Chapitre 5 : Contact

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Sept jours.

Cela fait sept jours qu'Ariane a dix ans. Sept jours qu'ils ont découvert l'Ecufeuille - le surnom ne fait toujours pas l'unanimité malgré l'insistance de Karim - qui squatte la forêt au fond du jardin. Et sept jours que le télescope n'a toujours pas observé les étoiles.

Ariane et Joshua, encore en train de digérer le petit déjeuner en ce samedi matin lumineux, sont assis devant l'ordinateur portable.

— T'es prête ? demande l'adolescent.

Ariane secoue la tête de haut en bas, excitée comme une puce et ses cheveux blonds tressautent d'une façon comique.

— A toi l'honneur, dit Joshua en faisant une révérence.

— J'ai juste à appuyer sur valider dossier et c'est bon ? demande la fillette, en attente d'une ultime confirmation de son grand frère.

— Ouais et après ça on va enfin pouvoir...

Joshua ne termine pas sa phrase. On va enfin pouvoir appeler la mairie pour qu'ils viennent nous débarrasser de cette bestiole. C'est ce qu'il voulait dire mais les mots se sont heurtés à une barrière. Une petite barrière blonde aux yeux verts, fanatique des alters. Il sait qu'Ariane sera triste, mais c'est la bonne chose à faire, non ? Le monstre représente un danger. S'il reste là, d'autres vont l'imiter et s'installer et bientôt la Normandie devra être évacuée.

Joshua sort de ses pensées et se concentre de nouveau sur l'écran de l'ordinateur. Il remarque alors que l'icône du logiciel de capture vidéo est en train de clignoter. Il reconnaît le signal, qui signifie que la caméra est en train d'enregistrer.

— Ah, je crois que l'écureuil est sorti. On le regarde une dernière fois ?

Ariane sautille et tape des mains, ravie par l'idée. Joshua clique sur l'onglet et la capture vidéo passe en plein écran.

— Oh, ça se bagarre ! remarque Ariane.

A l'écran, l'écureuil et un corbeau sont en plein conflit.

— C'est le même corbeau que l'autre jour ? demande Ariane.

Joshua hausse les épaules et regarde l'écureuil esquiver sans efforts les coups de becs du corbeau en sautillant. Il n'est clairement pas en danger et semble même s'amuser. Joshua se demande s'il pourrait ajouter cet extrait vidéo au dossier, dans la section interactions animaux/alterbiotes. Ils ont déjà capturé une courte scène de bagarre entre les deux bestiaux, mais l'action qui se déroule sous leurs yeux est bien plus complète et intéressante.

— Je me demande pourquoi ils se battent. Tu crois que l'écureuil protège son nid ?

— Il l'a peut être volé au corbal qui veut le récupérer.

Ariane regarde son frère.

— Corbal ?

— Un corbal, des corbeaux.

La fillette roule des yeux et reporte son attention sur la rixe. Les deux bestioles sont sur le qui-vive, chacune prête à réagir à l'attaque de l'autre. L'écureuil se gratte rapidement sous le ventre à l'aide d'une de ses pattes antérieures. Le corbeau, indigné par l'affront, lui saute dessus et lui picore les feuilles avant de se prendre un coup de dents dans le cou.

— Oh, regarde, Josh ! lance Ariane en pointant du doigt un second corbeau qui vient d'arriver.

Le combat est désormais déséquilibré et l'écureuil panique. Il érige ses feuilles pour prendre un air menaçant et semble feuler comme un chat acculé. Joshua regrette de ne pas avoir de son, il aurait aimé entendre le cri du Monstre.

