Chapitre 4 : Écureuil

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— Alors, vous en pensez quoi ? demande Joshua à Karim et Jamila, les yeux rivés sur le téléphone qu'il vient de leur passer. Ariane, assise sur son lit, le recueil d'alterzoologie posé sur les genoux, attend leur réaction avec une impatience palpable.

— Vous avez filmé ça tout à l'heure ? demande Jamila avec une moue suspicieuse.

— Oui. On a au moins une heure de vidéo, répond Ariane en pointant du menton l'ordinateur portable relié au télescope.

— Et c'est juste là, dans la forêt derrière nos maisons ? continue Jamila.

Ariane acquiesce, un grand sourire divisant son visage d'une oreille à l'autre. Jamila fronce les yeux et arrache le téléphone des mains de Karim pour inspecter la vidéo du Monstre de plus près. Karim maugrée une insulte et s'assied à côté d'Ariane.

— Mon dieu, murmure Jamila après une minute de concentration. Mais... il est... TROP MIGNON !

Elle lance le téléphone à Joshua, qui le rattrape du bout des doigts, et sautille vers Ariane qui, perméable à l'entrain de l'adolescente, se lève et fait de même.

— Pfff, mignon ? C'est juste un pauvre écureuil pourri, lance Karim, pas impressionné.

— T'as déjà vu des animaux avec le corps recouvert de feuilles ? lui demande Djam.

— Euh ouais, Djam... Des soldats en tenue de camouflage !

Joshua ricane et relance la vidéo sur son téléphone. La créature à l'image, de la taille d'un petit chat, fait en effet penser à un écureuil. Une tête menue avec de grands yeux noirs en amande, un museau sombre et deux petites feuilles en guise d'oreilles dont la courbe glisse vers un cou trapu et court recouvert d'un pelage marron tacheté de gris. Le corps, rond, est supporté par quatre petites pattes épaisses aux mains fines. Sur le dos de la créature, des dizaines de feuilles colorées par un dégradé de verts plus ou moins intenses, sont orientées vers l'arrière à la manière de plumes. La queue, plus courte que celle d'un écureuil mais aussi touffue, fait penser à une branche de pin.

Contorsionné, le monstre fait sa toilette en lissant le pelage de son ventre à coups de langue. Il s'ébroue rapidement, ses feuilles redressées lui donnant une apparence plus volumineuse et menaçante, puis se retourne et file se cacher dans un trou du tronc de l'arbre.

Joshua le reconnaît, l'animal est plutôt mignon, mais lui donne aussi la chair de poule. Car si le monstre a un nid, c'est qu'il a l'intention de rester. Et s'il décide de rester, c'est que les dispositifs visant à repousser les Monstres ne fonctionnent pas et que d'autres bestioles dangereuses pourront s'installer dans la forêt. Ou s'y sont déjà installées. Juste derrière la maison de Joshua, bien évidemment. Pourquoi épargner un gamin phobique quand on peut le torturer en déposant des Monstres autour de lui ? Joshua maudit l'univers et pose son téléphone.

— Je sais plus ce qu'il faut faire quand on trouve un alter, réfléchit Karim. Faut appeler la mairie, non ?

— Oui, je vais demander aux parents de le faire tout à l'heure, répond Joshua.

Ariane, qui sautillait encore avec Jamila, s'arrête net.

— Quoi ? Pourquoi ? Non, non, non, se plaint-elle. On peut pas le laisser tranquille ?

— Ariane, il est peut être dangereux, répond Joshua. On ne sait même pas à quelle espèce il appartient, ou ce qu'il peut faire !

— Je cherche depuis tout à l'heure, rétorque Ariane en attrapant l'ouvrage d'alterzoologie. J'ai pas encore trouvé mais je suis sûre qu'il est pas dangereux, il est pas moche comme les Omega !

