nous sommes deux à avoir la même bia alors ? décide-t-il de demander.

Kanmada regarde Udo et Juni avant de répondre. Le visage d'Udo se durcit.

— Non, mon coeur, tu es le seul, car Lalima est morte il y a de nombreuses années, murmure Kanmada, dont la voix teintée de tristesse vibre légèrement. Elle a été assassinée par Eono.

Joshua a un mouvement de recul. Eono a assassiné quelqu'un ? Ça devait être un accident, comme sur Rapa Nui.

— Est-ce que c'est parce qu'il n'arrivait pas à contrôler ses flammes, comme quand il a tué sa famille et les gens de son village ?

— Non, c'était un meurtre de sang froid, prémédité, répond Kan. Il a tué l'une d'entre nous en sachant ce qu'il faisait.

La nouvelle refroidit Joshua. Les larmes de Juni prennent soudainement sens. Le garçon se frotte les yeux et les garde fermés pour réfléchir. Eono est un meurtrier ? Comment est-ce possible ? L'homme qui s'est occupé de lui pendant son coma, qui lui a apporté à manger, qui l'a accompagné au cimetière et qui a réussi à lui insuffler une once d'espoir quand il était au plus bas.

Le garçon se sent de plus en plus perdu, coincé entre un ami tueur qui dompte les flammes et des kidnappeurs mystérieux qui se promènent avec un monstre. S'il avait su, il y a quelques heures encore, que la solution d'adoption par des gens normaux lui paraîtrait totalement acceptable, il ne se serait pas cru lui-même. Mais c'est le cas.

— Je ne savais même pas qu'Eono possédait la bia de Lalima..., murmure Udo, visiblement perturbé et attristé.

Juni s'appuie contre le siège de son père et laisse les larmes tomber le long de ses joues.

— Comment est-ce possible, Kan ? continue-t-il.

La vieille dame remue la tête, incapable de donner une réponse, et caresse les cheveux de Juni.

— Tu es fatigué, dit-elle à Joshua à voix basse. Nous en avons pour une dizaine d'heures de route, tu vas en profiter pour dormir.

— Quoi ? Non, j'ai encore plein de questions, lui répond Joshua, déterminé à en savoir plus.

— Ce n'était pas une suggestion, lui répond Kanmada en se tournant vers lui. Quand tu seras réveillé, j'aurai libéré ta peur. Essaye de ne pas faire trembler le monde.

Avant qu'il n'ait le temps de réagir, elle lui caresse le front et il s'endort.

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Joshua se réveille plusieurs heures plus tard, bercé par le vrombissement du véhicule et les voix étouffées de Kan et Udo. Pendant un court instant, il a l'impression d'être dans le bus scolaire et son cœur se serre. Il lève la tête en silence et regarde autour de lui. Juni et Res dorment, Udo conduit et Kan discute avec lui. Il veut leur poser toutes les questions qui s'empilent dans sa tête mais veut aussi profiter de ce moment de quiétude. Il sent qu'il en a besoin. Juste quelques minutes.

Il se sent comme dans un étau, compressé par une sensation désagréable. Une peur lointaine tenue à distance par l'anxiété qui monte la garde, tel un animal féroce qui défendrait son territoire. Il lance un regard dehors et regarde les villes défiler à travers les fenêtres. L'autoroute est quasiment vide, seuls des camions de marchandises et des fourgons de la Brigade sont autorisés à s'y déplacer.

La Brigade.

Joshua a une idée. La Brigade est comme... la police. Enfin, il croit. Ou l'armée, peut-être. S'il leur fait comprendre qu'il vient de se faire enlever en leur faisant de grands signes à travers la vitre, ils interviendront pour le libérer. Il faut juste qu'ils croisent des fourgons. Ceux-ci sont faciles à repérer. Ils sont noirs, comme celui... comme celui dans lequel il se trouve.

Son plan tombe à l'eau. Ses ravisseurs sont de la Brigade. Dépité, Joshua observe l'intérieur de la voiture. Il y a quelque chose de bizarre, quand même.

— On est pas du tout dans un fourgon de la Brigade, dit-il bien plus fort qu'il ne le souhaitait.

— Oh, mon coeur, tu es réveillé, s'émerveille Kanmada.

La vieille femme se redresse et se tord pour regarder Joshua, contrarié de s'être fait reperer.

