Chapitre 9 : Rêves

16 minutes de lecture

Il y a environ trois ans, Joshua a vécu sa première expérience de prescience. C'était un après-midi d'hiver. Il était entré dans le bureau de sa mère et s'était arrêté net. La neige qui tombait doucement dehors, l'odeur du café posé là et la lumière douce qui caressait la laine rouge du pull de la matriarche : il avait déjà vécu cette scène. Et il sentait, enfoui quelque part, loin dans son cerveau, qu'il allait se passer quelque chose. Quelque chose d'important. L'angoisse s'était emparée de lui et des souvenirs qu'il n'avait jamais vécus se bousculaient, flous et incertains, dans sa tête. La sensation avait été intense mais avait disparu en quelques secondes. Joshua était allé chercher son père dans la cuisine pour lui annoncer qu'il avait des pouvoirs magiques : il pouvait prévoir l'arrivée d'événements majeurs.

Sa première déception vint quand il s'était rendu compte qu'aucun événement majeur n'avait finalement eu lieu. Et la deuxième quand son père lui expliqua que ce qu'il venait de vivre était un déjà-vu. Une sensation assez commune résultant d'interactions complexes entre différentes parties du cerveau. Ses dons psychiques réduits à néant, Joshua s'était alors résigné à une vie d'être humain commun. Deux ou trois fois, plus tard, il avait eu de nouveau des déjà-vu, mais jamais aussi intenses que le premier.

Jusqu'à aujourd'hui.

La vieille femme assise à côté de lui n'est pas une inconnue. Il l'a déjà vue. Déjà entendue. Déjà ressentie. Il sait qu'il reconnaît son visage, sa peau foncée, ses cheveux gris et ondulés, ses yeux noirs. Et cette veste... Il la regarde, immobile, les pensées rebondissant à l'intérieur de son crâne.

— J'ai... commence-t-il.

— L'impression de me connaître, dit-elle avec un léger accent. Je sais, tu me le dis à chaque fois, mon coeur. Mais laisse moi te rafraîchir la mémoire. Je m'appelle Kanmada, et on m'appelle la plupart du temps Kan. Mais tu le sais déjà.

Kan. Oui, il le savait mais... sans savoir qu'il le savait. Comme si l'information avait été là depuis toujours, rangée dans une boîte au milieu d'une immense maison, et qu'il n'avait jamais pensé à fouiller à cet endroit précis. Il continue de la regarder, puis se demande comment elle est entrée sans se faire interpeller alors que les visites sont terminées depuis plusieurs heures. Il regarde la porte d'entrée de sa chambre.

— Et ne t'inquiète pas, personne ne va venir nous déranger. Nous sommes protégés.

Elle tapote sur ses genoux en regardant le garçon.

— Tu me montres ton cou ?

Instinctivement, Joshua pose la tête sur les genoux de la vieille femme. Kanmada effleure d'une main la blessure du cou et observe les cicatrices.

J'ai déjà fait ça.

Elle sort une fiole en verre noir d'une des nombreuses poches, l'ouvre et demande à Joshua de ne pas bouger. L'adolescent ne voit pas ce qu'elle fait, mais sent un picotement léger se propager depuis son cou. Il a l'impression de pétiller à l'endroit où le liquide a touché sa peau.

— Est-ce que tu peux aller ouvrir la fenêtre pour moi ? J'aimerais un peu d'air frais, demande la vieille femme en rangeant sa fiole.

Joshua se lève, surpris par l'absence de douleur dans son cou. Il ouvre la fenêtre qui donne sur un arbre placé juste devant. L'une de ses branches s'allonge et entre dans la chambre. Elle est rapidement suivie d'une dizaine d'autres qui se tortillent en méandres vivants jusqu'au sol. Certaines s'étendent sur le lit de Joshua. L'adolescent reste interdit, surpris de ne pas paniquer. Tout lui semble familier et il n'arrive pas à s'inquiéter devant l'amas végétal qui envahit sa chambre. La vieille dame l'observe en silence, le visage figé dans un sourire de fierté curieuse. Quelque chose d'important va se passer. La neige.

