Chapitre 7 : Eono

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Les heures qui suivent sont rythmées par les arrivées successives de visages sérieux, d'yeux curieux et de sourires miséricordieux. Les médecins et infirmiers, surpris par la vitesse à laquelle les blessures au cou et au dos de Joshua se réparent, le mettent au courant de toutes les étapes médicales par lesquelles il est passé, à l'aide d'un dossier épais qu'ils lui tendent. Le garçon le feuillette, et chaque intervention médicale lui semble être un chapitre dans la biographie de quelqu'un d'autre. Il ne se souvient pas des trois interventions chirurgicales sur ses vertèbres cervicales ni de la chirurgie réparatrice de son cou. Il ne se souvient pas avoir été mis en coma artificiel pendant dix sept jours avant ça. Et encore avant, il ne se souvient pas avoir été transporté par une ambulance après avoir été retrouvé sous plusieurs tonnes de décombres...

— Des décombres de quoi ? J'étais au milieu du jardin quand j'ai été mordu..., précise Joshua.

— Les décombres de votre maison, jeune homme, et de celles de vos voisins, lui explique un gaillard solide et intimidant en uniforme de la Brigade. Selon nos rapports, il s'est passé quelque chose entre le moment oùvous avez été mordu et celui où l'on vous a retrouvé. Une partie du voisinage a été détruit. Aspiré. Des maisons effondrées, des arbres arrachés, des AZAMs, des voitures, tous entassés vers un point central, à cause d'une implosion ayant eu lieu aux alentours de dix heures trente du matin ce jour-là, vraisemblablement provoquée par le Fel... Fefilo...

— Le Feliforma undamortis, ou Unda comme on l'appelle dans le milieu, commence une alterzoologue enthousiaste, n'a jamais - dans toutes les instances enregistrées ou décrites recensées - montré de capacité à provoquer des implosions ! C'est une première !

Joshua a du mal à se sentir aussi passionné par le sujet que cette jeune femme, qui ne cesse de lui répéter qu'il est le seul être humain à avoir survécu à un undamortis, qui, souviens-toi Joshua, peut tuer ses victimes à distance ! Joshua a envie de lui dire qu'il se souvient très bien des yeux révulsés de sa soeur et du corps inerte de son père mais il n'en a pas l'énergie et la laisse déblatérer, manifestement peu perturbée par le fait que l'adolescent en face d'elle n'a plus de famille.

— Mais tu as de la famille dans le sud de la France, il me semble..., dit l'assistante sociale en fouillant dans un maelstrom de paperasses qu'elle étale sur le lit de Joshua. Sans faire l'effort de bouger, l'adolescent regarde la grande femme blonde puis lui répond d'une voix fatiguée qu'il a en effet une grand-mère dans le sud de la France.

— Elle a 98 ans et elle vit en maison de retraite.

— Mmh..., boude l'assistante sociale. Elle ne sera pas en capacité de prendre un enfant à charge... Pas d'oncles, de tantes, de cousins ? Tant que tu es encore en rétablissement, tu es pris en charge par l'hôpital, mais tu vas quand même finir par guérir un jour...

— J'en ai pour combien de temps environ ?

Placé dans une position peu confortable et manipulé par des mains gantées qui vérifient ses articulations et sa mobilité, Joshua a du mal à articuler sa question. Le kinésithérapeute lui dit que ses vertèbres auront besoin de plusieurs semaines de guérison. D'ici là, repos et immobilisation sont de rigueur. Joshua le regarde se rapprocher et sent ses mains lui tâter les cervicales en lui soutenant la tête. La rotation est laborieuse et douloureuse. Il lui faudra plusieurs mois avant de pouvoir tourner la tête aisément, conclut le professionnel.

— Ta blessure est impressionnante, souffle l'alterzoologue en admirant la balafre dans le cou de Joshua. Est-ce que tu savais que les canines de l'Unda mesurent jusqu'à cinq centimètres ? C'est cinq millimètres de plus que celles d'un léopard ! Nous allons voir avec la Brigade pour pouvoir travailler sur le corps de l'alter. Il est assez massif, c'est un beau spécimen...