— En effet, ce n'est pas un fourgon de la Brigade, dit-elle. Et nous ne sommes pas Brigadiers non plus.

Joshua fronce les sourcils, encore plus méfiant. Mais... Qui sont-ils alors ?

— C'est un camouflage, pour pouvoir rouler la nuit sans problème et ne pas se faire arrêter aux barrages, précise Udo.

L'homme lui montre du doigt un médaillon blanc accroché au rétroviseur central. Un œil non averti pourrait croire qu'il s'agit d'un sent-bon très élaboré.

— C'aurait été plus efficace de rendre la voiture invisible, reproche Joshua.

Kanmada tourne la tête et échange un sourire avec Udo.

— C'est pas si facile à faire, répond le grand blond. Vu comme ça, le camouflage à l'air de fonctionner comme par magie, mais crois moi que, derrière, il y a un gros travail d'ingénierie !

Joshua tourne la tête et ignore Udo. Mais ce qu'il vient de dire le titille. Ingénierie et magie... Intéressant. Il veut demander à Kanmada ce qui peut arriver s'ils se font arrêter pour n'importe quelle raison, mais il ne veut pas donner l'impression qu'il s'habitue à leur présence. De plus, la réponse lui vient toute seule : si Kan arrive à faire oublier l'existence d'une chambre d'hôpital à tout un personnel médical, elle arrivera facilement à faire oublier une voiture à des Brigadiers.

Timidement, Joshua tourne la tête vers Juni. Elle est recroquevillée sur elle-même, ses jambes pliées sur la banquette. Sa tête est cachée par celle de Res. Les doigts de la jeune femme sont enfouis dans la fourrure fraîche de la louve et la caressent.

Joshua frissonne en regardant l'alterbiote. La louve lui fait peur. Mais elle a l'air d'obéir au doigt et à l'œil à Juni. Elle n'est pas incontrôlable, contrairement à cette pourriture d'Undamortis. Mais elle reste un monstre et il n'a pas l'intention de copiner avec elle. Il se penche en avant pour essayer de mieux voir Juni mais Res la cache.

Joshua repense à la bia.

Celle de Lalima, qui est en lui. Il ressent un pincement au cœur. Il ne sait pas comment il réagirait si l'on lui présentait quelqu'un à qui on aurait transplanté une partie d'Ariane, comme son cœur, mais il sait que c'est ce que Juni ressent à ce moment précis. Joshua pose ses mains sur son torse et ferme les yeux pour tenter de ressentir les couleurs.

La sensation est floue, mais sa bia lui semble être partout sous sa peau, une vibration légère qui coule comme une rivière. Il laisse parcourir ses mains sur son corps. Il ressent l'azur derrière l'argenté. Il suit la trace et ses doigts descendent jusqu'à ses pieds. Ici. C'est ici que Lalima est concentrée. Au plus près du sol. Joshua se souvient avoir remarqué que la couleur d'Eono était dense au niveau de ses mains et avant-bras. Celle de Kan l'est autour de son visage. Celle de Juni au niveau du ventre. Quant à Udo...

Un bruit le fait sortir de sa tête et il voit Juni se redresser. Elle s'approche de son père et lui murmure quelque chose à l'oreille. Res s'est réveillée et baille. Sa gueule, grande ouverte, est impressionnante et ses crocs, semblables à des dagues de glace, paraissent aussi longs que ceux de l'Undamortis.

Joshua ne la quitte pas des yeux. Plus pour la surveiller que pour l'admirer. L'haleine de la bête, une brume épaisse et froide caressée par la lumière naissante du jour, vient mourir silencieusement sur les sièges. Juni, le front appuyé contre le siège de son père, prend de grandes respirations silencieuses et lentes. Elle a l'air d'avoir le mal des transports.

— On va faire une petite pause histoire de se dégourdir les jambes, dit Udo à l'ensemble des passagers. On vient de passer Metz et la zone rouge commence bientôt.

Joshua puise dans sa mémoire et retrouve un schéma qu'il avait un soir vu lors d'un journal télévisé. On y voyait une carte d'Europe sur laquelle était couchée la Zone, divisée en trois couleurs. La Zone verte, la plus étendue, englobe les lieux dans lesquels des alterbiotes isolés ont été aperçus. Elle s'étend sur un immense parallélépipède reliant les côtes de la Bretagne, la Haye au Pays-Bas, San Marino en Italie et Graz en Autriche. Certaines des plus grandes villes d'Europe centrale, dont Bruxelles, Genève, Milan et Venise, sont dans la Zone Verte.

