Chapitre 8 : Columbarium

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Joshua regarde le soleil se lever, dans cet état de douce fatigue qui suit une nuit blanche. Bien trop perturbé par les mauvaises nouvelles de la veille, il n'a pas réussi à fermer l'œil de la nuit. L'inconfort de son corps brisé n'a pas aidé non plus. En plus des douleurs causées par l'Undamortis, c'est une démangeaison désagréable sur son auriculaire gauche qui a agacé Joshua. Ou plutôt, sous son auriculaire gauche. Joshua blâme les fils argentés qui se sont installés sous sa peau.

Il regarde l'heure. L'infirmier va bientôt arriver avec le petit déjeuner. Joshua n'a pas faim mais il sait qu'il doit manger. Sa mère s'inquiéterait s'il ne mangeait pas. Même si elle n'est plus là, il ne veut pas l'imaginer chagrinée. Le corps lourd, il se redresse et descend du lit. Mais son être tout entier veut se recoucher immédiatement. Rester au chaud. Sans bouger. Et laisser les vagues le noyer.

Non.

Eono a dit qu'il allait continuer de flotter. Qu'il subirait les vagues mais qu'il survivrait.

— Allez, survis..., murmure Joshua à lui-même.

Il se frotte les mains et les bras. Sa peau lui paraît anesthésiée. Endormie par la torpeur grise de la réalité. Il se tape les bras, le torse et le visage. Juste pour reveiller son cerveau et lui dire qu'il est temps de se bouger. Il décide de prendre une douche bien chaude pour détendre son corps encore meurtri. Son cou lui fait de moins en moins mal mais reste raide le matin. La chaleur de l'eau fait partir les frissons qui se cachent sous sa peau et pendant un instant il se sent rassuré. Juste un instant.

Il observe les cicatrices de son dos dans le miroir pendant qu'il s'essuie. Trois grandes marques de griffes qui lui traversent le dos. La peau a une texture différente. Elle est un peu plus lisse. Et moins elastique. S'il oublie leur côté tragique, Joshua trouve qu'elles lui donnent un air de dur à cuire. Il a quand même survécu à un alterbiote Omega ! S'il avait encore Karim à ses côtés, il pourrait se pavaner devant lui.

La porte de sa chambre grince. C'est Eono ! Joshua s'habille rapidement et sort de la salle de bain. Le plateau repas est posé sur le lit. Mais l'infirmier n'est pas là. Joshua sort de la chambre. Il voit la silhouette à blouse verte et se précipite pour rattraper Eono. Mais, à la place, il attrape l'épaule d'une infirmière qu'il ne connaît pas. Elle sursaute et demande à l'adolescent ce qu'il veut.

— Vous savez où est Eo... euh, où est Eric ? Monsieur Blanc ? demande Joshua.

L'infirmière lui répond qu'il est de repos. Joshua, renfrogné, retourne dans sa chambre et mange son petit déjeuner en écoutant les oiseaux. Monsieur Bataille avait un jour parlé de la fonction sociale des cris chez les oiseaux. Joshua avait été surpris d'apprendre que les cui-cui innocents étaient très souvent un appel à la reproduction. Joshua n'avait plus jamais écouté les oiseaux piailler de la même façon depuis ce jour-là.

— Allez prendre une douche froide, les mecs..., soupire-t-il en terminant une compote qu'il trouve étonnamment délicieuse.

Il est en train de se brosser les dents quand l'infirmière vient ramasser les restes de son plateau repas une heure plus tard. Il profite de sa présence pour lui demander s'il peut avoir accès à internet.

— Tu n'as pas de smartphone ? demande-t-elle.

Il en avait un mais avec l'implosion, il a dû être réduit en charpies.

— Y'a pas une salle internet quelque part ? demande Joshua.

— Il n'y a pas de salle internet dans les hôpitaux, répond l'infirmière. Mais nous offrons du WiFi... Attends un moment, je reviens.

L'infirmière part et Joshua en profite pour faire des étirements. L'infirmière revient quelques minutes plus tard avec une tablette tactile.