Les Omega, les alters les plus dangereux. Ariane montre une double page de son ouvrage au reste du groupe : une classification vulgarisée des alterbiotes, séparée en deux grands groupes. Les Mythobiotes - que l'on trouve dans les mythes - d'un côté, et les Kainobiotes - les monstres nouveaux - de l'autre. Chacun de ces groupes est divisé en deux sous-groupes : les monstres communs, qui ne présentent pas de capacités qui sortent de l'ordinaire, et les monstres singuliers, qui ont des particularités jugées surnaturelles car encore inexplicables. Et pour finir, ces sous-groupes sont eux mêmes divisés en trois catégories : Alpha, Beta et Omega. Chaque lettre issue de l'alphabet grec représente respectivement le degré de dangerosité de chaque alterbiote. Les Alpha, totalement inoffensifs, sont en majorité. Les Beta sont nuisibles pour les autres animaux ou les cultures. Et les Omega sont tout simplement dangereux. Voire mortels.

Joshua se souvient d'une histoire qui avait secoué le pays. L'affaire Heikatonkheires necator. La créature, une masse de chair recouverte de dizaines de longs bras, peut causer la mort rien qu'en effleurant sa victime. Durant un voyage scolaire dans le nord du Pas-de-Calais, une classe de CM1 et deux accompagnateurs avaient croisé le chemin du monstre. Aucun ne survécut à la rencontre. C'était il y a sept ou huit ans, juste avant la découverte de Claudia. Depuis, la créature a investi une grotte quelque part sur la côte. La ville alentour, évacuée et entourée d'un périmètre de sécurité, est devenue un paradis interdit pour les amateurs d'urban exploration. Régulièrement, on déplore de nouveaux décès causés par la caresse mortelle.

— Je pense que c'est un Kodama, lance Jamila. Ou un autre hybride animal-plante, comme le Spriggan. Mais y'a pas de Spriggan en France...

— Les monstres se déplacent, vous savez..., siffle Joshua.

— Je pensais plutôt à un Wolperdinger, mais avec des feuilles, répond Ariane en montrant une illustration d'une créature ailée à tête de lapin, dont les bois s'apparentent à ceux d'un cerf.

Joshua sent l'agacement le gagner.

— On s'en fout de savoir ce que c'est vu qu'il va se faire virer de là dès ce soir ! Il est pas à sa place ici. Je vais appeler la Brigade moi-même s'il le faut, pour qu'ils viennent brûler toute la forêt.

Un silence lourd envahit la pièce. Ariane fixe son frère, sa bouche dessinant une ligne fine sans lèvres tant elles sont serrées.

— Il a peut-être fait son nid ici parce que nos maisons sont les seules à ne pas être entourée de Claudia, lance-t-elle d'un ton de reproche.

Elle marque un point. A cause des allergies et crises d'asthme de Joshua, leur maison et celles des voisins directs n'ont pas le droit de planter de Claudia. En contrepartie, la ville a installé l'AZAm-au-fond-du-jardin comme protection suppléante.

Sans Claudia pour les repousser, les alters s'installent où ils veulent. Et l'AZAm n'a qu'un rayon d'action limité.

— C'est juste un écureuil, j'vous dis, répète Karim, avachi sur le lit de la fillette.

— Oh ta gueule, lâche Joshua, si énervé qu'il sent ses mains trembler.

Karim lève un sourcil et lance un regard de défi à son ami. Joshua soupire. Il s'approche de Karim et lui tend un poing d'un air penaud. Karim lui tend aussi son poing et leurs phalanges se cognent. Joshua se calme et fait signe à Ariane de lui donner le livre.

— T'as regardé dans les rongeurs ? Il a presque la même forme qu'un Addanc, dit-il en prenant l'encyclopédie que sa sœur lui tend.

— Les Addancs vivent dans l'eau, pas dans les arbres... Je vais regarder en ligne, lance Ariane en s'installant à l'ordinateur portable qui continue de diffuser les images de l'arbre du Monstre. Jamila s'installe à ses côtés et ensemble elles explorent les différents sites officiels et amateurs dédiés aux alters. Karim s'est endormi et cuit sous les rayons de soleil de fin d'après-midi.

Joshua tourne les pages de l'ouvrage jusqu'à arriver au chapitre des simili-rongeurs.

Il y a huit Monstres dans cette liste.

Cuniculus Wolperdingii. Non. Mus Algernonis. Non plus. Tamiasciurus Ratatoskrii. Presque, mais non...