La Zone Orange, plus réduite mais plus dense en alterbiotes, est la zone dans laquelle quelques accidents, parfois graves, ont été reportés. Elle est concentrée sur l'Est de la France, le Nord de la Suisse et l'Ouest de l'Allemagne. Les personnes y vivant sont soumises à des règles de confinement relativement drastiques et sont encouragées à déménager depuis une bonne décennie. Joshua se demande si la région où se trouve son village, en Zone Verte jusqu'à l'incident Undamortis, va désormais passer en Zone Orange.

La Zone Rouge, une aire en forme de goutte d'eau plus de quatre cent kilomètres de long s'étend de l'extrême sud de la Belgique à l'extrême Nord du Liechtenstein et engouffre tout le Sud-Ouest de l'Allemagne. Elle est interdite d'accès aux civils et a été entièrement évacuée. Certaines villes de ce secteur, telles que Strasbourg et Stuttgart, sont devenues des cités fantômes et les grandes forêts alentour servent de sanctuaire pour des milliers d'alterbiotes.

Enfin, il y a Ulm. Le cœur. L'endroit le plus surveillé au monde mais aussi le plus secret. Même la Brigade n'y va pas. C'est l'endroit qui a vu apparaître les monstres du jour au lendemain, il y a un peu moins de quinze ans.

— Combien de gens sont morts à cause des monstres ? demande Joshua.

Juni ouvre les yeux et le regarde. Elle est pâle et a l'air vraiment malade.

— Pourquoi tu veux savoir ? demande-t-elle faiblement.

— Par curiosité... J'ai perdu mon grand-père pendant la Collision et je me demandais s'il y avait eu beaucoup de morts...

Juni le fixe, le regard fatigué. Joshua a l'impression qu'elle va bientôt vomir.

— Soixante-dix-sept mille quatre cent trois, en comptant ceux de ton village, dit-elle avant de taper du poing plusieurs fois sur le repose-tête de son père. Papa, je dois sortir...

— Tiens bon, on arrive, lui répond Udo en pressant sur la pédale d'accélération.

Joshua répète le nombre dans sa tête. Soixante-dix-sept mille quatre cent trois morts. Il ne s'attendait pas à un tel chiffre, ni à une telle précision. Le véhicule fuse et Joshua aperçoit l'enseigne d'une station essence. Udo ralentit et lance un regard rapide au bâtiment et aux arbres alentour. Le parking, assez grand, n'est occupé que par quelques camions de marchandises tassés au plus près des pompes à essence. Udo gare le fourgon au bout du parc de stationnement, loin des quelques personnes présentes sur l'aire de repos.

— J'ai vu trois caméras à l'extérieur, dont une seule qui donne sur le parking, dit-il à Kanmada.

Kanmada se tourne vers Juni. La jeune femme a les yeux fermés et se balance lentement. Res, perturbée par l'état de la jeune femme, gémit et trépigne.

— Ma chérie, je vais avoir besoin de quelques abeilles, dit Kan en tendant la main vers Juni.

Juni attrape la main de Kan. De sa main libre, elle ouvre une poche sur la manche de son blouson. Quelque chose bouge en dessous du tissu et une abeille aux ailes noires et opaques sort de la poche. Elle est suivie d'une petite dizaine d'autres. Les insectes inspectent les environs à l'aide de leurs antennes et se dirigent en ligne vers la main de Kanmada. La vieille femme attend qu'elles soient toutes sur sa peau puis ouvre sa fenêtre. Les abeilles s'envolent et s'éloignent vers le bâtiment de la station à essence en un petit ballet chaotique et se posent sur l'objectif de la caméra. Elles sont un peu loin, mais Joshua les distingue suffisamment pour les voir déployer leurs ailes opaques en même temps, obstruant l'objectif de la caméra.

— C'est bon, dit Kan.

Juni ouvre la porte et sort. Res n'attend pas qu'elle ouvre le coffre et passe par-dessus les sièges. A cause de sa taille imposante et du manque d'espace dans le véhicule, sa sortie est maladroite et Joshua se retrouve recouvert de flocons de neige. Elle court et rejoint Juni qui a disparu dans les buissons. Udo sort de la voiture, s'étire et jogge tranquillement vers les feuillages. Kanmada sort de la voiture à son tour et ouvre la porte de Joshua.