— Elle est aux objets trouvés depuis plusieurs mois. Si tu arrives à la faire fonctionner, tu peux l'utiliser. Je te prête mon chargeur, je viendrai le récupérer à la fin de mon service, dit elle en lui tendant ses trésors. Elle sort un petit papier de sa poche frontale.

— Et voici le mot de passe pour le WiFi.

Joshua est ravi et la remercie chaudement. L'infirmière s'en va en souriant et Joshua s'occupe de la tablette. Elle est en bon état, si on omet la marque de choc sur le côté droit. Joshua caresse le métal déformé avec le bout de son doigt. Il branche l'appareil au chargeur, attend quelques minutes - la batterie était totalement déchargée - puis l'allume. Il arrive à l'écran d'accueil et est stoppé par une demande de mot de passe.

— Mmh...

Joshua réfléchit quelques minutes et décide de réinitialiser l'appareil. L'infirmière lui a bien dit que l'appareil était abandonné depuis des mois, non ? Personne ne viendra se plaindre d'une perte de données... normalement.

Joshua ne connaît pas très bien l'appareil, mais le principe de retour aux paramètres d'usine est souvent le même : maintenir appuyés au moins deux boutons précis pendant une dizaine de secondes. Dans le doute, il les presse tous. La manœuvre a l'air de fonctionner car un logo apparaît et une barre de chargement se remplit petit à petit alors qu'un tas de termes informatiques obscurs défilent à toute vitesse. Au bout de quelques longues minutes, l'appareil est vidé de son contenu. Joshua est invité à créer une session et il peut enfin se connecter en ligne. Il est de nouveau relié au savoir commun. La bibliothèque d'Alexandrie virtuelle, la sagesse infinie, la connaissance à portée de tous. Inspiré par la beauté d'internet, il décide de regarder une compilation de chats qui tombent dans l'eau. Rire lui fait du bien et ses zygomatiques sont en souffrance à cause de l'effort. Se sentant coupable d'avoir oublié sa souffrance durant un instant, il coupe la vidéo et réfléchit à ce qu'il pourrait faire. Avec un pincement au cœur, il se souvient d'un chapitre non clos et tape l'adresse d'un site web.

Academie-alterzoologie.gov.fr

Il se connecte sur le compte personnel qu'il a créé avec Ariane et le dossier est là, enregistré sur le serveur et prêt à être validé. Par acquis de conscience et par nostalgie, peut-être, il le relit. Chaque paragraphe le renvoie à des moments précis de l'aventure qui a détruit sa vie et éteint tant d'autres. Il regarde les photos et vidéos de ce stupide Ecufeuille puis décide qu'il est temps de valider le dossier. Mais il s'arrête juste avant de cliquer sur le bouton d'envoi.

Il vient de se souvenir des dernières vidéos qu'il a filmées avec Ariane. Dans la forêt, juste avant l'arrivée de l'Undamortis. Il pourrait les ajouter au dossier. Mais les vidéos se trouvaient dans son téléphone. Et le téléphone se trouvait dans la zone de l'implosion...

Mais il était connecté à un serveur en ligne sur lequel se faisaient des sauvegardes automatiques ! Une lueur d'espoir réchauffe Joshua. Il se connecte au compte d'utilisateur qui était lié à son téléphone. Il cherche quelques secondes le dossier contenant les médias et l'ouvre.

Tout est là.

Joshua à l'impression d'avoir retrouvé un trésor. Plusieurs mois de souvenirs défilent sur l'écran de la tablette. En revoyant les photos de sa maison, il se rend compte qu'il a vraiment tout perdu. Sa famille mais aussi un lieu. Celui qui l'a vu grandir. Et les objets qui l'habillaient. Le pot à grossièretés, la gamelle de Lézard, le canapé qu'il avait un jour cassé en jetant sa sœur dessus, le télescope... Il remercie les dieux de la technologie et prie pour que ses données ne soient jamais effacées - du moins jusqu'à ce qu'il en fasse une ou dix sauvegardes avant. Il sait que sa mère et son père avaient aussi des comptes en ligne. Toute une vie digitale, en sécurité quelque part. La preuve qu'ils ont existé. Une nouvelle vague le submerge. Il ferme les yeux et attend qu'elle passe. La sensation est horrible mais il continue de flotter, ballotté par les tourments.