Les deux corbeaux piquent et griffent, leurs ailes battent et, rapidement, c'est une tempête de plumes noires qui s'en prend au pauvre rongeur. Les becs s'attaquent aux feuilles, qui se détachent et saignent. Ariane retient sa respiration devant le spectacle qui a pris une tournure glauque. Inquiet, Joshua se dirige vers la fenêtre et essaye de trouver l'arbre qui accueille le conflit. Entre mille branches, il parvient à déceler du mouvement une dizaine de mètres derrière l'AZAm mais n'est pas sûr qu'il s'agisse de la bonne branche, ni du bon arbre. Il plisse les yeux et essaye de confirmer que ce qu'il voit est bien ce que la caméra est en train de filmer.

Ariane pousse un cri et place ses mains devant sa bouche. Joshua se retourne et la rejoint en hâte. A l'écran, l'un des corbeaux tient l'écureuil contre la branche d'une patte noire et ferme. L'autre effeuille le rongeur. L'écureuil se débat. Sa queue fouette l'air et se cogne contre les plumes de jais. Il parvient à se défaire de l'emprise de l'oiseau, saute d'une branche à l'autre, poursuivi par les volatiles qui ne lâchent pas l'affaire. Dans sa panique, l'écureuil s'accroche à un branchage en haut de l'écran alors qu'un des corbeaux lui enserre le cou de son bec puissant. Sous le poids, la branche craque. Elle pend dans l'axe du télescope et cache aux yeux de Joshua et Ariane le reste de l'altercation. Joshua jure et maudit les corbeaux. A travers les feuilles, il parvient à deviner du mouvement. Il entrevoit les plumes noires et...

— Josh... Est-ce que ce sont...

Des petits écureuils. Des bébés.

Joshua ouvre la bouche puis, sans réfléchir, sort de la chambre en courant. Il dévale l'escalier, saute dans ses chaussures, ouvre la baie vitrée donnant sur le jardin et sprinte vers la forêt. Sa peau crépite de façon désagréable alors qu'il passe l'AZAm puis il s'engouffre dans les arbres.

— Dix mètres derrière l'AZAm, dix mètres derrière l'AZAm, répète-t-il en observant les branches en hauteur, cherchant des yeux des plumes noires et un rongeur vert. Il ralentit, les yeux levés vers les cimes et la panique fait place à la frustration quand, après avoir fait le tour d'une dizaine de troncs, il ne trouve toujours rien.

— Joshua ?!

C'est la voix d'Ariane. Il lui hurle de rentrer à la maison et recommence les recherches, manquant de trébucher sur les racines et branches mortes qui jonchent le sol. Il revient sur ses pas et croise Ariane. Il lui attrape le bras et lui montre du doigt la maison qu'il aimerait qu'elle regagne, puis il entend un petit cri et des croassements.

— Là-haut !! crie Ariane en pointant en direction d'une grosse branche. La fameuse branche. Joshua aperçoit les corbeaux en furie. Il ramasse des cailloux et vise les volatiles. Après quelques tentatives, il arrive à toucher l'un des corbeaux qui l'ignore. Il lui envoie un deuxième projectile qui le fait vaciller et le force à s'envoler pour ne pas tomber à terre.

— Plus qu'un ! dit-il en se penchant pour ramasser un autre caillou. Soudain, il entend sa sœur pousser un râle de colère grandissant. Il lève les yeux et la voit, un morceau de bois bien trop gros pour elle entre les mains. Elle prend de l'élan et, de façon exagérée, le lance en l'air en poussant un cri de joueuse de tennis en souffrance. Le morceau de bois s'élève, tournoie et frappe la branche avec fracas. Joshua voit le deuxième corbeau, surpris, s'envoler et crie victoire. Il s'arrête, se souvenant que le morceau de bois, soumis à la pesanteur, va devoir redescendre. Joshua à tout juste le temps de se protéger la tête quand le morceau de bois le frappe. Il accuse le choc qui le met à terre.

— Josh ! crie Ariane en accourant.

— C'est bon, j'ai rien ! la rassure Joshua en se relevant péniblement.

Sa peau le picote curieusement.

— Tu vois les écureuils?

— Euh, oui..., répond-elle, hésitante.