— Tu veux prendre l'air ?

— Le gens ne vont pas trouver bizarre de voir un loup ici ? répond Joshua.

— Non, ils voient un labrador, explique-t-elle en faisant un clin d'œil.

Joshua s'apprête à sortir mais il est en chaussettes. Il a perdu une chaussure en tentant de se défaire d'Udo à l'hôpital. Quant à l'autre, elle a dû glisser sous un siège mais il n'a pas envie de se chercher. Tant pis pour les chaussettes, elles seront sales. Joshua sort.

— Je vais chercher des petites choses à manger, tu veux quelque chose en particulier ? lui demande Kanmada.

Joshua répond par un haussement d'épaules. Kanmada lui sourit puis marche tranquillement vers la station essence. Il aurait bien eu envie d'une barre de chocolat blanc mais il ne veut pas accepter d'offrandes de ses ravisseurs. Même s'il n'a rien mangé depuis plus de douze heures et que son estomac crie famine.

Son dernier repas était à l'hôpital, quelques heures avant qu'il ne le coupe en deux en créant une faille dans le sol. Joshua sent la culpabilité l'emplir de nouveau et il espère que personne n'a été blessé. Il faudrait qu'il arrive à mettre la main sur un journal. Il se tapote les joues et soupire.

Souhaitant penser à autre chose, il fait quelques pas autour du fourgon pour l'examiner de plus près. Il pose la main sur la carrosserie du fourgon mais, à sa surprise, la traverse. Juste en dessous, il touche la vraie carrosserie, celle de la voiture qu'Udo a camouflée à l'aide d'un de leurs médaillons. Que se passerait-il s'il en utilisait un sur lui-même. Est-ce qu'il se transformerait en fourgon aux yeux des gens ? Ou juste en brigadier ?

Il remarque un banc en bois un peu plus loin et s'y dirige. Le soleil est encore bas dans le ciel et l'air est frais. Et silencieux. Une ambiance apaisante. Mais Joshua se sent tourmenté. Une angoisse permanente s'est installée en lui depuis son réveil du coma. Il ne se souvient presque plus des jours où il ne se sentait pas anxieux. Quand il pouvait respirer sans avoir l'impression d'étouffer. Ou quand il pouvait tourner la tête sans cette douleur vive dans le cou. Joshua s'assied et retire ses chaussettes. Il hésite à poser le pied sur la terre. La dernière fois que sa peau a touché le sol, les choses ne se sont pas particulièrement bien passées. Mais il a envie de ressentir la respiration lente et puissante des roches.

Juste quelques secondes. Le temps de...

— Tiens, je t'ai pris ça, dit Kanmada qu'il n'avait pas entendue arriver.

Joshua sursaute et pose les pieds sur le banc. La vieille femme lui tend des barres de chocolat blanc et un journal du jour. Il hésite à prendre les confiseries mais son ventre gronde et il se résigne. Il attrape les barres d'une main et le journal d'une autre. Sur la couverture, on y parle d'un tremblement de terre quelque part en Normandie.

— Merci, maugrée le garçon en dépliant le journal.

Tout en lisant l'article, il croque dans une première barre et sent la première décharge de dopamine alors que le sucre se fraye un chemin jusqu'à son estomac. Il retire une deuxième barre de son emballage alors que la première n'est pas encore entièrement dans sa bouche. Kanmada s'assied à côté de lui et croque dans un croissant au jambon luisant de gras. Un peu plus loin, des buissons frétillent et un petit cri se fait entendre.

— Oh, Res a dû se trouver une petite proie. Certainement un rat..., remarque Kanmada.

Joshua ne fait pas attention à ce qu'elle vient de dire, absorbé par l'article qui parle de l'hôpital. Le bâtiment ne s'est pas effondré et il a été évacué. Ses yeux passent d'un mot à l'autre jusqu'à arriver à une phrase qu'il cherchait.

— Plusieurs blessés, dont certains très graves, et un porté disparu. Le personnel de l'hôpital n'a pas encore communiqué de noms à ce jour..., murmure-t-il.

Des blessés graves. Joshua ferme les yeux. En colère devant sa récidive, il se demande s'il est devenu un agent de destruction et s'il le sera jusqu'à la fin de sa vie. Il se sent froid à l'intérieur. Et soudainement très lourd.