Puis il survit.

Joshua ouvre les yeux et souffle. Il se tapote les joues et se concentre sur sa mission du jour. Il sélectionne les fichiers les plus récents. Deux vidéos et quelques photos.

Il clique sur une photo et le sourire flou de sa sœur qui pose devant l'écureuil lui transperce le cœur. Essayant d'ignorer le vide qui le remplit, il sélectionne une photo plus nette et l'ajoute au dossier de l'Académie. Joshua sélectionne une première vidéo et l'ouvre. C'est Ariane qui filme. À l'écran, on entend sa voix et on y voit Joshua. Recouvert de petits écureuils feuillus, le garçon n'ose pas bouger. Dans la description du clip, il écrira que c'était bien évidemment pour ne pas effrayer les bestioles qu'il était resté immobile. Il espère que les personnes qui passeront le dossier en revue croiront à ce mensonge. Joshua ferme la vidéo et passe à la seconde. Celle-là est plus lourde. Joshua l'ouvre. Il y voit Ariane, devant l'arbre sur lequel l'écureuil est accroché.

— Regarde moi, espèce de... rat à la chlorophylle, dit le Joshua de la vidéo. Le Joshua du présent pause la vidéo. Il connaît la suite et hésite à la regarder. Mais il appuie sur l'icône de lecture.

Une seconde plus tard, l'écureuil est écrasé par la patte grise griffue. Le téléphone continue de filmer et tombe au sol. Orienté vers le ciel, il capture brièvement l'ombre de l'Undamortis. Joshua entend des grognements et des feulements. Des feuilles qui s'agitent, des pas rapides et plusieurs petits cris aigus. Joshua frémit lorsqu'il entend les sons de mastication et lâche la tablette. La vidéo continue de jouer et pendant encore douze minutes. On n'y voit que le ciel et les arbres. De temps en temps, le monstre obstrue l'objectif en passant devant. Joshua ferme les yeux. L'Eclipse est là, orientée vers l'est aujourd'hui, mais il l'ignore. Il continue d'écouter les grognements et les branches qui craquent. Le sifflement du spray de Claudia. L'Undamortis qui tousse et s'enfuit. Puis la voix de Joshua qui s'excuse auprès de l'écureuil. La vidéo s'arrête. Joshua ouvre les yeux. Son cœur bat lentement mais fort et ses mains tremblent. Il ajoute la vidéo dossier. Dans la rubrique Dernières remarques, il écrit une phrase courte. Une dernière requête. Et dans la rubrique Contact, il change son ancienne adresse par celle de l'hôpital.

Il passe le reste de la matinée dans son lit, sans toucher à la tablette tactile, orienté vers l'éclipse qui le gratifie de silence. Principalement par ennui, il s'endort.

Il est midi passé quand il se réveille. Un nouveau plateau repas est là. Le chargeur est parti. Quelqu'un frappe à la porte et entre. C'est vraiment Eono, cette fois-ci. Il est vêtu d'un pantalon foncé et d'une chemise blanche par dessus laquelle il a mis un boléro noir. Joshua, surpris de le voir ainsi vêtu, se redresse avec un sourire déconcerté. Eono, étonné de le voir dans son lit, lui retourne un sourire similaire.

— Tu n'es pas prêt, remarque l'homme. On doit partir bientôt.

— Partir où ? demande Joshua, pris par une soudaine incompréhension.

— Nous allons au cimetière aujourd'hui.

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Après quelques minutes de panique et d'angoisse, Joshua et Eono sont dans le couloir et se dirigent vers la sortie de l'hôpital.

— Pourquoi personne ne m'a prévenu que c'était aujourd'hui ? Je savais même pas qu'ils avaient terminé les...

Joshua refuse de prononcer le mot autopsie. L'idée que sa famille ait eu le torse ouvert, les côtes sciées et les organes internes retirés de leur hôte lui donne envie de vomir.

— On m'a mis au courant ce matin. Je pensais que quelqu'un t'aurait prévenu, répond Eono en l'aidant à s'habiller.