— ... qui vous a, au final, protégé des débris, explique le Brigadier. Après plusieurs heures de fouille, supervisées par la police et les pompiers de la ville, vous avez été retrouvé dans ce qui semblait être le centre de l'implosion, sous le cadavre de l'animal. A quelques mètres, nous avons sorti votre mère...

— Ma mère n'a jamais connu sa mère car elle est morte en lui donnant naissance. Son père a disparu pendant la Collision en Allemagne. Je sais qu'elle avait une sœur, mais je ne suis pas sûr de savoir où elle vit, explique Joshua à l'assistante sociale. La femme à l'air de moins en moins satisfaite par la direction que prend leur discussion. Joshua continue : elle a quitté l'Europe à cause des alters quand j'étais tout petit. Sûrement par peur de se faire attaquer...

— Tu crois que tu pourrais te souvenir de ce qu'il s'est passé durant l'attaque de l'Unda ?

— Je me souviens que ça faisait mal, répond Joshua, fatigué par la jeune alterzoologue. Il a envie de lui dire de partir mais il sait qu'elle reviendra s'il ne lui donne pas les informations qu'elle cherche. Il veut se débarrasser d'elle dès que possible, alors autant lui donner ce qu'elle veut avant qu'elle l'épuise pour de bon.

— Je te demande ça, car l'Unda présente des blessures que nous avons du mal à expliquer...

— Joshua, nous devons aborder un autre sujet, maintenant que tu as repris des forces, annonce un des médecins qui n'avait pas encore parlé jusque-là. Nous avons un devoir légal d'informer les membres de la famille lorsque certaines interventions médicales sont effectuées sur une personne. Tu es encore mineur, mais en tant que dernier membre de la famille, nous pensons qu'il est important que tu sois au courant.

— ... Vous avez été transporté vers l'ambulance, en piteux état mais encore bien vivant. Avec mes Brigadiers, nous avons extirpé la bête et les pompiers ont pu accéder à votre petite sœur. Quelques minutes plus tard nous avons trouvé votre père.

— Papa était fils unique, donc je n'ai pas d'oncle ou de tante de son côté, explique Joshua. Son père - mon grand-père - est mort quand j'étais tout petit, je devais avoir 6 ans je crois.

— Et sa mère est la grand-mère qui vit en maison de retraite, soupire la femme blonde devant lui. Bon, sans famille élargie, il ne reste pas beaucoup d'options... À moins qu'on retrouve la sœur de ta mère, je crains qu'il nous faille entamer des procédures un peu plus compliquées...

— Quel genre d'intervention médicale ? demande Joshua, peu sûr de comprendre de quoi le médecin essaye de parler.

— A la demande de la ville, nous avons dû effectuer des autopsies sur les victimes qui étaient dans le rayon d'action de l'alterbiote.

— De nombreux blessés ont été retrouvés sur la zone qui s'étendait tout autour de chez vous. Malheureusement, un grand nombre de ces victimes n'ont pas survécu. Et d'autres étaient déjà décédées lorsqu'elles ont été retrouvées, notamment les voisins proches, continue le Brigadier.

— On a remarqué rapidement que quasiment tous les os de l'Unda étaient brisés. On a cru au début que c'était à cause du poids des débris, mais les fractures étaient toutes orientées vers le ciel, ce qui veut dire que le choc venait d'en bas.

— Sans tuteur légal, Joshua, tu vas être confié aux services de l'Aide Sociale à l'Enfance et après deux mois, tu pourras être reconnu pupille de l'état, explique l'assistante sociale en prenant soin de garder un contact visuel avec Joshua. Il existe un fonds pour les victimes d'alterbiotes dont tu pourras bénéficier jusqu'à tes dix-huit ans.