— Comment vas-tu ? demande Kanmada. Ses yeux ridés ont l'air épuisés par la route mais sont plissés par un sourire sincère.

— Ça va..., répond-il sans énergie, dévoré par la peur sourde qui s'est installée en lui et le ronge lentement.

Il sent un léger picotement au bout de ses doigts. Il pose la barre de chocolat à moitié entamée et se masse les mains. Kan continue de le regarder et Joshua se sent surveillé. Il n'aime pas ça.

— Quoi ? demande-t-il, un soupçon de défi dans la voix.

Kanmada lève les sourcils et hausse légèrement les épaules. Elle continue de regarder Joshua. Se sentant opprimé, il prend une grande inspiration et souffle en laissant retomber les épaules.

— Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu veux que je dise ? demande l'adolescent d'une voix sans vie.

— Je ne sais pas. Qu'est-ce que tu veux me dire ?

Les mains moites, Joshua se penche en avant et regarde le sol. Au loin, quelque part dans son esprit, une tempête prend naissance et une vague s'approche. Il sait que quand il pourra la toucher, il sera temps de dire ces quelques mots qui le hantent. La vibration dans ses mains s'étend et Joshua se frotte les bras. Il ferme les yeux, ignore l'éclipse et regarde la vague arriver. Centimètre par centimètre.

— Tout...

Joshua souffle. La vague est sur lui.

— Tout est arrivé à cause de moi.

La confession se perd dans le silence. Kanmada ne dit rien et Joshua attend qu'elle réagisse. Qu'elle dise quelque chose. Qu'elle le juge.

— Ariane, mon père, ma mère... Karim, Djam, leurs parents, les voisins, continue-t-il alors, et peut-être encore des gens à l'hôpital...

Joshua sent sa gorge se serrer mais les mots doivent sortir.

— Rien de tout ça ne serait arrivé si je n'étais pas allé sauver ce stupide écureuil. Tout est arrivé à cause de moi. Tout a changé à cause de moi. Tout le monde est mort à cause de l'implosion que j'ai provoquée...

Joshua ferme les yeux. Une autre vague le traverse et il retient son souffle. Une main se pose sur son épaule. Kanmada le caresse doucement quelques secondes et il se sent réchauffé par le contact.

— Merci d'avoir partagé tout ça avec moi, Joshua, murmure Kanmada, mais tout cela n'est pas arrivé à cause de toi.

— C'est moi qui ai décidé d'aller dans la forêt ce jour-là..., répond Joshua.

— C'est ta petite sœur et tes amis qui ont décidé qu'il ne fallait pas contacter la mairie, lui rappelle Kanmada.

Joshua tourne la tête vers elle et s'apprête à lui demander comment elle est au courant de ça, mais elle répond avant que la question ne sorte en se tapotant la tempe avec son index.

— J'aurais pu refuser !

— C'est ce que tu as fait, réfléchit Kannada. À trois contre un, il n'y avait pas grand chose que tu pouvais faire...

La culpabilité de Joshua se débat et tente de rester en vie. Elle fouille dans les souvenirs et sort une nouvelle carte.

— Monsieur Bataille m'a dit de prévenir les autorités, j'aurais dû l'écouter !

— Ton professeur aurait pu prévenir les autorités lui-même, il est un adulte responsable.

Joshua commence à se révolter. Pourquoi Kanmada est-elle en train d'essayer de le déculpabiliser ? Comment ose-t-elle ?

— J'aurais pu... J'aurais pu chasser l'écureuil dès le premier jour... Et l'Undamortis n'aurait jamais été attiré par tout le bruit qu'on a fait quand on est allés le sauver des corbeaux, ajoute Joshua.

— Oui. Et l'Undamortis aurait peut-être continué d'errer dans la forêt. Ou dans la ville. Il aurait pu s'infiltrer dans un centre commercial ou dans une école...

Joshua n'avait pas pensé à ça.

— J'aurais pu deviner que..., commence-t-il avant de se faire couper la parole par Kanmada.

— Tu ne peux pas contrôler le monde, Joshua. Tu n'es pas responsable de la présence de l'écureuil, ni de celle de l'Undamortis. Si quelqu'un est à blâmer à ce sujet, ce serait plutôt moi. Ou peut-être Udo. Ou Juni. Nous ne savions pas qu'un Undamortis était arrivé jusqu'en Normandie. Nous sommes responsables, pas toi.