On a apporté à Joshua un costume un peu trop grand, sûrement pendant qu'il dormait, et il a du mal à ne pas perdre son pantalon livré sans ceinture. Guidé par Eono, il fait un détour vers la salle de garde. A l'aide d'épingles à nourrice, l'infirmier fait des petites retouches sur la veste et le pantalon. Rapidement, Joshua devient un peu plus présentable.

— T'étais un faux couturier avant d'être un faux infirmier ? plaisante Joshua en s'observant dans le reflet d'un vieux micro-onde.

— J'ai dû apprendre beaucoup de choses dans ma vie. Je sais même faire mes lacets ! répond Eono en se mettant face à Joshua.

Il inspecte le garçon, réajuste la veste une dernière fois puis, d'un revers de la main, balaie une petite poussière sur le col. Joshua se rend brusquement compte que dans quelques minutes, il sera devant les tombes de sa famille. Eono place ses mains sur les épaules de Joshua et le regarde droit dans les yeux.

— Ça va aller, Jo.

Joshua prend une grande inspiration. Survis. Ensemble, ils se dirigent en silence vers la sortie. Joshua franchit les grandes portes automatiques qui s'ouvrent devant lui et, pour la première fois depuis toute une vie, il sort de l'hôpital. La lumière du soleil est noyée dans celle des flashes de quelques photographes et Joshua suit le personnel médical qui le précède vers un petit bus blanc. Il y grimpe et s'assied.

— Pourquoi il y a autant de journalistes ? demande Joshua. Soudain parcouru par une pointe d'angoisse, il se tourne vers Eono. Ils savent que j'ai survécu au monstre ?

— L'information a fuité, oui. Officiellement, tu es une victime comme les autres, mais avec toutes les personnes qui vont et viennent dans l'hôpital, il est difficile de garder un secret, répond un médecin auquel Joshua n'avait pas demandé son avis.

Joshua se laisse glisser au fond de son siège et se cache le visage. Il est protégé des journalistes par une fine couche de verre. Il les regarde et se sent un peu honteux de souhaiter que le Bjergtrolde qui erre en Allemagne apparaisse ici pour les disperser. Le véhicule démarre et les bâtiments défilent. Joshua reconnaît les rues de la ville mais elles lui semblent étrangères. Elles lui parlent différemment. Il les comprend différemment, peut-être aussi. Le centre de la ville est moins ralenti par la démarche intimidante des Brigadiers que les villages alentour. Les gens s'y promènent comme si les monstres étaient le problème d'une autre région ou d'un autre pays. Le bus passe par un boulevard, celui qui mène au cimetière. Les trottoirs y sont larges, et parsemés d'hommes et de femmes qui se tassent au fur et à mesure qu'ils se rapprochent des grilles du jardin des morts. Le véhicule s'arrête et un médecin que Joshua ne connaît pas l'invite à sortir. L'adolescent cherche Eono des yeux et le voit juste derrière lui.

Et, séparé de milliers de citoyens tristes par des barrières métalliques, Joshua marche.

Les regards qu'il croise sont ceux de la peine, de la compassion - et du reproche, certainement. Ils doivent savoir que Joshua est responsable de l'implosion. Ils savent, c'est certain. Joshua se sent couler dans les profondeurs de l'océan qui commence à s'agiter. Parmi la foule, Joshua aperçoit un visage qu'il reconnaît. Monsieur Bataille. Son cœur fait un bond. Le professeur le regarde avec les yeux brillants. Joshua sourit et se dirige vers lui mais une main se pose sur son épaule. C'est celle d'Eono, qui l'oriente vers un mur en demi-cercle. Le garçon lance un dernier regard à Bat'Man avant de se tourner vers la construction composée de petites niches hexagonales. Le tout donne une impression de ruche géante. Joshua remarque que dans chaque alvéole niche un petit vase dont l'aspect diffère de celui de son voisin. Un deuxième mur, toujours en courbe, et le cortège ralentit puis s'arrête.

— On va pas sur les tombes? demande Joshua un peu trop fort..

— Personne ne va être enterré, Joshua. Les victimes ont été incinérées pour des raisons de biosécurité, répond le même docteur que dans le bus.

Eono lui pose de nouveau une main sur l'épaule et, de l'autre, pointe vers des urnes devant lui. Trois urnes noires ceintes d'arabesques fines et dorées. Puis, en dessous, Joshua voit les noms gravés.