— Ariane a particulièrement attiré l'attention de notre équipe de médecins. Elle présentait les marques que l'on retrouve habituellement sur les victimes du Feliforma, mais bien plus intenses que les cas précédents à cause de sa proximité exceptionnelle avec l'animal.

— La peau sur le dos de l'Unda, sur le dessus de ses membres et de son crâne était étirée à l'extrême et même déchirée par endroits, explique l'alterzoologue. Ca donnait l'impression qu'elle avait été tirée vers le bas par une force immense.

— Karim et Jamila ? Et leur famille ?

Le Brigadier cherche dans son dossier et son doigt parcourt une longue liste de noms.

— Un procès verbal va être établi puis, soit par des personnes agréées par l'Aide Sociale, soit par une famille d'accueil qu'on t'aurait trouvée, tu...

— Les médecins légistes ont prélevé les organes internes de ta petite sœur et son corps a été donné à un centre de recherche de l'Académie au Royaume-Uni, annonce alors le médecin.

— L'Unda a été attiré vers quelque chose jusqu'à s'en briser. Comme si l'implosion était venue de toi, lui explique l'alterzoologue.

— Je suis désolé, jeune homme, je crains qu'ils n'aient pas survécu, s'excuse le Brigadier.

— Tu seras adopté, Joshua, conclut l'assistante sociale.

Joshua se sent vide. La femme blonde rassemble sa paperasse et lui dit quelque chose qu'il n'arrive pas à entendre. Dehors, le soleil est déjà couché mais le ciel reste clair. Dedans, les néons illuminent la pièce d'une couleur insipide. Joshua entend les talons hauts quitter sa chambre. Les épaules basses, il regarde ses mains posées sur son ventre et tente de faire le tri dans tout ce qu'on vient de lui apprendre. Adopté ? Karim et Djam morts ? Et Ariane... Le bout de ses doigts vibre et le brûle. Il sert les poings pour étouffer la sensation, qui se répand dans ses bras, dans son ventre, dans ses jambes.

L'implosion viendrait de lui...

Une pulsion, et il a envie de hurler. Il doit évacuer le nœud désagréable qui s'est formé au milieu de son torse. Tous ces gens ont disparu à cause du monstre, pas à cause de lui, non ? Il n'a pas pu provoquer l'implosion, il n'a pas de telles capacités... Les humains avec des pouvoirs, ça n'existe pas. M. Bataille a dit qu'il n'y en avait pas. Joshua gigote, le corps empli de malaise, se recroqueville sous les draps et étouffe une plainte. L'idée qu'il puisse être coupable s'installe dans son esprit et s'accroche. Il rêve de se cogner la tête contre quelque chose de dur. De casser un verre et le serrer dans ses poings, de se rouler dedans, de se transpercer la peau avec n'importe quel objet coupant qu'il pourrait trouver. Juste pour faire sortir les furies qui le déchirent intérieurement. Juste pour sentir quelque chose.

Il se replie encore un peu plus sur lui-même et enlace ses genoux.

La porte grince et s'ouvre. Joshua s'apprête à hurler qu'on le laisse tranquille quand il reconnaît l'infirmier. Le tahitien. Les mains encombrées par un autre plateau repas, il s'approche rapidement du garçon.

— Tu ne leur as rien dit pour l'éclipse ?

Joshua le regarde sans répondre pendant de longues secondes. L'éclipse est le dernier de ses soucis, là. Il ferme les yeux. Il ne veut pas parler.

— Joshua ? Est-ce que tu...

Une vague de rage parcourt Joshua. Il ouvre les yeux et les plonge dans ceux de l'infirmier.

— Mais vous croyez vraiment que j'en ai quelque chose à faire de votre sale éclipse ?!

Eono a un mouvement de recul. Il n'insiste pas et laisse le garçon évacuer sa colère.

— Et vous êtes qui ? Continue Joshua sans essayer de cacher son animosité. Et pourquoi je vois ce truc quand je ferme les yeux ? Et toutes ces espèces de ficelles lumineuses que j'ai sous la peau, comme vous, c'est... c'est quoi ?

