Chapitre 3 : Télescope

19 minutes de lecture

Il fait grand jour quand Joshua se réveille après une nuit sans rêves. Le cerveau encore embrumé, il pose les doigts sur ses paupières fermées et les tâte avec précaution. Elles semblent encore un peu enflées. L'incident du bus de la veille ne l'aura pas épargné. Comme il l'avait prévu, sa soirée aura été un festival d'éternuements et d'yeux gonflés, jusqu'à ce que le mélange sédatif cétirizine-doxylamine de son traitement anti-allergique ait raison de lui et l'assomme.

Joshua se souvient vaguement avoir demandé à sa mère - en plaisantant - de l'achever et de l'enterrer sous le pommier du jardin. Elle avait refusé car elle n'avait pas envie de sortir pendant le couvre feu.

Stupide Claudia.

Depuis sa découverte par un agriculteur suisse il y a une dizaine d'années, elle est partout. Dans les mains de scientifiques japonais, elle a été analysée, disséquée, clonée, altérée génétiquement, marketisée, distribuée et vendue aux quatre coins de l'Europe.

Joshua en entend parler depuis qu'il est tout petit. Il se souvient qu'au début, il n'avait pas compris que Claudia était une plante. Une plante très allergène que les alters évitent comme la peste et que l'on retrouve du coup dans tous les pots de fleurs, bosquets et champs dans les pays autour de la Zone. Joshua est né avec quelques petites allergies assez répandues - graminées, acariens, pollen - mais bien évidemment il a fallu qu'il soit aussi allergique à la Claudia. Il a dû être un horrible mangeur de chatons dans une vie précédente pour mériter un tel châtiment aujourd'hui.

Joshua s'étire et baille. Il a mal à la tête. Gueule de bois médicamenteuse. Il tend la main vers sa table de nuit pour y chercher son téléphone et en savoir plus sur l'incident de la veille. Quel genre d'alter a bien pu causer l'exode des cervidés ? Ses doigts tâtonnent la surface de bois condensé et se heurtent à une lampe, une boîte de chewing-gum qu'il a empruntée à Jamila, un livre qu'il n'a jamais ouvert... Mais pas de téléphone.

— Où est-ce que t'es ? chuchote-t-il entre ses dents, ne comprenant pas pourquoi l'appareil n'est pas en train de charger à sa place habituelle.

Puis il se souvient. Dans sa léthargie allergique, il était monté dans sa chambre, avait jeté son sac et ses vêtements par terre puis s'était affalé dans son lit avant de commencer à baver sur son oreiller. Sans sortir son téléphone de son sac. Son sac qui est par terre, au pied du lit et que Joshua ne peut atteindre que si son bras peut s'étendre de deux ou trois mètres de long. L'adolescent sait que c'est impossible, mais il tente quand même le coup. Qui sait ? Peut-être que les lois de la physique ont changé durant la nuit. Difficile d'être sûr de quoi que ce soit dans un monde où l'on découvre régulièrement des animaux aux dons surnaturels.

Malheureusement, le bras ne s'allonge pas et, résigné, Joshua fait un effort monumental pour sortir du cocon confortable de sa couette. Il se traîne avec l'élégance d'une limace mourante jusqu'au bout du lit d'où il arrive presque à atteindre la besace tant convoitée gisant sur la moquette. Il continue de se hisser jusqu'au bord du matelas, le corps à moitié dans le vide. Ses doigts effleurent le sac et l'attrapent au moment même où Ariane, avec l'énergie d'une gamine heureuse un samedi matin ensoleillé, ouvre la porte avec fracas. Elle se jette sur le lit de son frère en criant et lui fait perdre l'équilibre. Joshua tombe du lit et s'écrase tragiquement sur son sac en aboyant des insultes. Persuadé qu'il a entendu une de ses vertèbres se casser en deux, il se relève et lance un regard noir à sa soeur, assise en tailleur sur un oreiller et arborant un sourire d'une oreille à l'autre.

— C'est quoi ce sourire de tueuse en série ? demande l'adolescent.

Ariane ne répond pas et frétille d'excitation.