Richard, Nicole et Ariane Montelli.

Un souvenir fait surface dans l'esprit de Joshua. Ce n'est pas gravé dans le marbre, on n'est pas obligés de l'appeler Lézard pour de vrai, avait un jour dit sa mère à la vétérinaire qui avait estimé que c'était un prénom étrange pour un chat. Et son père avait estimé que la vétérinaire pouvait aller se faire cuire un œuf. Le félin portait désormais officiellement un nom de reptile. Joshua avait demandé ce que l'expression être gravé dans le marbre signifiait. Sa mère lui avait répondu que durant l'Antiquité, les contrats de constructions de bâtiments importants dont les travaux prenaient en général de nombreuses années étaient gravés sur des plaques de marbre. Une alternative plus durable que le papyrus ou autres tablettes de cire que l'on utilisait à l'époque. Quelque chose d'inscrit dans la pierre était indiscutable. Officiel.

Joshua passe les doigts sur les lettres creusées dans la roche veinée. La peau vibre et l'éclipse emplit les ténèbres. Joshua recule et un autre prénom entre dans son champ de vision. Karim. Et, juste à côté, Jamila. Il parcourt des yeux les petites plaques marbrées du columbarium et reconnaît les noms de ses voisins et de leurs voisins. Puis Joshua baisse les yeux et voit l'épitaphe au pied du mur alvéolé.

Columbarium dédié aux victimes du Feliforma undamortis en ce jour du...

Joshua ne finit pas de lire l'inscription, soudainement accablé par la réalité. Devant lui reposent les cendres des victimes de l'implosion. De son implosion. Il retient sa respiration et tente de contrôler la boule qui enfle dans sa gorge. L'océan est un maelstrom de tsunamis. Une cérémonie débute et Joshua se noie dans l'immense culpabilité qui l'écrase. Les yeux fixés sur l'urne vide d'Ariane, il fait le souhait de disparaître. Le goût du sang dans sa bouche le fait sortir de sa torpeur et il se rend compte qu'il est en train de se mordre l'intérieur de la joue.

Le retour vers l'hôpital est silencieux. Joshua s'est assis au fond du mini-bus. Il se sent lourd. Encombré. Et son doigt le démange. Il regarde la peau légèrement enflée et se demande s'il s'agit d'une nouvelle manifestation allergique. Il ne se souvient pas avoir vu de Claudia dans le cimetière pourtant. Il était distrait par autre chose... Vers l'avant du véhicule, les quelques médecins et infirmiers discutent et leurs voix feutrées se mêlent au ronronnement du moteur. Il les regarde sans motivation précise et endure les formes mouvantes qu'ils représentent dans son espace visuel. Une de ces formes se déplace et grandit dans l'espace. C'est Eono. Il s'assied aux côtés de Joshua. La lumière de fin d'après midi, filtrée par les arbres touffus, saute de siège en siège et lui caresse le visage avant d'aller se perdre derrière lui. Au bout de quelques minutes de calme, il brise le silence.

— Comment te sens-tu ? demande Eono.

— Mon doigt me gratte..

— Je ne parlais pas de ça, continue l'homme en prenant la main de Joshua pour inspecter la démangeaison.

Il plisse les yeux et observe la peau pendant de silencieuses secondes. Ses sourcils se froncent et les muscles de sa mâchoire se tendent. Joshua l'observe. Il trouve qu'Eono a un visage étrangement sincère et expressif. Des yeux intenses et concentrés qui font disparaître l'homme et laissent place à l'infirmier qui s'inquiète pour le garçon. Après une moue que Joshua traduit par oh ce n'est rien, Eono rend alors sa main au garçon.

— Tu m'impressionnes, tu sais ? Je connais peu de garçons de ton âge qui seraient encore là après avoir vécu tout ce qui t'es arrivé.

— Tu veux que j'aille où ? J'ai pas vraiment le choix de rester là...

— Je parle de survie, Joshua. Beaucoup seraient morts, à ta place. Soit physiquement, soit mentalement. Tu as vécu un traumatisme énorme, et pourtant, tu continues d'avancer. Tu es solide...