Une heure passe, durant laquelle Joshua compare, examine, répertorie chaque monstre ayant des traits similaires à l'écureuil. Il arrive au dernier monstre illustré. Feliforma undamortis, un Kainobiote Singulier Omega capable de tuer à distance - youpi - et referme le livre en soufflant. Ariane et Jamila sont en train de s'extasier devant la transmission en direct de l'alter feuillu. Il est sorti de son nid et s'étend de tout son long, en équilibre sur la branche épiée par le télescope.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demande-t-il en s'asseyant au pied du lit tandis que Karim se réveille en baillant à s'en décrocher la mâchoire.

— Peut-être, répond Jamila. On a fouillé sur tous les sites qu'on connait, sur des blogs, sur des forums, même sur le site de l'Académie d'alterzoologie et ce qu'on a trouvé de plus ressemblant c'est ce truc...

Jamila montre une capture d'écran d'une page du site. On y voit une bête recouverte de milliers de petites feuilles, telles des écailles. La ressemblance s'arrête là, la créature représentée ici ressemblant plus à un gros chien qu'à un petit rongeur. Les feuilles n'ont pas la même forme, ni la même taille.

Joshua montre ses notes aux filles, aussi peu concluantes. Il a trouvé des rongeurs, des monstres feuillus mais rien qui ne rassemble ces deux traits.

— Mais ça veut dire quoi ? Que leurs sites et leurs livres sont incomplets ? se plaint Ariane.

— Non, répond Karim en se frottant les yeux. Ça veut dire que vous avez découvert un nouvel alter.

Joshua écarquille les yeux. Son regard croise celui d'Ariane. Les étincelles dans les yeux de la fillette se reflètent dans les siens.

— Karim, c'est la première chose intelligente que tu aies dite de la journée...

— Et ce sera sûrement la seule, lui répond l'adolescent en s'allongeant de nouveau.

— Ça veut dire qu'il nous appartient, demande Ariane. C'est notre alter à nous ?

— Non, non, c'est pas si simple. Faut officialiser la découverte, sinon n'importe qui peut venir et dire qu'ils l'avaient découvert avant vous et bla bla bla..., lance Jamila.

— On fait comment ? demande Ariane.

— On appelle la mairie et ils s'en occupent, répond Joshua. On leur dit qu'on a trouvé un monstre, ils prennent notre photo, on passe dans le journal, l'Académie nous donne une médaille et surtout ils embarquent la bestiole et la mettent dans une autre forêt et tout le monde est content.

Il sursaute, soudainement surpris par le premier beuglement de l'AZAm. Il est déjà dix-neuf heures. Jamila et Karim se lèvent. Il est temps pour eux de rentrer.

— Josh, je serais toi, je ferais pas confiance à la Mairie. Ils ne vont jamais dire que c'est toi et Ariane qui avez trouvé l'alter. A la place, ils vont s'attribuer la découverte et lui donner le nom de la ville pour faire venir des touristes.

— Mais bien sûr. Et ils vont même ouvrir un parc d'attractions et notre ville sera la ville la plus visitée du monde, s'agace Joshua, pressé de terminer la conversation. Sa raillerie n'impressionne pas Jamila qui le fixe d'un air sérieux.

— Comme tu veux. Mais à ta place, ça m'aurait fait plaisir d'avoir mon nom et celui de ma sœur associés à un nouvel animal et pas celui d'un élu qui cherche juste à rallonger son mandat. Mais c'est toi qui vois !

Karim et Jamila quittent la chambre d'Ariane. Joshua les entend franchir la porte d'entrée de la maison que son père, de corvée de fenêtres aujourd'hui, ferme derrière eux. Joshua s'installe à l'ordinateur. L'écureuil feuillu est encore là. Fichue bestiole qui complique tout.

— Qu'est-ce que tu vas faire alors ? demande Ariane timidement.

— Je vais prévenir les parents...

Ariane regarde par terre, puis s'assied à l'ordinateur. D'un air absent, elle regarde la créature qui ronge une brindille à l'écran. Joshua se sent coupable de devoir suivre les règles, mais ce n'est pas de sa faute s'il existe des protocoles de sécurité partout en Europe depuis une quinzaine d'années ! Les règles sont faites pour être suivies. Au travail, au collège, à la maison, partout. Joshua aime les choses carrées, nettes, guidées et...