Joshua croise les bras et, d'un haussement de sourcils, encourage sa sœur à lui donner une réponse. Ariane continue de sautiller mais ne dit rien. Elle laisse juste échapper un petit couinement d'impatience et se rapproche de Joshua, les yeux grands ouverts et les dents découvertes. Mais devant l'absence de réaction de son frère, la fillette troque son sourire contre une moue d'incertitude. Elle fronce les yeux et jauge l'adolescent, avant de se lever, vexée, et de sortir de la chambre en claquant la porte.

Aujourd'hui c'est l'anniversaire d'Ariane mais Joshua veut faire comme s'il n'était pas au courant. Juste pour l'embêter. S'il ne lui avait pas déjà parlé aujourd'hui, il aurait même pu prétendre qu'elle n'existe pas en l'ignorant quand elle lui parle ou en lui rentrant dedans si elle venait à être sur son chemin. Il fera ça l'année prochaine.

Bref.

Libéré de sa sœur, Joshua sort son téléphone de son sac. L'appareil ne donne aucun signe de vie. L'adolescent le met à charger sur sa table de nuit et descend rejoindre le reste de la famille, affairée autour de l'îlot central de la cuisine. Ariane se fait martyriser par son père à coups de bisous sur le front et de ma fifille a dix ans ! alors que la matriarche plante des bougies sur un gâteau de crêpes pendant que les viennoiseries du petit déjeuner décongèlent dans le four.

— C'est l'anniversaire de quelqu'un ? demande Joshua.

— Aide moi à mettre la table au lieu de dire des âneries, lui répond sa mère en inspectant ses yeux. Ça va mieux ce matin ?

Joshua acquiesce et sort bols, tasses et couverts qu'il pose sur la table, manquant au passage de trébucher sur Lézard qui fait sa toilette au milieu du chemin.

— Ils ont parlé d'hier aux infos ? demande-t-il en fouillant dans les couverts pour y trouver des cuillères. Il y avait un monstre dans la ville ?

— Ils ont dit que c'était une fausse alarme. Un Brigadier a pris peur à cause d'un cerf qui s'est jeté sur lui et a lancé une grenade C, explique son père.

Joshua veut se moquer du soldat mais il sait qu'il aurait absolument fait la même chose.

— Et comment ils expliquent les cerfs justement ? Il y en avait des centaines !

— Un incendie dans la forêt à quelques kilomètres, ajoute sa mère. Finalement, il n'y avait pas d'alter...

— Mais pourtant on a entendu l'alarme AZAm, se souvient Joshua.

— Jo, les alarmes de proximité sont déclenchées manuellement. Vraiment, il n'y avait rien...

— Rien du tout ? Pas de monstres qui ont blessé des gens, ou mangé des chats ? Rien du tout, pas de morts non plus ? demande-t-il.

Les parents disent non à l'unisson.

— Super, donc j'ai fait mon allergie pour rien, soupire Joshua en plaçant un rouleau de serviettes en papier sur la table. Sa mère lui lance un pauvre chou, va peu convaincant et invite la famille à s'asseoir.

La table est recouverte d'un festin de croissants, pain grillé, confitures et pâtes à tartiner. Et au milieu de cette abondance, trône le gâteau d'anniversaire dont les dix bougies illuminent les yeux émerveillés d'Ariane. La pièce sent la bonne humeur, le chocolat et les calories.

— C'est l'heure des cadeaux, annonce le père. Jo, tu commences.

Joshua, un croissant dans la bouche, regarde son père, sa mère puis Ariane. Les trois paires d'yeux le scrutent avec attente. Joshua finit son croissant, s'essuie la bouche et se dresse, une main sur le bas du dos. Il honore la fillette d'un sourire plein de dents tachées de chocolat.

— Ariane...

— Ouiiiii ?

— Aujourd'hui tu as dix ans, commence-t-il, sans savoir où il va. Dix ans que tu existes, déjà. Une décennie... Dix années...

Il regarde autour de lui et cherche une idée. Son regard s'arrête sur une carte postale aimantée au frigo représentant un château fort quelque part dans le sud de la France.

— Si on avait été au Moyen-Age, on t'aurait déjà mariée et... continue-t-il.

— Quoi ?! s'exclame Ariane.

— Non, non, ça c'était avant ! Aujourd'hui personne ne va se marier avec toi, t'inquiète pas !

— QUOI ?!

Joshua tente de garder un semblant de dignité alors que ses parents se retiennent de rire.