Joshua ne répond pas. Il ne se sent pas solide. Il sent qu'il va se briser d'un instant à l'autre. La tempête sur l'océan le guette. Elle se jettera sur lui au moindre signe de faiblesse, il le sait.

— J'ai vécu la même chose, Joshua.

— Ah, toi aussi tu as décimé toute une partie de ton village, dont ta famille ? répond le garçon d'un ton sec et teint d'une haine dirigée envers lui-même.

— Précisément, oui.

Un battement de cœur plus fort que les précédents, et la colère s'évapore. La curiosité tend son nez. Joshua tourne imperceptiblement la tête vers Eono.

— Et c'est une des raisons pour laquelle je suis content de t'avoir trouvé, commence-t-il en s'approchant légèrement de Joshua. Quand je suis né, mes parents ont su que je n'étais pas ordinaire. Et dès les premiers incidents, ils m'ont tout simplement caché au monde extérieur. Non, tu ne peux pas aller jouer avec les autres enfants, tu vas les blesser, ils me disaient. Non, tu ne peux pas aller en forêt, tu vas déclencher des incendies. Non, tu ne peux pas sortir de la maison, le village va savoir que tu existes...

Cette dernière phrase pince le cœur de Joshua. Il imagine que les parents d'Eono ont agi par peur, mais il n'arrive pas à leur donner raison. Pour la première fois, il voit l'homme comme une personne qui était autrefois un enfant. Et non comme un simple infirmier sans passé dont l'unique fonction est de s'occuper de lui.

— Quand tout autour de toi t'est interdit mais est autorisé pour les autres, tu as peu d'options. Tu acceptes, et ta voix s'éteint avec toi. Ou tu changes, et tu meurs pour devenir quelqu'un d'autre. Ou alors tu te révoltes. Tu restes toi-même pour détruire ce qui te détruit.

— Quand on a cinq ans, on ne sait pas forcément accepter ou changer. On se révolte. On pique des colères, on désobéit. Les parents utilisent leur supériorité physique et mentale pour contenir l'enfant et le restreindre. Mais quand l'enfant est plus fort que le parent, il est incontrôlable. Quand il est plus fort que tous les adultes, il devient dangereux.

Eono s'avance et pose ses coudes sur ses genoux. Il regarde Joshua.

— Et quand il a le pouvoir de la destruction en lui, il l'utilise. Et c'est ce que j'ai fait, Joshua. Sans savoir que je le faisais, j'ai dit non à mon tour. Et là où des enfants font des caprices ou se roulent par terre, moi j'ai noyé mon village dans les flammes. Et dans le feu, j'ai vu ma mère hurler de douleur alors que sa peau calcinée se...

Eono ne termine pas sa phrase et regarde au sol. Joshua sent son cœur se serrer.

— J'ai été retrouvé au milieu des cendres. Par des gens d'un village voisin qui avaient été alertés par la fumée et les flammes. Ils avaient commencé à éteindre l'incendie et l'un d'eux m'a entendu pleurer. À plusieurs, ils ont bravé le feu et m'ont ramené en lieu sûr. Ma peau était brûlante et lumineuse. Dès qu'ils me posaient au sol, l'herbe brûlait à mon contact. Ils ont compris que je n'étais pas un survivant mais la cause du désastre. Une femme m'a arrosé pour me refroidir mais elle a été électrocutée sur le coup. Sans réfléchir, l'un des hommes m'a attrapé et enroulé dans une étoffe épaisse. Je ne voyais plus rien mais je sentais qu'il courait comme le vent. Quand il m'a relâché, j'ai vu que j'étais de nouveau au milieu des cendres de mon village. Je l'ai vu s'éloigner sans se retourner alors que les flammes continuaient de dévorer les arbres et les maisons autour de moi.

— Rapidement mon village est devenu le nid de l'enfant démon, qu'on craint et qu'on évite. Celui qui se nourrit de détritus et d'animaux calcinés. L'enfant qu'on tient à distance à l'aide de cailloux ou de lances. Souvent par méfiance, parfois par méchanceté.

Eono lance un regard furtif vers l'avant du bus et Joshua, peiné par l'histoire, déglutit avec difficulté.