L'infirmier fronce les sourcils en installant le plateau repas sur la tablette du lit.

— Beaucoup de questions et je n'ai pas toutes les réponses, répond-il d'une voix qui appelle au calme. J'avais même espéré que tu m'en apportes, pour être honnête.

— Moi ? Mais j'ai aucune idée de ce qu'il se passe...

La voix du garçon est une plainte épuisée, tremblante sur les dernières syllabes. S'il avait la force, il pleurerait.

— Il est temps qu'on partage nos informations dans ce cas là, tu ne crois pas ? dit Eono d'un ton doux qui ignore la colère qui sort du garçon. Joshua le regarde, retient sa respiration, puis expire. Ses mains tremblent mais il se calme légèrement. Malgré la fatigue, il répond à la question d'Eono par l'affirmative. Il dormira plus tard. Si possible, jusqu'à une autre vie sans problèmes.

— Ça te dit d'aller prendre l'air sur le toit de l'hôpital ? Histoire de te détendre les jambes...

— Les AZAm ont sonné, il y a le couvre-feu, rétorque Joshua. On a pas le droit.

— Et bien, on va le prendre, c'est tout. Allez, suis-moi.

---

La nuit est douce et silencieuse. Joshua, encore tourmenté, parvient presque à apprécier l'absence de vent et lève les yeux. La pollution lumineuse l'empêche de déceler autant d'étoiles qu'il l'espérait mais il est content de voir autre chose qu'un plafond blanc quand il regarde en l'air. L'infirmier a bien fait de le faire sortir de son lit, finalement.

— Tu t'y connais en constellations ? demande l'homme, le visage tourné vers le ciel.

— Pas tant que ça, répond Joshua. Ma soeur, un peu plus. Elle avait un télescope... mais il a surtout servi à observer le...

Joshua ne termine pas sa phrase.

— L'écureuil, dit Eono après quelques secondes. J'ai lu les rapports. Un sacré dossier, bientôt complété par les milliers de questions qu'ils ont dû te poser aujourd'hui... C'est pour ça que j'ai pensé qu'une petite sortie illégale sur les toits te ferait du bien.

Joshua tente un sourire. L'idée de faire quelque chose d'interdit l'angoissait et il redoutait le trajet jusqu'au toit, mais un patient accompagné d'un infirmier est quelque chose d'assez... commun dans un hôpital. Même s'ils ont croisé quelques personnes dans les couloirs, aucune question n'a été posée. La présence d'un badge sur une blouse verte ouvre apparemment toutes les portes.

— Je sais même pas comment vous vous appelez, se rend compte Joshua.

— Tu peux me tutoyer, lui répond l'homme en ouvrant les yeux. Officiellement, je m'appelle Eric Blanc.

Officiellement ? Joshua se souvient d'une de ses camarades de classe. Elle était d'origine vietnamienne, et la première de sa famille à être née en France. Ses parents lui avaient donné un prénom vietnamien, Loan. Mais sur les documents officiels, elle s'appelait Sophie. Pour s'intégrer plus facilement.

— C'est pour avoir l'air plus français qu'on vous a... Qu'on t'a donné ce prénom ? Parce que pour le coup, ça fait vraiment, vraiment très français. Même trop...

— Non, non, ricane l'infirmier en fermant les yeux.

De nouveau, il lève le nez vers le ciel. Joshua devine qu'il regarde l'anneau. L'Eclipse.

— Sur mon île, je m'appelle Eono, répond l'infirmier.

— Tu viens de Tahiti ? demande Joshua en répétant intérieurement le prénom qui coule comme une expiration.

— Je suis né à Rapa Nui, lui répond Eono. C'est un tout petit peu plus loin.