— Comment ça ? demande Joshua.

— Tu as énormément de choses à apprendre sur nous quatre, dit-elle en pointant du doigt l'endroit où Juni, Res et Udo sont partis un peu plus tôt, mais l'une de nos missions est de faire en sorte que les alterbiotes restent dans la Zone. Nous avons failli à notre devoir.

— Oh...

Joshua comprend mieux tout leur attirail, leurs blousons identiques et leur organisation. Et la présence de Res, un alterbiote domestiqué.

— Mais alors, vous savez d'où ils viennent ?

— Connaît-on vraiment l'origine des choses, mon coeur ? Est-ce que toi-même, tu sais d'où tu viens ?

Joshua a envie de lui répondre que durant le dernier cours avec Monsieur Bataille, ils ont bien étudié le sujet. Kanmada émet un petit rire puis continue.

— La seule chose que je sais, c'est que des gens souffrent à cause de nos échecs. Tant qu'il y aura des accidents comme celui de ta famille, nous continuerons de travailler dur à trouver les alterbiotes qui sortent de la Zone.

— Mais... ils sont des millions, et vous n'êtes que quatre, remarque Joshua. Ils sont beaucoup trop, vous ne pouvez pas deviner où ils se trouvent !

Kanmada sourit.

— Mais toi, tout seul, tu peux ? demande-t-elle.

Joshua ouvre la bouche mais ne dit rien. Il regarde Kanmada, puis le sol. La vieille femme s'approche de lui.

— Des gens sont morts et tu as été propulsé, sans le demander, dans un monde compliqué et instable. Sans guide, sans maison, sans vision claire de l'avenir. Je peux être ton guide, Joshua. Je peux t'offrir une maison, aussi. En ce qui concerne l'avenir, tu dois comprendre que, contrairement au passé, il n'est pas figé et que tu peux le contrôler en changeant le présent.

— Comment est-ce que je peux... changer le présent ? demande Joshua.

— En te pardonnant, mon coeur, répond Kanmada, la voix douce. En acceptant que tu n'es qu'une petite goutte dans un océan de possibles. Que tu ne peux pas décider des événements, mais seulement les subir et faire de ton mieux pour survivre. Que la seule chose que tu peux contrôler, c'est ta façon de réagir. Tu peux modifier l'effet qu'ils ont sur le Joshua du présent, et donc sur le Joshua du futur.

Joshua commence à comprendre ce que Kanmada lui dit.

— Mais pourquoi Ariane n'a pas survécu ?

— Parce que la vie est injuste. Et que tu ne peux rien y faire.

Joshua se sent tomber. La carapace grise qui enfermait son cerveau craque sous le poids d'une sensation que son cerveau avait oubliée. La vie est injuste et il ne peut rien y faire. Son torse et sa gorge se serrent et il prend une grande inspiration laborieuse. Nul besoin d'arrêter le temps cette fois-ci : Joshua laisse la tristesse, vieille amie oubliée, l'envahir. Il l'accueille. Il laisse les vagues le traverser.

Et pour la première fois depuis l'accident, Joshua s'autorise à pleurer.

Il laisse les flots emporter les monstres, les peurs, les douleurs qui embrumaient son esprit et chaque sanglot est un soulagement qui le réchauffe. Kanmada le prend délicatement par les épaules et l'invite à poser la tête sur ses genoux. Le corps soulevé de soubresauts, Joshua continue de déverser des larmes libératrices et, à sa grande surprise, commence à se sentir plus... léger. Kanmada lui caresse les cheveux et écoute l'océan de larmes se tarir petit à petit.

Un dernier soupir, et Joshua est libéré. Il ne bouge pas, exténué, et profite de ce moment de paix. L'éclipse en lui est silencieuse et les fils sous sa peau se sont endormis.

— Oh, c'est magnifique.

La douce voix de Kanmada perturbe à peine le silence.

— De quoi ? murmure Joshua.

— Ce moment précis. Cet instant crucial, posé... en plein milieu. C'est le début de ta nouvelle vie, mon coeur.