— Je suis désolé, murmure Joshua. Ca a dû être tellement dur.

— Je ne veux pas que ça t'arrive, Jo. J'ai eu de la chance de vivre dans un lieu et une époque sans médiatisation. Même si j'ai été la bête noire, je n'étais la bête noire que de mon île et non de toute la planète.

— Qu'est ce que tu veux dire ? demande Joshua.

— Un jour, quelqu'un va découvrir ton... Ta couleur, comme tu l'appelles.

Une vague d'appréhension vient s'échouer sur Joshua. Il n'avait pas pensé à ça. Un jour, dans une prochaine vie, il va peut-être se faire de nouveaux amis. Et il voudra sans doute leur avouer un jour qu'il a des fils argentés qui courent sous sa peau. Ou qu'il voit une espèce de cercle lumineux dès qu'il ferme les yeux. Et on trouvera ça bizarre. Et il sera sûrement surveillé... Non, il est sûrement déjà très surveillé par la Brigade et l'Académie.

— Comment tu as fait, toi ? demande Joshua du bout des lèvres.

— Je suis parti dès que j'ai pu. Et j'ai vécu caché très longtemps, de peur qu'on me retrouve.

Joshua hésite à poser la prochaine question, et elle sort timidement.

— Est-ce que... je vais devoir disparaître moi aussi ?

Eono ouvre la bouche pour parler mais le bus freine brusquement et il manque de perdre l'équilibre. Joshua regarde à travers l'une des fenêtres et voit qu'ils sont arrivés à l'hôpital. Les médecins à l'avant du véhicule commencent à descendre. Eono s'approche de l'adolescent.

— C'est pour ça que je suis là. Tu peux disparaître avec moi. Je ne vais pas t'abandonner comme moi j'ai été abandonné. Mais si on doit le faire, on doit le faire d'ici ce soir, dit-il d'un air grave.

— Pourquoi ce soir ?

Un médecin les appelle et Eono se lève. Il invite Joshua, encore sonné par ce qu'il vient d'entendre, à le suivre. Ils sortent tous deux en dernier et se séparent à l'entrée de l'hôpital, chacun devant rejoindre son domicile.

— Réfléchis bien. Je passe te voir à vingt-deux heures précises, dit Eono avant de filer.

Joshua est raccompagné dans sa chambre et dîne seul, les yeux rivés sur la tablette tactile. Il voulait regarder quelque chose - n'importe quoi - pour se distraire et faire taire l'angoisse du choix qu'Eono vient de lui imposer. Mais il n'a même pas réussi à cliquer sur l'application de streaming. Que faire ? Se faire adopter, dissimuler ce qu'il est et vivre caché en plein jour ? Ou partir avec Eono, être lui-même... et vivre caché dans l'ombre ? Les options lui semblent si limitées. Il refuse de croire qu'il n'a que ces deux choix. Il veut autre chose. Il veut ses parents. Sa sœur. Sa vie d'avant.

La tablette s'éteint abruptement. Elle s'est déchargée. Et l'infirmière a repris son chargeur. Joshua se lève, va dans la salle de bain et se brosse les dents. Ralenti par l'anxiété, il a l'impression de se mouvoir dans la boue. Ses bras sont lents. Et lourds. Au bout d'une dizaine de minutes, les dents propres et l'esprit encombré, il sort de la salle de bain et se dirige vers son lit. Mais il s'arrête net.

— Bonsoir mon cœur, dit la vieille dame assise sur son lit.

Il ne la connaît pas et scrute avec méfiance la femme à la peau sombre et plissée. Elle n'a pas l'air très grande et donne l'impression d'être dodue. Sans doute à cause de ce blouson en toile beige recouvert de poches et lanières, et de son pantalon assez ample.

— Salut Kan, répond-il sans réfléchir.

Kan ?

— Viens là, je voudrais regarder l'évolution de ta blessure avant qu'Eono n'arrive.

Un sourire tendre lui tend la bouche et lui plisse les yeux. D'une main tatouée de trois cercles concentriques, elle fait signe à Joshua de venir s'asseoir. Le garçon s'exécute et, une fois assis, se demande pourquoi il connaît cette vieille dame alors qu'il ne l'a jamais vue de sa vie.

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