— Oh, et mer... credi, dit-il, se rendant compte de son hypocrisie. Les règles, il ne les suit que quand elles vont dans le sens de sa phobie. Sinon, il est le premier à s'en moquer ouvertement. De plus, c'est l'anniversaire de sa sœur. Il peut faire un effort.

— Ariane, on va faire un compromis, commence Joshua. Je vais prévenir les parents... mais seulement le week-end prochain.

Le visage d'Ariane s'illumine.

— Ça veut dire que tu as sept jours pour prendre un maximum de vidéos, de photos, de notes sur le Monstre. Okay ?

— Oui ! D'accord !!

— Et moi, je vais... essayer de trouver ce qu'il faut faire pour officialiser une nouvelle espèce..., termine Joshua.

Ariane sourit et sautille. Elle se jette sur Joshua en répétant plusieurs dizaines de merci aigus.

— On pourra lui donner un nom, tu crois ? demande-t-elle, le visage enfoui dans les côtes de son frère.

— Oui, on l'appellera Tête-de-gland.

— Je parle d'un nom d'espèce, idioooaaAAAAh !

Ariane n'a pas le temps de finir sa phrase qu'elle est déjà dans les airs, soulevée par son frère qui la jette sur son lit avant de sortir de la chambre de la fillette en courant. Une fois arrivé dans sa chambre, il tend l'oreille pour s'assurer, encore une fois, qu'il n'a pas cassé sa sœur en deux. Un rire étouffé par l'épaisseur des murs lui confirme que tout va bien. Joshua soupire et regarde dehors. Il essaye d'ignorer l'anxiété qui se glisse sous sa peau, causée par la présence d'un écureuil feuillu qui lui confirme quelque chose : les protections de l'AZAm et les champs de Claudia qui entourent la ville ne suffisent apparemment pas à tenir les monstres à distance.

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Le lundi arrive trop rapidement, comme tous les lundis selon Joshua et commence par une heure de latin. Au programme, un examen oral consistant en un jeu de questions réponses entre la professeure et les élèves. Un échec flagrant, les étudiants ayant décidé de ne répondre qu'en français.

Le cours de français qui suit, donné par la même enseignante, n'est pas plus glorieux, les élèves ayant décidé de ne répondre qu'en latin. Un Trollus Maximus selon Karim.

A la récréation, Joshua s'éclipse et se dirige vers la salle des professeurs. Il n'ose entrer, arrêté par une barrière invisible similaire à celle qui se trouve à l'entrée des toilettes des filles. Rassemblant tout son courage, il tend la tête et regarde à l'intérieur de la pièce. Il y voit quelques meubles tristes, une machine à café fatiguée et, assis autour de tables grises, une vingtaine d'enseignants apeurés qui le regardent, les yeux écarquillés, soudainement conscients que leur sanctuaire secret a été découvert. Dans le fond de la pièce, un professeur d'Anglais feule et se cache derrière son journal bilingue.

— Bonjour ! Je cherche Monsieur Bataille, lance timidement Joshua.

Des bras pointent silencieusement vers le trentenaire dégarni accoudé à la photocopieuse. La machine vomit des pages de ce qui semble être une vue en coupe du système digestif d'une vache. Une collègue lui tapote sur l'épaule et lui montre du doigt l'adolescent appuyé contre le rebord de la porte.

— Joshua ! s'exclame Monsieur Bataille en rassemblant les copies encore chaudes dans le bac de la machine qui finit de ronronner. Il s'approche de Joshua : Que puis-je pour toi ?

— Je... J'ai une question concernant les Monstres..., commence Joshua.

— Les alterbiotes, rectifie le professeur. Je t'écoute.

Joshua passe rapidement en revue le mensonge qu'il a préparé et se lance.

— J'ai fait un pari avec Karim, et j'ai besoin de votre aide, dit Joshua.

— Il doit y avoir gros à la clé pour que tu passes ta récré à discuter avec un professeur !

— Le perdant doit embrasser les fesses de Lézard, mon chat, donc ouais, on joue gros...

— Aah, classique. Prenez du vermifuge avant, les chats ont souvent des parasites intestinaux, conseille Monsieur Bataille.