— Attends, je recommence... Ce que je voulais dire c'est que je... n'ai pas de cadeau pour toi...

Ariane fronce les sourcils.

— Mais je t'aiiiime, ajoute-t-il d'une voix niaise en faisant un cœur avec ses doigts. Et l'amour d'un grand frère, ça n'a pas de prix, donc : de rien, meuf.

Fier de sa générosité, Joshua s'assied. Il prend une part du gâteau de crêpe et mord dedans avec satisfaction. Ariane ne bouge pas, le regard dans le vide, puis lâche un OK ravi en croquant dans une madeleine. Elle sourit en mâchant et se trémousse de nouveau en chantonnant.

— Et pourquoi tu n'as rien acheté à ta sœur ? demande sa mère en sirotant son café.

— Parce que je n'ai plus d'argent à cause de ce fichu pot à grossièretés, mère, répond-il en avalant une bouchée du gâteau. Il m'a tout volé comme une vieille pu...

— Hey !

— J'allais dire pupe, se défend Joshua. Puis, à sa soeur : Ca veut dire cocon, j'ai appris ça en cours hier.

Ariane semble ravie de cette nouvelle information.

— Tiens, et si on regardait combien il y a dans ce pot ?! intervient son père. Il se lève et attrape le pot de céramique rouge au-dessus du frigo et le soupèse.

— Il est bien lourd. A ton âge je ne disais pas autant de gros mots, mes parents m'ont bien éduqué.

— Les miens non, répond Joshua en espérant de tout son être que ses parents sont d'assez bonne humeur pour accepter la boutade.

— C'est de ta faute, chéri. Tu lui as tendu une perche énorme..., dit la mère.

— Je sais... On fait quoi du coup ? répond le père.

— On donne le pot à Ariane ?

— On donne le pot à Ariane.

Joshua avale l'injustice de travers et manque de s'étouffer avec un morceau de crêpe alors qu'Ariane hérite de l'argent des jurons en ricanant comme un méchant dans un film d'espionnage. Si Lézard avait été sur ses genoux, l'illusion aurait été parfaite. Joshua proteste, citant une dizaine de raisons pour lesquelles ce qui vient de se passer est immoral et certainement protégé par la convention de Genève, mais le mélange de crêpes et de pâte à tartiner qui lui remplissent la bouche ne lui permettent de sortir qu'une inintelligible tirade. Le reste de la petite famille se demande s'il est en train de faire un AVC.

— À notre tour maintenant, annonce le père en se levant. Il va dans la chambre conjugale et en revient avec une grande boîte emballée dans du papier argenté recouvert d'étoiles et de flocons de neige. Un reste de papier cadeau de Noël dernier.

Ariane fait de la place devant elle et son père dépose le cadeau. Elle l'effeuille avec soin pour révéler une boîte en vieux bois scellée par un petit crochet en cuivre.

Ariane ouvre la boite et ses yeux s'illuminent devant un superbe télescope en métal doré.

— Il appartenait à votre grand-père, raconte leur mère. Il n'est plus tout jeune mais tu pourras voir Jupiter avec.

Ariane explose de joie et remercie ses parents en leur sautant dessus et en les serrant fort dans ses petits bras.

Joshua inspecte l'objet. Il a l'air vieux mais est dans un état irréprochable.

— Wow, il est en or..., dit-il.

— C'est du cuivre, mon chéri, lui répond sa mère.

Joshua caresse le tube de l'appareil, puis tripote une petite molette de réglage.

— Ariane, t'as un télescope en or ! continue-t-il, ignorant la remarque de sa mère.

— Josh, c'est du cuivre ! lance Ariane.

— On m'a jamais rien offert en or, à moi. Ça doit être cool d'avoir des cadeaux en or.

Les câlins et bisous cessent et des regards blasés agrémentent les visages d'Ariane et des parents. Joshua déblatère alors sur les maigres chances de réussite professionnelle des enfants qui ne reçoivent pas d'or pour leur anniversaire et félicite Ariane pour sa très probable carrière dans les sciences appliquées.

— Et j'espère que tu ne m'oublieras pas quand je vivrais sous un pont. Sans éducation. A cause de Papa et Maman, ajoute-t-il d'un ton exagérément peiné devant ses parents qui ne se retiennent plus de rire.