Joshua lève les yeux et la voit pointer du doigt vers son épaule. Il tourne la tête et sursaute quand son nez entre en contact avec un petit écureuil. Un coup d'œil rapide et il se rend compte qu'il est recouvert de Monstres. Dans un accès de phobie qu'il n'arrive pas à contrôler, il se débat et crie pour se débarrasser des rongeurs feuillus. Ceux-ci tombent au sol avec un bruit mou et sautillent avec curiosité vers l'adolescent effrayé. Joshua perd l'équilibre en tentant de les éviter. De nouveau au sol, il se retrouve rapidement jonché de la dizaine de créatures ayant survécu aux corbeaux. Il lance un regard désespéré à sa sœur qui se retient de hurler d'excitation. Se retrouver devant de vrais alterbiotes la remplit de joie.

— A l'aide, murmure Joshua. Il ne bouge pas et laisse les petits monstres le renifler.

— Josh! Tu... Tu as des alters sur toi !

Elle n'en revient toujours pas. Elle s'approche avec précaution. Trop fascinés par Joshua, ils ne la voient pas. Elle les observe, les compte - ils sont onze - et remarque les blessures et les feuilles arrachées sur leur dos, identiques d'un écureuil à l'autre.

— Ils ont les mêmes blessures, Josh. Au même endroit. C'est bizarre...

— Ouais, cool, répond Joshua, nullement intéressé. Ariane, je crois qu'ils sont venimeux. Ou vénéneux... Leurs pattes me brûlent la peau! Vire les de là s'il te plaît !

Ariane ramasse un bout de bois, s'approche de son frère et tapote le derrière d'un des écureuils en prenant soin de ne pas le blesser. A l'unisson, les onze créatures se retournent et feulent en direction d'Ariane. Le son ressemble à peu près à ce que Joshua imaginait : un petit souffle identique à celui d'un chaton se sentant menacé. Ils érigent leurs feuilles pour paraître plus gros et alors que leur queue se balance nerveusement, Joshua remarque qu'ils bougent tous à la même vitesse, chacun l'écho de son voisin. C'est presque hypnotique. Il presse Ariane, hésitante devant la réaction agressive des créatures, de continuer. Elle s'exécute et les rongeurs se regroupent et attaquent le bout de bois tenu par la fillette à coups de dents inoffensifs, dans une tornade de fourrure et de feuilles. Ariane, d'abord surprise, se détend quand elle se rend compte qu'elle ne craint rien de ces onze petites créatures. Ces dix petites... non, neuf... huit...

— Qu'est-ce que... Josh !

Les écureuils, concentrés sur la branche, fusionnent et leur taille augmente au fur et à mesure que leur nombre diminue. Très vite il ne reste qu'un seul animal, celui qu'ils voyaient au travers du télescope. De nouveau de la taille d'un petit chat, il réduit en charpie le morceau de bois à l'aide d'incisives désormais plus puissantes. Une fois la menace éradiquée, il retourne à sa passion précédente : renifler Joshua qui, les yeux écarquillés, regarde la bestiole puis sa sœur.

— Il peut se diviser ! s'exclame Ariane en sautillant.

Recomposé, l'animal est bien plus lourd que ses versions miniatures et Joshua peine à garder un semblant d'équilibre alors que la créature grimpe sur sa tête. Affublé d'un chapeau vivant qui continue de lui brûler la peau, Joshua s'approche d'un tronc et attrape l'écureuil pour l'y déposer. L'alter se divise de nouveau en une dizaine d'individus pour échapper aux mains de l'adolescent. Joshua, entre la panique de sentir la brûlure désagréable sur ses mains, bras et cou, et un certain agacement, saute sur place en proférant de nombreuses insultes. Ariane regarde les petits écureuils tombés au sol se recomposer et grimper à l'arbre. Joshua est enfin libéré.