— Le loup va arriver.

Les mots sans origine sortent de la bouche de Joshua. La vieille femme acquiesce. Et Joshua sent le froid envelopper ses pieds.

Il regarde le sol. Le linoléum vieillissant est recouvert d'une brume fraîche et Joshua aperçoit les reflets géométriques d'un givre naissant. Des craquements de branches dans son dos, et il tourne la tête vers la fenêtre. Il voit une première patte blanche se poser lourdement sur le chemin de branches qui déborde de la fenêtre. Puis une deuxième. Il lève les yeux et voit le loup. De taille impressionnante, l'animal au pelage blanc et gris entre dans la chambre d'un pas lent et assuré. Ses yeux bleus sereins et sévères s'arrêtent sur Joshua le temps d'une respiration puis se posent sur Kanmada. La bête fait le tour de la chambre, chacun de ses pas laissant une empreinte givrée qui s'évapore aussitôt. La main de Kan parcourt la fourrure froide alors que le loup passe devant elle et retourne se poser devant la fenêtre, tel un gardien majestueux devant une porte interdite. La brume coule de son pelage et remplit la pièce d'un brouillard frais.

— Le loup... c'est un monstre ? demande Joshua à la vieille dame, le cœur battant la chamade.

— La louve... est un alterbiote, oui, lui répond une voix plus jeune.

Joshua tourne la tête vers la voix mystérieuse. Une jeune femme aux traits asiatiques se tient à côté de la bête. Elle a l'air d'avoir à peine quelques années de plus que Joshua. Comme Djam peut être. Ses longs cheveux lisses sont noirs et détachés et encadrent un visage hâlé aux pommettes hautes. Ses yeux marrons en amande, sous des sourcils fins et sombres, sont fatigués et donnent à Joshua une impression d'absence. Elle pose sa main sur l'encolure de l'animal stoïque. Joshua sent de nouveau des bribes de souvenirs essayer de se frayer un chemin et il se sent paniquer. Sa peau vibre légèrement.

— Qui êtes-vous ? parvient il à articuler, la gorge serrée. Les mots qui sortent de sa bouche en sont déjà sortis avant, il en est certain. Les mêmes questions et les mêmes réponses.

— Cette magnifique créature s'appelle Juni, répond Kanmada en pointant du doigt la jeune femme. Juni la regarde et tente un sourire timide qui disparaît aussitôt.

— Et sa gardienne s'appelle Res.

Joshua sent un frisson le parcourir. Il ne sait pas si le froid en est la cause, ou s'il s'agit de la terreur que lui suscite la louve. Sa peau vibre. Il sent une faim l'envahir alors que les fils sous sa peau se réveillent. Il regarde Kan et voit son visage baigné dans une aura mauve.

La couleur perce le mur de sa mémoire et Joshua se retrouve alors dans un lit, entouré de machines et de bruit. Il n'a conscience que du goût du sang dans sa bouche et de la souffrance sous sa peau. Des câbles dans le bras, la gorge, le nez, des fils dans le dos, le cou. Il est à l'hôpital, en soins intensifs, seul dans une pièce silencieuse. Juste après l'incident avec l'Undamortis. La fenêtre s'ouvre et des branches s'étalent pour laisser passer Kanmada qui vient à son chevet. Res la suit et laisse des volutes de neige sur son passage.

— Joshua, est-ce que tu entends ma voix ? dit Kanmada en lui touchant le bras. Joshua sent sa peau aspirer celle de la vieille femme à l'endroit du contact et se réchauffer.

— Joshua ?

Joshua acquiesce silencieusement et sa bouche se crispe, électrisée par la douleur qui émane de son cou au moindre mouvement.