Joshua fouille dans sa mémoire. Il ne se souvient pas avoir entendu parler de ce pays apparemment encore plus éloigné que le bout du monde. Il imagine des plages de sable blanc, des cocotiers et du soleil toute l'année. Quelque chose d'assez différent de la Normandie. Joshua fronce les sourcils, soudainement méfiant.

— Est-ce que tu es vraiment un infirmier ? demande-t-il.

Eono, d'abord surpris, lâche un petit rire. Il regarde le garçon et l'invite à développer le fond de sa pensée.

— Tu vois l'éclipse, comme moi. Tu as une couleur sous la peau, comme moi. Tu viens de l'autre bout du monde mais tu te retrouves à travailler dans l'hôpital dans lequel je me trouve... Si on était dans un film, tu serais un assassin qu'on aurait envoyé pour m'éliminer.

Eono se redresse et regarde Joshua. Ses lèvres disparaissent dans une moue de culpabilité et il lève les mains.

— Ah, démasqué ! lance-t-il avec un sourire en coin.

Joshua sent une pointe d'inquiétude couvrir son mal-être et il s'éloigne du faux infirmier. Eono, conscient d'avoir fait une plaisanterie qui n'a pas été comprise, le rassure.

— Non, je ne suis pas un assassin, lui dit Eono. Je ne suis pas non plus infirmier, mais j'ai assez étudié la médecine pour savoir ce que je fais.

Curieusement, Joshua ne se sent pas plus rassuré par cette dernière précision. Il a envie de retourner dans sa chambre.

— Ça n'explique pas ce que tu fais ici, dit-il en regardant discrètement la porte qui mène à l'escalier.

— Depuis des années, je vais là où les monstres sévissent. Dans l'espoir de trouver... des gens comme moi. Quand ils ont parlé de l'incident aux informations, j'ai décidé de venir ici. Avec le nombre de victimes, l'hôpital a rapidement eu besoin de personnel médical. A l'aide d'une connaissance, je me suis fait passer pour un infirmier libéral et ils m'ont embauché temporairement.

Joshua continue d'écouter, encore sur ses gardes.

— Et j'ai bien fait, car... je t'ai trouvé, ajoute Eono en s'éloignant du garçon.

Eono fouille dans une de ses poches et sort un paquet de cigarettes écrasé. Il en sort une toute tordue, la redresse comme il peut et la place dans sa bouche. Joshua voit le bout de la cigarette crépiter et s'allumer tout seul.

— Comment... Comment tu as fait ça ? demande Joshua.

— Certaines choses ne doivent pas être expliquées, mais seulement observées, car la définition délimite alors que l'observation ouvre les possibles, récite Eono automatiquement.

Joshua fronce le nez et se demande s'il a conservé toutes ces capacités intellectuelles car il n'a rien compris à cette réponse. Eono lève un doigt pour attirer son attention, ouvre la bouche et laisse la fumée de sa cigarette s'échapper. Sans un brin de vent pour la perturber, elle s'étire de façon uniforme devant le visage de l'homme aux yeux noirs, lui donnant un aspect fantomatique. Joshua ressent la couleur orangée sous la peau d'Eono s'agiter plus qu'il ne la voit alors que de légers flashes de lumière bleue apparaissent et parcourent la fumée. Des éclairs. Légers et silencieux, ils laissent dans leur sillage des flammes timides qui caressent l'air en volutes orangées. Des flammes qui grandissent et dansent avec grâce. Eono lève la main vers la masse de fumée ardente et les vapeurs lumineuses s'enroulent autour de ses doigts, comme des serpents fluorescents et délicats. Joshua les regarde se propager sur la peau hâlée et bientôt, c'est tout l'avant bras qui est en feu. Eono sert le poing et des éclairs blancs parcourent son corps et se propagent sur le sol. Les luminaires sur le toit de l'hôpital s'éteignent alors. Le bras levé vers le ciel, l'homme ressemble à un phare.

A un guide.

Joshua sent la chaleur sur son visage et regarde, hypnotisé, la lumière danser dans la nuit. Eono ferme le poing et les éclairs enflammés meurent en silence.