— STUPIDE BESTIOLE!! J'AURAIS DÛ LAISSER LES CORBAQUES TE BOUFFER, crie Joshua à l'écureuil qui l'observe de son tronc. Je vais crever, il m'a empoisonné et je vais crever, j'en suis sûr !

— Ça te brûle encore ? demande Ariane inquiète.

— Oui, ça...,

Joshua se rend compte que la brûlure a disparu.

— Ah bah non, en fait...

Il observe ses mains et ses bras avec minutie. Rien. Pas de trace de brûlure ni d'irritation. Ariane le regarde avec la bouche pincée et les sourcils levés.

— Je mentais pas, se défend Joshua. Ça me brûlait vraiment ! Et c'était pire quand j'ai essayé de le prendre dans mes mains et que j'ai touché ses feuilles.

Le visage d'Ariane s'illumine de nouveau.

— T'as touché ses feuilles ! Elles avaient quelle texture?!

— Celle de feuilles, boudin.

Ariane accepte la réponse évidente avec une pointe de déception.

— J'aurais bien aimé le toucher, lance-t-elle. Oh, tu peux me prendre en photo avec lui ?

— Si tu veux, répond Joshua en sortant son téléphone de sa poche. On mettra ça dans le dossier pour l'Académie...

Ariane se dirige avec précaution vers l'écureuil. La voyant se rapprocher, le petit animal feule et grimpe de quelques mètres pour s'éloigner. Ayant accepté le fait qu'il ne l'aime pas, la fillette arbore quand même un grand sourire et pose. Joshua s'accroupit pour avoir sa sœur et le rongeur dans le cadre. Il prend une première photo peu concluante. A cause des feuilles sur son dos, l'écureuil ne ressemble qu'à un petit buisson collé à un tronc d'arbre. Ariane tente de maintenir son sourire et sa pose sans paraître crispée. Joshua s'approche pour tenter d'avoir un meilleur angle et prend une seconde photo. Sur l'écran du téléphone, on discerne les pattes de l'écureuil et sa queue mais pas sa tête.

— Je vais filmer, on verra mieux avec ses mouvements, dit Joshua en commençant l'enregistrement. Regarde moi, espèce de... rat à la chlorophylle !

L'écureuil tourne la tête brusquement, les oreilles tendues et, pris par une peur panique, fait demi tour. Il est arrêté par une énorme patte grise qui s'abat sur lui et l'écrase contre le tronc dans un fracas d'écorce et d'échardes.

Une autre créature.

La pensée résonne comme un avertissement dans l'esprit de Joshua, qui sursaute et lâche son téléphone. Sans réfléchir, le garçon attrape Ariane par le bras et tous deux se mettent à courir. Joshua a le temps de remarquer les cicatrices parallèles que les griffes acérées de la patte grise creusent dans le tronc avant de se cacher avec sa sœur derrière un arbre une dizaine de mètres plus loin.

Il entend une masse lourde s'écraser sur le sol recouvert de feuilles mortes et comprend que la créature est descendue de l'arbre. Les petits écureuils feulent et un grognement sourd leur répond. De l'écorce craque, comme soumise à une pression fabuleuse. Devinant l'animal occupé, Joshua lance un regard furtif depuis sa cachette de fortune.

L'animal est gris foncé, sans poil, sans oreilles ni queue, gros comme une panthère. Il donne l'impression de ne pas être... terminé. Comme une ébauche d'animal, à la peau lisse légèrement translucide et luisante. Il aiguise ses énormes griffes sur le tronc pour intimider les écureuils qui le regardent du haut de l'arbre en faisant vibrer leur queue en rythme. Joshua voit les muscles de la créature glisser sous sa peau unie.

Sans quitter les écureuils des yeux, le monstre fait le tour du tronc en grognant. Joshua remarque son téléphone au pied de l'arbre, juste en dessous de l'animal. Il se tourne vers sa sœur, qui observe la créature depuis l'autre côté du tronc. Joshua la tire vers lui rapidement, de peur qu'elle ne se fasse repérer.