— Ok... J'y penserai, répond Joshua, surpris du pragmatisme de l'enseignant. Donc... Karim me dit que sa cousine ou sa grand mère ou je sais pas qui a découvert un Monstre...

— Un alterbiote.

Joshua ignore cette seconde rectification et continue son improvisation.

— Et il dit que, du coup, le monstre leur appartient. Est ce que c'est possible ?

— On n'a pas le droit de posséder d'alter chez soi, ils sont considérés comme animaux sauvages. Donc soit Karim ment, soit sa famille est dans l'illégalité.

Joshua note mentalement. Il n'était pas question d'adopter l'écureuil feuillu mais il sait désormais quoi répondre à Ariane si elle décide que la famille a besoin d'un alterbiote de compagnie.

— Non, non. Je crois qu'il parlait de l'espèce. Il dit que l'espèce appartient à sa famille, comme Claudia appartient au suisse qui l'a découverte.

— Ah, c'est un peu plus complexe que ça. Claudia n'appartient pas à l'agriculteur suisse dont tu parles. Alors oui, c'est lui qui l'a découverte sur ses terres et c'est aussi lui qui s'est rendu compte qu'elle tenait les alters à distance mais au final, les seules récompenses qu'il ait eu pour sa découverte, c'est une certaine reconnaissance et le droit de choisir le nom de genre dans la nomenclature binominale de la plante.

— De choisir le quoi dans la quoi ? demande Joshua. Il comprend que binominal signifie avoir deux noms, mais ne saisit pas l'idée de nom de genre.

— Le nom complet de la plante est Cupressus claudia. En gros, ça veut dire Cyprès de type Claudia. Son nom de genre est Claudia.

— Ok, ok... Et ça marche de la même façon pour les Monstres ?

— Pour les alters, oui, ça marche de la même façon. Comme pour n'importe quel autre animal sur Terre.

— Et je dois faire quoi pour officialiser, commence Joshua, se rendant compte de sa bourde alors que les mots quittent sa bouche, avant de se reprendre en gardant un air naturel : Je dois faire quoi pour trouver ce que la famille de Karim a dû faire pour officialiser leur découverte ?

Joshua doute du sens de sa phrase, mais il devra se contenter de ce que son cerveau a pondu. Monsieur Bataille fronce les sourcils et semble réfléchir.

— Le seul moyen, c'est de passer par le site de l'Académie d'Alterzoologie. Ils ont une rubrique pour les nouvelles espèces. C'est très facile à trouver et on peut y télécharger les documents nécessaire à la création d'un dossier d'invention.

Josh note de nouveau. Site de l'Académie. Dossier d'invention. Invention ? Ok...

— J'ai répondu à toutes tes questions ? demande le professeur.

— Oui, merci beaucoup, Bat'man, répond Joshua.

— De rien, Joshua. Je vois ta classe mercredi matin, c'est ça ?

Joshua acquiesce. Il dit au revoir à Monsieur Bataille et se dirige vers la cour du collège.

— Ah, Joshua, une dernière chose.

Joshua se retourne. Monsieur Bataille s'approche de lui et lui murmure :

— Je ne sais pas quel alter tu as découvert, ni où tu l'as découvert, mais s'il est dangereux, ne joue pas au brave et préviens les autorités.

Joshua tente de ne pas réagir mais ses yeux écarquillés le trahissent. Le professeur lui sourit et s'éloigne alors que la sonnerie signale la fin de la récréation.

Ce soir-là, Joshua et Ariane mangent en vitesse. Ils utilisent la pleine lune comme prétexte pour passer la soirée enfermés dans la chambre de la fillette et, officiellement, la filmer à l'aide du télescope.

Officieusement, ils rassemblent les documents trouvés sur le site de l'Académie et les lisent avec attention.

La procédure d'invention est simple mais exige des preuves d'observations devant répondre à des critères précis pour être recevables et valider le dossier. Outre les photos et vidéos qu'ils sont déjà en mesure de fournir grâce aux deux ou trois heures de rushes qu'ils ont accumulées durant le week-end, Joshua et Ariane doivent remplir une succession de fiches de description de la créature et rendre un rapport d'observation comportementale. Ses habitudes alimentaires, son cycle de sommeil, son habitat, son tempérament, ses capacités surnaturelles...