— Essaye de ne pas trop bouger la tête, les nerfs de ton cou ont été endommagés par la morsure. dit-elle en sortant une fiole noire d'une de ses poches. Délicatement, elle en verse le contenu sur la blessure du cou de Joshua. Le garçon sent une espèce d'effervescence et la douleur s'atténue légèrement.

L'éclipse disparaît quand Joshua ouvre les yeux. Il voit Kan, floue, manipuler le cathéter planté dans son avant bras. Il sent une autre présence à côté de lui. Il tourne très légèrement la tête et aperçoit les yeux bleus du loup. Une brume fraîche a envahi la pièce, et Joshua frissonne.

Il se racle la gorge et tente d'émettre un son. Sa voix est encore trop fragile et ne parvient pas à sortir. Exténué, il lance un regard autour de lui. Kanmada sort une nouvelle fiole de sa veste et la vide à différents endroits du corps de Joshua. Le garçon ne voit pas encore très bien mais il a l'impression qu'il n'y a rien dans la fiole. Une seconde plus tard, il ressent le même picotement que sur son cou et il se sent plus léger. Res s'est plantée au bout du lit et il se demande pourquoi le loup le regarde.

Un petit cylindre en plastique est posé contre ses lèvres et il comprend que c'est une paille. Il lève les yeux et voit le sourire léger de Kan, et ses mains ridées qui tiennent un verre d'eau. Il aspire et accueille l'eau fraîche dans le désert de sa gorge. A chaque gorgée, son cou irradie et de petits spasmes involontaires le crispent. Sa tête lui fait terriblement mal et il a envie de disparaître. De dormir pour toujours. Mais avant il doit savoir quelque chose. Il rejette la paille, et murmure :

— Où est...

Sa voix est rocailleuse et douloureuse, et la question se noie dans les ténèbres quand il se rendort, exténué. L'aura mauve de Kanmada lui caresse le cou, sous le regard bleu de Res. Puis la vieille femme et la louve s'en vont. Les flocons de neige tombent au sol et meurent en gouttes rondes comme une rosée.

Joshua revient au présent, pris de vertiges.

— Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'était ? demande-t-il, submergé par ce souvenir qu'il avait oublié.

Kanmada le fait s'asseoir en lui disant de respirer profondément et de ne pas paniquer. Joshua souffle et sent son coeur s'emballer. Les bribes de sa mémoire reviennent en force, se mélangent au présent, puis reprennent le contrôle. Joshua retombe dans son passé.

Il est de nouveau dans son lit. C'est un autre jour. Il ne sait pas quand. La semaine dernière ? Kan et Juni sont autour de lui. Joshua sent un picotement dans le cou et il comprend que Kan s'occupe de sa plaie à l'aide de la fiole noire. Juni a l'air tendu. Elle regarde la porte d'entrée avec une pointe d'inquiétude et dit quelque chose que Joshua ne comprend pas.

— Ne t'inquiète pas, Juni, les gens qui passent dans le couloir oublient que la porte existe quand ils s'en approchent. Personne ne va entrer. Et tu as bien activé le camouflage de l'arbre, non ?

Juni acquiesce silencieusement. Joshua la regarde sans bouger, ne sachant discerner s'il s'agit d'un rêve lucide ou d'une version imaginée de la réalité. Derrière elle, la fenêtre est ouverte et les branches de l'arbre sont entrées dans la chambre. Il voit alors une créature sortir de l'obscurité, caressée par les branches qui se déplient sur son passage. Il panique un instant en pensant voir un Undamortis puis reconnaît les yeux bleus de Res. Juni dit quelque chose à Kanmada. La voix, faible et feutrée, résonne dans la migraine de Joshua.

— Je dirais qu'il lui faudra une petite année pour guérir, répond Kanmada.

Juni continue de parler. Joshua n'arrive pas à reconnaître les mots qu'elle prononce.

— Nous n'avons que quelques semaines au plus..., lui répond de nouveau Kanmada.