Joshua essaye de palper la réalité de ce qu'il vient de voir. Qu'est-ce que c'était ? Est-ce qu'il est bien réveillé ? Cet homme a mis son propre bras en feu juste devant lui ! Il repense aux héros mythologiques dont avait parlé Monsieur Bataille. Ils existeraient donc ?!

— Raaah, j'ai brûlé un morceau de ma blouse, dit Eono en tapotant la manche noircie.

Il tire de nouveau sur sa cigarette et lâche un petit nuage de fumée qui s'évapore dans le ciel. Il éteint la cigarette en écrasant le bout avec soin, et la replace dans son paquet.

— J'ai des habits ignifugés, généralement. Un ancien ami m'a fabriqué une toile qui résiste aux flammes et...

— Est-ce que tu es un dieu ? le coupe Joshua.

Eono le regarde, surpris. Un petit sourire se dessine sur son visage et l'homme balaye la question de Joshua d'un revers de la main amusé.

— Moi, un dieu ? Oh non. Juste un mec remarquablement imparfait mais qui est né avec un petit truc en plus. Comme toi...

Avec une couleur. Joshua regarde ses mains.

— Est-ce que je peux faire ça moi aussi ? Je peux faire du feu comme toi ?

— Mauvaise question. Ne te demande pas si tu sais faire les mêmes choses que les autres. Laisse tes sensations te parler, lui répond Eono.

Joshua regarde au sol. Laisser ses sensations lui parler. Il n'est pas sûr de comprendre. Tout ce qu'elles lui racontent n'est que douleur depuis l'incident. Depuis l'undamortis. Depuis la disparition de se famille. De ses amis...

— Est-ce que je... peux faire des implosions ? ose-t-il demander dans un murmure.

Eono le regarde. Il a lu les dossiers, il sait de quoi Joshua parle. Les yeux attristés, il tente un sourire de compassion.

— Mauvaise question, mon grand...

Eono n'a pas dit non. Joshua se sent plus lourd qu'il y a quelques secondes et l'infirmier le remarque.

— Ne te concentre pas sur cet élément, ne t'enferme pas dans cette idée. Tu m'as parlé de couleurs tout à l'heure...

Joshua tente de répondre mais il n'a plus envie de parler. Il veut aller se coucher. Dormir. Cesser d'exister pendant quelques heures pour ne plus ressentir. Revenir à sa vie d'avant, sans eclipse, sans couleur, sans fichu super-pouvoir qui sort de nulle part. Ce n'est pas le monde dans lequel il veut vivre. Ce n'est pas l'histoire qu'il veut lire.

Une pression sur ses épaules et il revient à lui. Eono est devant lui et le secoue avec soin.

— Joshua, reste avec moi.

La force lui manque, mais le garçon se concentre sur l'homme devant lui.

— Je sais que c'est dur. Le deuil est...

L'homme cherche ses mots, le visage fermé.

— Le deuil est une tempête sur l'océan. Des vagues qui arrivent vers toi et te frappent sans que tu puisses rien faire d'autre que subir. Mais dans cette tempête, tu es un petit bateau insubmersible.

Joshua écoute, la gorge si serrée qu'il a l'impression d'être encore intubé.

— Parfois, l'océan sera calme. Parfois, il sera sans pitié. Tu subiras, mais tu continueras de flotter. Et tu sais quoi ?

Joshua lève les yeux, brillants, et fait non de la tête.

— Tu survivrais car les tempêtes ne durent jamais.

Eono pose sa main sur la joue du garçon. La peau est encore chaude à cause des flammes. Joshua sent les volutes en Eono.

— Je ressens des espèces de fils très fins et lumineux en toi et en moi, dit-il la voix encore un peu étouffée. Des fils qui bougent comme des serpents. La première fois que je t'ai vu, quand je me débattais et que tu essayais de me retenir, tes bras étaient recouverts de ces fils. Ils étaient orange.