— C'est un Feliforma undamortis, murmure-t-elle difficilement. Celui qui peut...

Les yeux d'Ariane sont étreints par la peur. Elle n'arrive pas à finir sa phrase mais il sait qu'elle se termine par tuer à distance. Joshua tente de chasser les vagues de terreur qui le submergent et aperçoit l'AZAm, un phare inatteignable dans cette sombre situation, mais qui les guidera vers leur maison.

Il est à une cinquantaine de mètres. Joshua le montre à Ariane, qui acquiesce et sort de sa poche une petite bouteille métallique blanche marquée d'un C. Un spray de Claudia. Il soupire de soulagement et remercie silencieusement l'univers d'avoir créé sa sœur. Il n'a pas ses antihistaminiques, mais il faudra faire sans. Il se bouche le nez, sans être sûr que ça l'aidera beaucoup, alors qu'Ariane commence à vaporiser autour d'eux pour créer une zone d'éloignement. Comme durant les entraînements obligatoires organisés par la ville. Un léger brouillard doré prend place autour des enfants. Joshua commence à sentir ses yeux lui piquer, signe que l'allergie a déjà commencé. Il regarde discrètement l'Undamortis, encore occupé à grogner en direction des écureuils qui continuent de le narguer. L'alterbiote, lassé par les rongeurs feuillus, abandonne la chasse et commence à errer, reniflant ça et là le sol et les arbres. Joshua le suit du regard et remarque pour la première fois que la peau qui entoure ses yeux est noire. Un masque sombre qui semble cacher son regard et ses intentions. Gêné par la conjonctivite allergique qui s'installe, Joshua voit l'ombre terne s'arrêter et renifler. Ariane se rabat contre son grand frère.

— Il a senti Claudia, lâche-t-elle dans un souffle court.

— Il va bientôt... commence Joshua. Pris d'un spasme violent, il place ses mains devant sa bouche. Ariane le regarde se convulser pendant quelques secondes et pose ses mains sur son bras. Un fois calmé, Joshua s'essuie les yeux et le nez. Il le craignait, mais les éternuements sont là et ils vont se faire de plus en plus violents.

— Il va bientôt partir, finit-il en tentant de renifler le plus silencieusement possible pour dégager ses narines qui s'emplissent de mucus nasal.

Ariane s'approche de son oreille.

— Je le surveille et... toi tu... tu te retiens d'éternuer, d'accord ?

Il a les yeux fermés mais il voit les larmes dans sa voix. Elle est morte de peur.

Joshua veut la prendre dans ses bras et protéger cette gamine courageuse. Elle n'aurait pas été dans cette situation s'il n'avait pas eu l'idée brillante d'aller secourir des bestioles qu'il déteste. La créature s'approche. Ses pattes larges font craquer les feuilles mortes dans un rythme lent et assuré. Ariane asperge de nouveau leurs alentours, en prenant soin de rester cachée et Joshua se concentre sur les éternuements qu'il doit retenir. A chaque crise, il a l'impression que sa tête va exploser. Ariane se presse encore contre lui et lui sert le bras. Joshua comprend que la bête est juste derrière le tronc d'arbre. Ils entendent renifler, grogner puis la bête éructe - ou tousse - et s'enfuit en feulant, manifestement irritée par le nuage de Claudia.

Les enfants attendent, comme durant les entraînements, une dizaine de minutes pour s'assurer que la voie est libre. Ariane se redresse et lance des regards furtifs autour d'elle.

— Josh, je ne vois plus l'Undamortis.

— Et l'écureuil ? répond le garçon, lui-même curieux de s'en soucier.

— Je vois trois ou quatre petits.