Quelques semaines avant quoi ? Joshua tente de garder les yeux ouverts mais ses paupières sont de plomb. Il se laisse manipuler par Kanmada qui l'installe sur le flanc droit et s'occupe des blessures dans son dos. Res s'approche de Joshua et le renifle. Joshua revoit la bouche de l'Undamortis se resserrer sur son cou et a un mouvement de recul.

— Shhh, le rassure Kan. Elle ne te fera pas de mal.

Alertée par une menace invisible, Res tend les oreilles et grogne. Elle regarde Juni.

— Oh, on dirait que quelqu'un n'est pas sensible à mes rêves, dit Kanmada en fronçant les sourcils. On y va.

La vieille dame range ses fioles. Juni sort par la fenêtre et s'engouffre dans l'arbre. Jetant un regard rapide en direction de la porte de la chambre, Kan se lève du lit et pose sa main sur le front de Joshua.

— Qui... qui êtes vous, demande-t-il. J'ai l'impression de vous avoir déjà vue...

— Je ne suis personne, pour le moment, répond la vieille dame avant de grimper dans l'arbre à son tour. Res la suit et disparaît, suivie par les branches qui se replient à toute vitesse. Joshua l'oublie et s'endort immédiatement. Quelques respirations plus tard, il est réveillé par les grincements de la porte qui s'ouvre. Des pas discrets s'approchent, accompagnés par un choc métallique qui remue son lit.

Joshua ouvre les yeux. Un infirmier, qu'il reconnaît cette fois-ci finit de poser un plateau-repas sur la tablette amovible du lit. Joshua le regarde sans bouger. Sa peau est bronzée et ses cheveux, courts et noirs, reflètent la lumière du matin. Il ressemble à un tahitien, se dit Joshua alors que les murs de la chambre commencent à se tordre et fondre en tourbillons rapides qui le ramènent au moment présent.

— Qu'est-ce qu'il m'arrive ? demande Joshua à Kanmada, pris d'une angoisse qu'il n'explique pas. Il regarde autour de lui. Est-ce aujourd'hui ? Ou encore un souvenir ?

— Tu es en train de te souvenir. Laisse revenir ta mémoire, respire et ne réfléchis pas...

Joshua inspire profondément et s'évapore dans le passé.

Il revient à ce soir-là, sur le toit de l'hôpital. Eono vient de descendre l'escalier pour vérifier que la voie est libre. Joshua entend ses pas résonner sur les marches métalliques de l'escalier. La Lune est au premier quartier. A ses côtés, Vénus fait la belle. S'il avait un télescope, Joshua essayerait de voir Jupiter et ses quatre plus grosses lunes. Ganymède, Europe, Callisto et - la préférée d'Ariane - Io.

Il entend un bruissement venant d'en dessous. Curieux, il regarde par-dessus la rambarde et ne voit rien d'autre qu'un arbre, secoué par le vent. Mais il n'y a pas de vent, ce soir... Joshua plisse les yeux, à la recherche d'un petit animal ou d'un oiseau. En guise de créature, ce sont deux fines branches qui sortent soudainement du feuillage et fusent dans sa direction. Il sursaute et les regarde s'enrouler autour de la rambarde métallique. Rapidement, une dizaine d'autres branches plus épaisses les rejoignent. Effrayé, Joshua n'ose bouger de peur d'attirer leur attention. Il étouffe un cri quand il aperçoit la tête de Res qui, avec une aisance fluide, se hisse sur le toit de l'hôpital. Sans prêter attention à Joshua, elle se dirige vers la porte menant à l'escalier qu'Eono vient de descendre. Joshua ouvre la bouche pour appeler Eono mais une onde le traverse et il sent des picotements lui traverser le corps. Il regarde ses mains, ses bras, mais ne décèle rien de particulier. Il regarde autour de lui. L'air lui semble différent et il a l'impression d'être dans une bulle.

— Bonsoir, Joshua, dit une voix douce.