Joshua lève les yeux et rencontre ceux d'Eono, visiblement intrigué. L'homme réfléchit un instant, ses sourcils si bas qu'ils cachent presque ses yeux noirs.

— Tu as une couleur toi aussi ?' demande-t-il après quelques secondes de silence.

— Pas vraiment. Enfin, juste blanc, ou argenté, je ne sais pas trop, répond Joshua en haussant les épaules timidement.

— Et tu les vois, là ?

Joshua lève les mains et essaye de se concentrer. C'est très subtil, mais il voit encore des bribes d'aura autour de ses mains. Il s'approche d'Eono et l'observe de plus près. Les fils sont invisibles mais il les sent couler sous la peau bronzée. Ils sont assez denses dans les avant-bras, rares au niveau des épaules et intenses autour du crâne. Certains descendent le long du cou et se concentrent au niveau du plexus solaire. Joshua s'arrête. Il y a quelque chose d'autre. Il approche sa main du torse d'Eono. Il ne ressent pas la chaleur rassurante des fils ardents, mais une pression. Il ferme les yeux et perçoit la sérénité d'un bleu intense.

— Tu... tu as deux couleurs ?

Eono se fige.

— Tu as une autre couleur, juste là, je crois, continue Joshua en pointant vers son coeur. Eono pose une main sur son torse et réfléchit. Puis il enfouit sa main dans le col de sa blouse. Il en ressort un médaillon noir, gravé de vagues en spirale et troué en son centre. Joshua se rapproche et se demande de quelle pierre il peut s'agir. La surface est parfois mate, parfois lisse comme du verre. Il tend la main et sa peau vibre à l'approche du médaillon. Sous sa peau, les fils d'argents se réveillent. Alors que ses doigts se rapprochent de la roche noire, d'autres fils couleur azur s'illuminent dans le médaillon et se mettent à vibrer. Eono se redresse et recule d'un pas. La vibration cesse et la couleur bleutée disparaît.

— On a pas le droit aux bijoux pendant le service, mais aujourd'hui j'avais envie de le porter, dit Eono. C'est un trésor. On me l'a offert il y a plusieurs vies de cela...

Il remet le médaillon à sa place, en sécurité contre son cœur puis regarde sa montre.

— Il est tard. Si on se fait chopper, je risque de me faire sérieusement taper sur les doigts, commence-t-il en se dirigeant vers la porte de l'escalier qui mène aux étages inférieurs. Il l'ouvre et s'adresse à Joshua. Je passe en premier pour voir si la voie est libre et dès que je t'appelle, tu peux descendre.

Eono se dirige vers la cage d'escalier et tapote un gros câble accroché sur un mur à côté. Des éclairs blancs discrets, et les lumières du toit se rallument.

Feu et électricité, liste Joshua dans son esprit.

Il regarde l'homme disparaître dans l'escalier et se lève. Il ferme les yeux et regarde l'éclipse. Elle est floue et silencieuse. Avec tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui, il n'a même pas pensé à demander à Eono pourquoi ils voient tous les deux ce cercle quand ils ferment les yeux. Il fera ça demain, quand il sera reposé.

Joshua soupire. Il se passe beaucoup de choses dans sa vie en ce moment. Il aimerait retourner quelques semaines en arrière, quand sa plus grande préoccupation était de se demander si les profs allaient se rendre compte qu'il n'avait pas fait ses devoirs. Il ouvre les yeux. La Lune est au premier quartier. A ses côtés, Venus fait la belle. S'il avait un télescope, Joshua essayerait de voir Jupiter et ses quatres plus grosses lunes. Ganymède, Europe, Callisto et - la préférée d'Ariane - Io. Le loup grogne et les branches se rétractent. Eono sort la tête de la porte et appelle :

— Jo ! Ca fait deux minutes que je t'appelle !! La voix est libre !