Ils restent ainsi, au calme, quelques minutes. Joshua a envie de dormir. Il se sent autorisé à se reposer. Il laisse ses pensées errer et des bribes de souvenirs des derniers jours défilent dans sa tête. Le coma. Les blessures. L'infirmière qui lui a prêté son chargeur. L'infirmier qui lui a montré des flammes sur le toit. Joshua se souvient de quelque chose et fronce les sourcils.

— Eono m'a dit quelque chose, sur le toit, quand je lui ai demandé ce qu'il pouvait faire, dit-il tout bas, une phrase compliquée...

— Certaines choses ne doivent pas être expliquées, mais seulement observées, car la définition délimite alors que l'observation ouvre les possibles, récite Kanmada.

Joshua tourne légèrement la tête vers elle. Elle regarde droit devant elle, comme perdue dans ses pensées.

— Nos bias dépassent les mots et les définir reviendrait à les limiter. Eono en est le parfait exemple. Il s'est fait appeler l'enfant démon de feu et s'est restreint lui-même à cause de la fausse idée qu'il avait de lui-même. Ensemble nous avons découvert que ses dons ne se limitaient pas aux flammes. Nous avons appris, ensemble, à ne pas essayer d'expliquer nos bias - à nous-mêmes ou aux autres - mais de ressentir leur entièreté. Sans jugement, sans passion, sans peur ni envie. Nous sommes d'étroits vaisseaux pour des dons infinis.

Joshua hoche la tête. Il ne comprend pas vraiment mieux malgré l'explication de la vieille dame. Un bruissement de feuilles se fait entendre et Joshua tourne la tête. Udo, suivi de sa fille, sortent des fourrés. Juni a retrouvé un teint normal et semble aller bien mieux. Un autre bruissement Res sort à son tour, la gueule en sang et les pattes maculées de boue.

Kanmada signale à Joshua qu'il est temps d'y aller. Il se redresse, encore étourdi par les émotions. Il entend Udo et Juni arroser Res pour la nettoyer, de l'autre côté du fourgon. Res s'ébroue, Juni pousse un petit cri fatigué et Udo rit. Joshua se lève et suit Kanmada, en tentant d'éviter les flaques d'eau souillées de marron et de rouge mais sent que ses chaussettes sont déjà trempées. Kan s'arrête devant le véhicule et fait face à Joshua.

— Mon coeur, je vais te dire un secret qui t'aidera dans le futur, dit-elle en souriant.

Joshua la regarde et attend. Mais rien ne se passe. Il regarde autour de lui, pensant avoir loupé quelque chose, puis pose de nouveau les yeux sur Kan.

— C'est...C'est quoi le secret ? demande-t-il, soudain pris d'une angoisse qu'il n'arrive pas à expliquer. Son cœur bat la chamade et sa respiration est plus rapide qu'il y a à peine une seconde. C'est sûrement son cerveau qui vient de se souvenir qu'ils allaient dans le territoire des monstres. Oui, c'est sûrement ça.

— Mais voyons, je viens juste de te le dire, répond la vieille femme en riant. Elle lui appuie sur le bout du nez puis ouvre la portière.

Joshua, pas sûr d'avoir compris ce qu'il vient de se passer, attend de se calmer puis entre dans le véhicule. Il remarque aussitôt les chaussures posées au pied de son siège. Deux chaussures de sport, un peu aplaties, mais neuves. Et à côté, un énorme sac de friandises et sandwiches divers. Il regarde Kanmada avec un sourire timide de gratitude.

— Je n'ai trouvé que ça, dit-elle en haussant les épaules.

Elle s'installe à l'avant alors qu'Udo reprend sa place de pilote. Juni fait entrer Res par le coffre. La louve est presque sèche et son pelage est recouvert de minuscules cristaux de glace. Juni entre en dernier.

— J'ai entendu dire qu'il y avait des friandises, dit Udo d'un air innocent. Donnez m'en, j'ai un haut taux de cholestérol à entretenir, moi ! Et passez-moi une bouteille d'eau, j'ai soif !

Arborant un grand sourire, il tend la main vers Joshua qui lui tend le sac de victuailles. Les mains commencent à piocher. Les gourmandises sont échangées, marchandées et négociées sous les rires d'Udo et de Kanmada. Joshua laisse la légèreté le toucher et se surprend à sourire. A la fin d'un troc qui satisfait tout le monde, chacun s'installe dans son siège, attache sa ceinture de sécurité et le véhicule redémarre tranquillement.

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