Joshua sursaute encore et se retourne. Kanmada est accroupie, la main posée sur un objet rond sur le sol. Il pense voir le médaillon d'Eono - il reconnait les vagues en spirale et le trou au centre - mais celui ci n'est pas noir. Il a l'air fait de bois rouge. Kanmada se redresse et Joshua a l'impression de la connaître.

— Je... vous connais ? demande Joshua, sur le qui-vive.

— Je m'appelle Kanmada, mais tu peux m'appeler Kan, répond-elle en penchant la tête. C'était une belle démonstration que ton ami vient de faire. Pas très discrète, mais bien jolie.

— Eono va bientôt remonter, vous pourrez lui dire si vous voulez, répond Joshua pris d'une impression de déjà-vu.

— Il va remonter, oui, mais pas bientôt, dit-elle en pointant du doigt en direction du médaillon puis de Res. Joshua regarde la louve. L'animal est en l'air, entre deux foulées, et bouge lentement. Très, très lentement. Joshua regarde le luminaire placé au-dessus de la porte de l'escalier et les papillons de nuit qui l'enveloppent sont presque figés, les ailes courbées par la force de leurs battements.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi tout est... ralenti ? demande Joshua, les mains moites. Sa peau commence à vibrer et le bout de ses doigts le démangent. Le stress prend le dessus, petit à petit.

— Je t'expliquerai ça très bientôt, mais d'abord...

Joshua voit l'aura mauve autour du visage de la vieille femme. Une migraine le prend et il se souvient.

— C'est vous qui m'avez soigné, la coupe Joshua. C'est vous, dans la chambre...

— Oh, mais je n'ai rien fait, c'est le temps qui t'a guéri, répond la vieille femme en souriant.

— Vous avez une couleur. Vous voyez l'éclipse vous aussi ? demande Joshua

Le sourire de Kanmada s'estompe imperceptiblement et elle regarde le visage de Joshua avec une douceur extrême. Ses yeux deviennent brillants et ses sourcils se lèvent légèrement. Sans dire un mot, elle s'approche de Joshua et le prend délicatement dans les bras. Elle l'enlace. Joshua reste immobile, ne sachant s'il doit rendre l'étreinte. Kanmada le libère, lui attrape la tête et l'embrasse sur le front. Joshua remarque des larmes qui lui font briller les yeux sans comprendre ce qu'il vient de se passer.

— Non, je ne vois pas l'éclipse, Joshua.

— Pourtant vous avez une couleur, répète Joshua. Comme Eono et comme moi. Et tous les deux on la voit...

Kanmada pivote légèrement la tête.

— Eono peut voir l'éclipse ? demande-t-elle, curieuse.

Joshua fait oui de la tête. Joshua entend une vibration lente dans l'air et Kanmada se tourne vers Res.

— Oh, je dois partir.

Joshua regarde Res à son tour et voit l'animal, toujours au ralenti, en train de débuter un demi-tour. Pliée sur elle-même, elle est dans une position que Joshua trouve amusante. Kanmada ouvre l'une de ses poches et une curieuse petite créature toute blanche et translucide en sort. Joshua a un mouvement de recul. Un alterbiote. Il a la forme et la taille d'une carte à jouer, avec une patte à chaque coin et une petite tête plate surmontée de deux longues oreilles. Il court sur la main de Kan par saccades et Joshua voit sa petite tête observer tout ce qui l'entoure.

— Montre-moi ta main, s'il te plait, dit Kanmada en caressant le minuscule museau de la bestiole.

Joshua ne bouge pas, il ne veut pas toucher à cette chose.

— Montre-moi ta main, répète Kanmada en le regardant dans les yeux.

Joshua fait non de la tête mais voit, à sa plus grande surprise, son bras gauche se tendre vers la vieille femme. Il essaye de l'abaisser mais le bras n'obéit pas. Kanmada pose la petite bête sur la main de Joshua. Paniqué mais incapable de bouger, il la regarde onduler entre ses doigts puis s'enrouler autour de son auriculaire. Joshua sent une pression et voit la peau de l'animal s'opacifier et prendre la même couleur et texture que son doigt.

— Qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est que cette bestiole ? demande Joshua, terrifié.

— C'est un Petit Doigt, répond Kan. Elle jette un œil sur Res qui a atteint le rebord de la rambarde et commence sa descente vers l'arbre.

Joshua regarde avec horreur le Petit Doigt disparaître sous ses yeux. Kanmada libère le garçon et, de nouveau maître de son corps, Joshua plie le doigt. Il sent une légère résistance, qui disparaît petit à petit.

— Il va rester avec toi quelque temps. Essaye de ne pas te gratter l'oreille avec ce Doigt, il n'aime pas trop le cérumen.

— Retirez le tout de suite, je vais... je vais me passer la main au mixer si vous le laissez, je le promets, panique Joshua.

— Pas si tu l'oublies, mon coeur.

Kanmada pose une main sur son front et il se calme en un instant. Elle lui caresse les joues et arbore un sourire rempli de tendresse.

— Je reviens très bientôt pour toi. Et pour Eono.

Kanmada ramasse le médaillon et Res reprend aussitôt une vitesse normale. Joshua a à peine le temps de voir sa fourrure blanche et grise s'éclipser. Kanmada grimpe sur la passerelle de branches, lance un dernier regard vers Joshua et disparaît de sa vue et de sa mémoire en même temps que les branches se rétractent.

Eono sort la tête de la porte et appelle :

— Jo ! Ça fait deux minutes que je t'appelle !! La voie est libre !

— ARRÊTEZ !!

Le cri disperse les souvenirs et Joshua revient dans la chambre. Dans le présent. Il pose les mains sur son front pour essayer de faire taire la migraine.

— C'est fini, Joshua. Tu te souviens de tout, désormais, lui dit Kan d'une voix rassurante.

Joshua se frotte les yeux. Les événements se remettent en sa mémoire selon leur ordre chronologique. Il a l'impression qu'on lui remue le cerveau à l'aide d'un fouet.

— Je suis désolée d'avoir dû faire ça d'une façon aussi... rudimentaire, mais après la proposition qu'Eono t'a faite, le temps est venu à manquer.

Joshua regarde la vieille femme, la vue encore troublée.

— Comment vous savez que... commence Joshua mais il s'arrête avant de terminer sa phrase. Puis il se souvient et regarde sa main gauche. Et plus précisément l'auriculaire. Le Petit Doigt se déplie alors et le dévisage de ses minuscules yeux noirs. Joshua sursaute et secoue la main pour se débarrasser du monstre. Le petit alterbiote, alors éjecté, s'étend et flotte tranquillement vers Kanmada.

— C'est lui qui vous l'a dit..., murmure Joshua, se souvenant d'une page de l'encyclopédie décrivant plusieurs alterbiotes qui pouvaient répéter tout ce qu'ils entendaient. Aucun de ceux qui étaient répertoriés n'avait la même forme que celui-ci, ceci dit.

Juni s'approche de Kan, prend délicatement le Petit Doigt dans sa main et le glisse dans une des poches frontales de sa veste, identique à celle de Kanmada.

— Qu'est-ce que vous nous voulez ? demande Joshua. Il cherche des yeux le bouton d'appel d'urgence mais quand il l'aperçoit, Kanmada pose la main dessus.

— Je voulais te rencontrer, commence Kanmada, en lançant un regard satisfait sur l'adolescent puis sur la chambre. Et, après toutes ces années, je voulais revoir Eono. Je le cherche depuis longtemps.

— Vous... vous connaissez Eono ? demande Joshua.

La vieille femme jette un œil à l'horloge accrochée sur le mur. Dans quelques secondes, il sera vingt-deux heures et la porte de la chambre s'ouvrira. Kanmada se lève du lit, réajuste sa veste et son pantalon et prend une grande inspiration.

— Oh oui, je connais Eono... Je l'ai élevé.

Annotations

Vous aimez lire Davoldo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0