— La vache, c'est du boulot, soupire Joshua. Tout ça pour une bestiole qu'il a juste envie de voir déguerpir et aller hanter une autre forêt. La tentation de prévenir ses parents le fait hésiter l'espace d'une minute mais il se résigne.

Dans un carnet qui lui a servi de journal intime et qu'il n'a pas eu le courage de continuer après un seul paragraphe, il établit un calendrier de tâches. L'idée est d'incorporer l'observation de l'écureuil à feuilles aux corvées quotidiennes de façon transparente et discrète. Ils décident tous deux d'être totalement, absolument, sincèrement obsédés par l'observation des étoiles aux yeux de leurs parents. Cela évitera qu'ils se posent trop de questions en voyant leurs deux enfants, d'habitude chacun dans sa chambre, passer leurs soirées ensemble.

Alors qu'Ariane cherche en ligne des vidéos amateurs de la Lune qu'elle pourra montrer aux parents lorsqu'ils demanderont immanquablement à voir le fruit de leurs travaux d'astronomes en herbe, Joshua s'occupe de placer des repères sur la fenêtre, le télescope et la moquette afin de pouvoir retrouver sans trop de difficulté la direction du Monstre. Au cas où le télescope venait à être déplacé. Ce serait bête de perdre de vue le fruit de leur future célébrité.

Les alibis sont prêts. Reste à régler le problème de l'observation vidéo. Ariane calcule rapidement. Ils se lèvent tous les jours à sept heures. A sept heures trente, l'AZAm retentit et ils partent de la maison. Ils reviennent entre dix-sept et dix-huit heures, selon la circulation. Pour gagner du temps, ils feront leurs devoirs dans le bus. Ils doivent être couchés vers vingt heures. Cela leur donne une fenêtre d'environ deux heures trente par jour pour pouvoir filmer et noter tout ce qu'ils remarquent pour compléter le dossier. Ariane retire une heure pour le repas et la douche. Il reste une heure et demie. C'est peu, estime Joshua, surtout si l'écureuil décide de ne pas se montrer pendant plusieurs jours.

— Et si on laisse la caméra enregistrer toute la journée ? propose Ariane.

— Ça va saturer l'espace disque du PC... Ya pas beaucoup de gigas là-dedans, répond Joshua en regardant l'ordinateur portable plus très jeune.

— Et si la caméra n'enregistre que si quelque chose sort du nid, demande Ariane. Il doit bien y avoir des logiciels qui font ça, non ?

Joshua fait une recherche sur le net, et trouve plusieurs freewares manifestement destinés à espionner les voisins ou les nourrices et en télécharge un. Le logiciel est simple d'utilisation, mais la version d'essai ne permet d'enregistrer que deux heures par jour.

— Mais au moins, ce seront deux heures avec le Monstre dans l'écran, se rassure Joshua en spécifiant au programme la zone de l'image qui doit déclencher l'enregistrement si elle contient du mouvement. C'est-à-dire le trou dans le tronc et une partie de la branche que la créature semble affectionner particulièrement.

— Pourquoi tu sélectionnes pas toute l'image ? Peut-être que l'écureuil va rester sur une autre branche... observe Ariane.

— A cause des feuilles, répond Joshua à sa sœur, qui ne comprend pas le rapport entre sa question et la réponse.

— Les feuilles vont bouger avec le vent, et la caméra va enregistrer à chaque fois qu'il y aura du vent, donc tout le temps. J'ai sélectionné des zones où on ne voit pas de feuilles. Tout est immobile, tu vois ? Le seul moment où il y aura du mouvement, ce sera quand le Monstre sortira du nid ou jouera sur la branche, ajoute-t-il en montrant du doigt l'écran. Ariane acquiesce, la bouche dessinant une moue d'admiration.

Ils font un essai rapide en reliant l'ordinateur au smartphone de Joshua. Le garçon filme un mur de la chambre devant lequel Ariane passe à intervalles aléatoires. Le logiciel enregistre dès que la fillette entre dans la zone active et s'arrête dès qu'elle en sort.