L'Undamortis a dû en manger quelques-uns, se dit Joshua, et il se demande ce que l'écureuil doit ressentir quand une partie de lui-même meurt d'une telle façon. Il étouffe un éternuement puis se lève. Ses yeux sont gonflés mais il voit suffisamment bien pour apercevoir l'AZAm au loin et, juste derrière, un mur blanc de leur maison.

Mais avant ça, Joshua veut récupérer son téléphone et lancer une alerte, comme le protocole et sa morale l'exigent. Peut être que l'animal gris est parti explorer le jardin d'un voisin et Joshua ne veut pas qu'il y ait de victimes à cause de sa négligence. Il demande à Ariane de faire le guet. En prenant soin d'éviter les branches et feuilles qui lui paraissent les plus bruyantes, il s'approche de l'arbre de l'écureuil. Il fouille le sol des yeux. Entre deux racines, il trouve son téléphone et le ramasse, toujours à l'écoute. Il lève les yeux et croise ceux de l'écureuil, divisé en quatre petits animaux blessés.

— Je suis désolé de ce qu'il t'est arrivé aujourd'hui, bestiole, murmure Joshua avant de retourner furtivement vers Ariane en tâtant son visage qui enfle à chaque minute passée.

Il ouvre l'application d'alerte développée par la ville et voit une carte des environs sur laquelle, représentée par un petit rond vert, sa position en temps réelle est indiquée. Il appuie sur l'icône d'alerte, sélectionne Feliforma undamortis dans la liste qui se présente, puis il y a entre 10 et 20 minutes dans une autre liste et envoie la requête. Il n'a jamais eu à utiliser l'application et ne sait pas trop à quoi s'attendre. Peut être que tous les AZAm vont se mettre à hurler ? Il regarde Ariane qui lui sourit, visiblement soulagée.

— Et maintenant, on se casse d'ici sans se faire bouffer sinon Maman va nous punir, dit-il pour essayer de détendre l'atmosphère avant d'étouffer un éternuement.

Il peine à tenir les yeux ouverts tant ils sont enflés et ne rêve que d'une chose : être en sécurité dans son lit, prendre un antihistaminique et dormir jusqu'à ce que l'allergie passe.

Il s'assure une dernière fois que le Monstre est parti et prend sa sœur par la main. Silencieusement, ils se dirigent vers la maison. Allant d'un tronc d'arbre a l'autre, pour maximiser leur furtivité, ils franchissent petit à petit la distance qui les sépare de l'AZAm. Joshua sent ses jambes flancher par moment. Le contre-coup de la montée d'adrénaline.

Joshua s'approche de sa sœur et murmure :

— Encore une vingtaine de mètres, Ariane, puis après l'AZAm on court tout droit vers la...

Il n'a pas le temps de finir sa phrase, interrompu par un éternuement qu'il n'a pas senti venir et qui déchire le silence de la forêt avec la puissance d'un coup de feu.

Quelques secondes plus tard, en écho, un rugissement se fait entendre et le bruissement de milliers de feuilles piétinées s'approche des deux enfants à une vitesse effrayante. Joshua a tout juste le temps d'apercevoir la forme grise griffue au travers des arbres quand il se met à courir sans réfléchir vers la maison, tenant fermement la main de sa sœur qui suit la cadence, trop paniquée pour émettre le moindre son.

Ils passent sous l'AZAm, Joshua sent sa lumière électriser sa peau, et ils redoublent de vitesse. L'Undamortis est derrière eux et se rapproche bien trop rapidement. Il est freiné net par l'AZAm et dérape en feulant en direction du lampadaire.

Joshua sent alors une onde brûlante le traverser. Son corps vibre d'une façon désagréable et il tombe, déséquilibré par Ariane qui l'entraîne vers le sol. Il se relève et lance un regard rapide vers le Monstre arrêté par le néon qui le brûle, figé en position d'attaque, les muscles tendus et les dents découvertes. Joshua remarque que sa peau est devenue entièrement noire et que l'air qui entoure la créature est troublé par des vibrations.