Jo. La syllabe résonne en Joshua. La seule personne à l'avoir appelé ainsi, c'était son père. Il a envie de dire à Eono de ne plus jamais l'appeler comme ça, mais il n'en fait rien. Il rejoint l'homme et, ensemble, ils descendent en tentant de faire le moins de bruit possible sur les marches métalliques.

Le retour rappelle à Joshua tous les jeux vidéo d'infiltration auxquels il jouait avec Karim. A chaque étage, ils observent et Eono manipule les courants électriques pour faciliter leur progression. Ici, il plonge tout un étage dans le noir en touchant quelques câbles. Là, il fait sonner l'électrocardiogramme dans la chambre d'un patient pour y attirer une infirmière de garde qui bloquait le passage. Quelques étages plus bas, il font face à un boss de fin de niveau. Il leur reste un dernier couloir à traverser pour rejoindre la cage d'escalier qui les mènera à la chambre de Joshua, mais un agent de sécurité fait la ronde. Eono fait signe à Joshua de ne pas bouger et s'approche silencieusement du garde dans son dos. Il n'est qu'à deux ou trois mètres quand l'agent se rend compte qu'il est suivi et se retourne. Eono lui pose une main sur le front. L'agent de sécurité est transi et ne bouge plus. Joshua, surpris, observe la scène en silence. Eono lui fait des grands signes de bras et l'adolescent se précipite.

— Va jusqu'à l'escalier et attends moi, lui murmure Eono.

Joshua se dépêche, ouvre la porte de la cage d'escalier et s'y engouffre. A moitié caché par la porte entrouverte, il regarde Eono s'éloigner lentement du garde. Sa main se décolle du front et Joshua voit de légers éclairs vibrants le relier aux doigts d'Eono. Plus Eono s'éloigne et plus les liens s'amenuisent. Alors qu'Eono atteint enfin la cage d'escalier, les fils se brisent et l'agent de sécurité reprend lentement ses esprits. Moins d'une minute plus tard, Joshua et Eono arrivent à destination. Infiltration réussie.

— Qu'est-ce que tu lui as fait ?! demande Joshua en se laissant tomber sur son lit, épuisé par la journée.

— Une toute petite paralysie électrique. Il ne pouvait plus bouger, ni même me voir ou m'entendre. Mais ne t'inquiète pas, ça ne laisse aucune séquelle...

Joshua est impressionné et ressent une petite bouffée d'euphorie inespérée.

Eono se dirige vers le pas de la porte.

— Essaye de dormir, Jo, lui dit-il. Tu vas avoir besoin de forces pour les jours à venir.

Joshua acquiesce en silence. Eono lui fait un signe de la main, auquel il répond, et referme la porte derrière lui. Joshua s'allonge sur le lit pour s'endormir. Pensif, il laisse ses doigts glisser sur la cicatrice de son cou. Il se demande si Eono a lui aussi été attaqué par un Undamortis. Ca expliquerait peut être pourquoi ils voient le même anneau lumineux quand ils ferment les yeux. Eono a dit aller là où les alters attaquent, dans l'espoir de trouver des gens comme lui et Joshua...

— Parce que l'éclipse et les monstres sont liés, murmure-t-il. Ce n'est qu'une supposition mais il la dit à voix haute pour voir si elle lui paraît ridicule. Mais à ce stade, il n'est sûr de rien.

La fatigue a raison de Joshua et le garçon se met à bailler. Il éteint la lumière et regarde le ciel sombre dehors. L'océan s'est calmé un instant mais la tempête s'approche. Et avec elle, les vagues. Son père lui manque. Sa mère aussi, énormément. Ariane, plus que tout. Jamila, Karim, et même Lézard, qu'il avait presque oublié. Il n'a aucune idée de ce qui l'attend, surtout avec l'apparition d'Eono. Trop de nouveaux éléments. Pas de guide. Pas de repère. La vie lui a donné des réponses avant qu'il n'ait eu le temps de poser les questions. Et il sait que c'est à lui, désormais, de leur donner un sens.

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