— Nickel. Ça marche ! s'exclame Joshua, ravi. Il finalise les derniers réglages, s'assure du câblage de la caméra et de l'orientation du télescope et lance le logiciel. Il regarde l'heure : dix-neuf heures quarante. Dans vingt minutes ils devront se coucher, et dans un peu plus d'une heure il fera nuit. Peu de chance que la caméra arrive à voir quoi que ce soit durant la nuit, mais Joshua tente quand même et laisse le logiciel travailler.

Vingt minutes plus tard, les enfants sont chacun dans leur lit. Joshua a du mal à fermer les yeux, encore animé par le projet. Ses mains vibrent un peu, comme à chaque fois qu'il est anxieux, mais il met ça sur le compte de l'excitation. Il espère que le plan fonctionnera. Car, de toute la soirée, l'écureuil feuillu n'a pas une seule fois montré le bout de son museau.

Dès mardi soir, le logiciel a capturé quelques courts moments de vie de l'alterbiote. Les carnets d'observations de Joshua et Ariane se remplissent petit à petit d'informations sur l'écureuil feuillu, que Karim a décidé de baptiser Ecufeuille pendant le trajet de retour dans le bus.

— Parce que c'est un écureuil et qu'il a des feuilles, lui avait-il expliqué, le visage illuminé de fierté.

— Oh, j'avais pas compris le jeu de mot, lui avait répondu Joshua niaisement. Ariane avait rétorqué qu'elle refusait de donner un nom si ridicule à un pauvre animal innocent.

Mercredi soir, ils ont une description assez précise du physique de la bestiole et de ses habitudes. Comparant sa taille à celle des feuilles de l'arbre, ils estiment qu'il mesure entre vingt et vingt-cinq centimètres de long du museau à la base de la queue, dont la longueur est difficile à évaluer à cause de sa courbure. Les feuilles de son dos ont l'air de mesurer entre trois et six centimètres. Plus elles sont proches du cou de la bête, et plus elles sont courtes. Orientées vers l'arrière, elles peuvent se redresser pour donner un air plus imposant à l'écureuil, comme le montre la vidéo de mardi à treize heures quarante-deux, quand la créature a voulu faire fuir un corbeau qui s'était posé sur sa branche.

Pour l'instant, aucune idée de son alimentation. Joshua se dit qu'il fonctionne peut être comme une plante et se nourrit par photosynthèse. Ce qui expliquerait pourquoi il reste souvent immobile au soleil, les feuilles érigées et écartées les unes des autres. Il tente sûrement d'amasser un maximum de photons.

Jeudi soir, l'observation ralentit un peu. La caméra n'a enregistré que quelques secondes de vidéo, divisée en deux fichiers. Dans le premier, l'écureuil sort de sa tanière. Dans le second, qui a été enregistré quelques heures plus tard, il y rentre. Et c'est tout. Ariane, déçue, boude un peu et Joshua en profite pour passer en revue toutes les informations qu'ils ont glanées en seulement quelques jours. Il parcourt les dizaines de fichiers vidéos desquels il a extrait des images fixes d'assez bonne qualité. Il laisse Ariane choisir celles qui feront partie du dossier pour l'Académie, ça l'aidera à oublier de bouder.

— Tu crois que Papy en a vu, des écureuils comme celui-ci ? demande-t-elle après quelques minutes de silence.

Joshua, qui recharge la caméra pour la session du lendemain, la regarde, étonné. Papy, c'est le père de leur mère. Ils ne l'ont jamais connu, car il vivait en Allemagne, à Ulm. En plein cœur de ce qui allait devenir la Zone. Il a fait partie des premières victimes des Monstres. C'était quelques mois avant la naissance de Joshua.

— Je ne sais pas s'il a eu le temps, répond Joshua.

— Et Maman, tu crois qu'elle en a vu ?