Joshua attrape la main de sa sœur et la tire pour l'aider à se relever.

— Ariane, faut pas qu'on s'arrête, le...

Ariane ne réagit pas. Elle est allongée au sol, le visage contre l'herbe. Joshua la retourne, lui attrape le visage et remarque ses yeux révulsés.

La vibration cesse. L'Undamortis hurle et tente une foulée rapide avant de reculer, tenu à distance par l'AZAm. Joshua soulève sa sœur et recommence à courir. Il trébuche après une dizaine de pas sous le poids de la panique. La maison n'est plus très loin. Ariane est inerte.

— Papa !! Papa !!! hurle l'adolescent en se relevant encore une fois, sa sœur dans les bras.

Une nouvelle onde le traverse et le brûle. Sa vision se trouble et se fonce alors qu'une nausée violente le prend. Il sait que l'Undamortis est en train d'essayer de le tuer à distance. S'il pouvait juste sortir de sa zone de portée...

— Jo ?! Jo ? T'es où ?!!

C'est son père. Il arrive en courant, cherchant du regard son fils, une expression de panique recouvrant son visage. Joshua le voit écarquiller les yeux quand leurs regards se croisent et le quarantenaire file à toute allure vers ses enfants.

Joshua tend le bras, la main ouverte comme pour lui dire de s'arrêter.

— Non, reste là bas, Papa!! Il y a un Undamortis !!

Une troisième onde. Joshua sent une douleur aiguë dans la tête et tout devient noir. Sa nuque se crispe, son estomac se tord et il vomit, le corps en proie à des convulsions qui le paralysent. Il recouvre la vue au bout d'une seconde et voit son père allongé, immobile, à une longueur de bras. Joshua, se relève, la gorge serrée et les larmes brûlantes sur ses joues, et regarde la menace grise. Ignorant la douleur, le monstre a commencé à traverser la zone éclairée par le néon de l'AZAm. Il s'approche et, mû par le désir de la chasse, prend de la vitesse. Joshua attrape sa sœur, la porte sur son dos et prend la main de son père pour le traîner jusqu'à la maison. Ils n'avancent pas d'un pouce. Joshua entend un hurlement et voit sa mère tétanisée, au pied de la maison, les mains entourant sa bouche déformée par un cri d'horreur. Il entend une bourrasque de feuilles mortes derrière lui et sent une lame lui déchirer le dos. Plusieurs lames. Non, des griffes. Joshua tombe au sol sous le poids du monstre. La gueule de l'Undamortis se referme alors sur sa nuque. Joshua sent le sang lui remplir la bouche, la main d'Ariane lui échapper et entend un craquement à la base de son crâne au moment où il entre en collision avec le sol.

Une dernière onde vient le brûler et ses rétines explosent.

Le monde autour de Joshua se met alors à vibrer, tourner, tomber, et se précipiter le long de ses bras, ses doigts, ses jambes. Compressé sous un océan de vide gris qui l'écrase et l'élimine, Joshua meurt et naît à chaque respiration. Il entend le cri d'un milliard de voix venant de tout autour de lui, qui s'unissent progressivement en une note noire et acérée.

Un fil tendu sur le perpétuel, qui s'affine et tranche l'inexistant. L'incision ouvre la lumière et les yeux voient de nouveau. Colossal et magnifique, un anneau ardent s'étend devant ses yeux et emplit l'univers. Un cercle infini qui s'étend, s'enfle, grandit et englobe Joshua dans un infini lumineux.

Du blanc partout. Sur les murs et sur les gens. Sur les odeurs d'alcool et de sang. Sur le cercle qui s'est figé et qui hurle. Sur l'univers qui se précipite de nouveau et dans les voix qui paniquent soudainement. Dans le déluge qui court sous la peau de Joshua et qui lui déchire les terminaisons nerveuses. Dans la chair inconnue qui attrape le garçon et lui injecte dans le bras le silence et la paix.

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