Joshua hausse les épaules silencieusement. Leur mère ne leur a jamais vraiment parlé de cette période-là. Au cours des années, Joshua avait rassemblé les bribes d'informations qu'elle avait laissées passer sans faire attention et avait établi un semblant de déroulement des événements. Il savait qu'elle était dans un train et arrivait à Ulm pour rendre visite à son père quand les Monstres sont apparus. Quelque chose d'énorme était tombé sur la voie ferrée. Une créature immense, qu'elle n'avait pas réussi à discerner car il faisait nuit. Le train s'était arrêté d'urgence et la panique avait gagné l'ensemble des passagers. Joshua ne sait pas ce qu'il s'est passé par la suite, mais son père lui a dit un jour que sa mère, avec une centaine d'autres passagers, avait remonté la voie ferrée dans la direction opposée durant plusieurs jours, jusqu'à se faire ramasser par des véhicules de l'armée. Elle avait essayé d'appeler son père mais il n'avait jamais répondu. Et, depuis ce jour, personne ne l'avait revu.

Joshua avait peut-être six ou sept ans quand son père lui avait dit ça. Et l'image de sa mère, perdue dans la nuit au milieu de créatures inconnues l'avait tant effrayé qu'il n'avait plus considéré les alterbiotes comme autre chose que des monstres. Le garçon sent ses poils se hérisser et un frisson le parcourir.

— Je ne sais pas, Ariane, répond-il à sa sœur. Et je ne pense pas qu'elle te le dira si tu lui demandes...

Vendredi soir, Ariane relit une dernière fois le dossier que Joshua a imprimé discrètement depuis le bureau de leur mère. Après un repas expédié à cause de Mars qui, en opposition à la constellation des Gémeaux, risque d'être caché par la Lune et de ne plus être observable s'ils ne se dépêchent pas d'aller au télescope, les deux enfants courent s'isoler dans la chambre d'Ariane. Ils relisent une bonne vingtaine de fois le fruit de leurs observations, heureux de voir que leurs parents ne s'y connaissent pas assez en astronomie pour se rendre compte que leur progéniture invente des mensonges sans queue ni tête depuis le début de la semaine.

— C'aura été plus simple que ce que je pensais, confie Joshua à sa sœur.

— On a tout ce qu'il faut ? applaudit Ariane, surexcitée.

— Ouais ! s'étonne Joshua, persuadé qu'ils ont oublié quelque chose.

Il passe en revue chaque élément requis avec soin sur le site de l'Académie. Le dossier virtuel, contenu dans une session personnelle qu'ils ont dû créer en ligne, est devant leurs yeux. Tout est là. Sauf une dernière chose.

— Il manque juste une photo de nous deux, termine Joshua. Il sort son téléphone de sa poche et le tient à bout de bras, faisant signe à Ariane de le rejoindre. Elle s'approche de son frère et prend une pose timide, les mains jointes et les épaules relevées.

— Ok, on regarde bien l'objectif et on sourit comme si on était heureux.

— Je suis heureuse, moi, répond Ariane, un sourire dans la voix.

— Profite, meuf. Tu verras quand t'auras mon âge.

— Pfff, t'as même pas quatorze...

Elle est interrompue par le flash du smartphone, et reprend sa pose et son sourire à toute vitesse. Elle attend le second flash, mais Joshua décide apparemment qu'une seule photo suffira et se met à rire en voyant le résultat.

— MEILLEURE PHOTO DU MONDE, rit-il en montrant le téléphone à sa sœur.

Sur la photo, Joshua arbore un sourire du plus bel effet alors qu'Ariane, l'œil droit à moitié fermé, l'œil gauche grand ouvert et la bouche en O, donne l'impression qu'elle est sur le point de vomir son repas.

La fillette se plaint et exige une autre photo, mais son frère s'enfuit. Elle lui court après, ses interjections plus ou moins menaçantes bientôt remplacées par des rires hurlés quand Joshua l'attrape comme à son habitude pour la jeter sur son lit, sur lequel elle rebondit mollement.

Joshua se laisse tomber à côté d'elle, exténué de l'effort.

— On envoie le dossier demain, ça te va ? demande-il.

— Oui, mais refais la photo d'abord ! Je ressemble à un zombie.

Joshua tend le bras de nouveau et oriente le téléphone vers leur visage un peu gonflé par la position allongée. Les cheveux d'Ariane sont en bataille, le t-shirt de Joshua est à moitié relevé, leurs joues sont rouges, leurs yeux sourient et le soleil couchant laisse traîner ses rayons rosés sur leur peau. Un flash les illumine et meurt aussitôt. Joshua ne regarde pas la photo finale, il sait qu'elle est parfaite.

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