Une demi-heure plus tard, les assiettes sont vides et les estomacs sont pleins. Joshua, à la demande de son père, est chargé d'apporter le télescope dans la chambre d'Ariane. L'appareil est lourd et Joshua marche lentement, de peur de le faire tomber. Ariane le suit, le pot contenant toute la fortune de son grand frère dans les mains.

Ils montent à l'étage et Ariane ouvre la porte de sa chambre.

— Quelle horreur, murmure Joshua, les yeux grands ouverts et la bouche déformée par une moue qu'il espère exagérée.

— C'est bon, je vais ranger après..., répond Ariane en soufflant.

La fillette a un défaut qui, selon Joshua, éclipse toutes ses innombrables qualités : elle est terriblement, désespérément, éperdument désordonnée. Leur mère lui fait ranger sa chambre tous les jours, mais rien n'y fait : au bout de quelques dizaines de minutes, le sanctuaire de la fillette ressemble à un lendemain d'ouragan.

— Tu peux mettre le télescope sur mon lit ? Je reviens ! dit-elle avant de jeter les nombreuses peluches qui prennent toute la place par terre et de filer.

Joshua s'exécute et observe la chambre de sa soeur dont les murs, illuminés par le soleil matinal qui entre par la grande fenêtre, sont recouverts de posters de constellations, d'alterbiotes et de boys bands coréens. Le sol est quant à lui jonché de bordel que Joshua n'a pas envie d'essayer d'identifier.

Il regarde rapidement par la fenêtre. D'ici, il y a une vue imprenable sur la chambre de Karim. Ariane revient et inspecte le télescope.

— Papa va venir l'installer, dit-elle avant d'ajouter, excitée comme une puce : Maman a dit que je pourrai voir Jupiter avec !

— Stylé..., répond Joshua, quand même sceptique quant à la véracité de l'information.

— On pourra voir le drapeau américain sur la lune aussi ! continue la fillette.

— Sur internet ils disent qu'il est devenu tout blanc à cause des radiations du soleil. Et que du coup c'est un drapeau français...

Ariane ne comprend pas la blague. Joshua non plus, pour être tout à fait honnête.

— Bon, je vais me doucher ! annonce Joshua en se levant.

— Tu vas au foot avec Karim après ? demande Ariane en extrayant délicatement le télescope de sa boîte en bois.

— Non, j'ai la tête qui tourne encore à cause d'hier. Aujourd'hui je reste à la maison. La dernière chose dont j'ai envie, c'est d'une Brigade qui va balancer de la Claudia à cause d'un chat ou d'une abeille. Donc là, je vais prendre un bain qui va durer au moins deux heures !

Joshua retourne dans sa chambre pour y prendre des habits propres, son téléphone - désormais chargé - et un paquet de bonbons qu'il avait caché dans sa table de nuit pour se sustenter. Paré pour une séance de relaxation, il sort de sa chambre. Rappelé par une tache rouge furtive traversant son champ de vision, il fait demi-tour et voit le pot à grossièretés posé sur son bureau. Il sourit et se dirige vers la salle de bain.

-

Quand Joshua en sort, les cheveux encore humides et la peau sentant le lait d'amande douce artificiel, il est bientôt midi. Le silence de la maison est caressé par le son du piano. Le père de Joshua et Ariane, amateur de musique, joue souvent ce qu'il appelle de la musique méditative. Pas de morceaux connus, mais des improvisations souvent minimalistes et répétitives, qui posent dans la maisonnée une musique de fond non intrusive que Joshua a toujours trouvée très agréable. Joshua avait un jour demandé à son père de lui composer une mélodie et l'homme s'y était attelé avec ferveur. Le résultat était assez simple selon Joshua, mais la mélodie était la sienne et il l'aimait. Il se surprenait souvent à la chantonner quand il avait l'esprit libéré, comptant dans sa tête les temps dans les silences. Do, la, trois, quatre, ré, do-la, sept, huit... Son père avait tenté de lui apprendre le morceau, mais Joshua n'avait pas vraiment envie de jouer du piano. Ça faisait trop bon élève selon lui.

Dans la chambre d'Ariane, leur mère aide la fillette à installer le télescope. Joshua entend sa voix, floutée par l'épaisseur du mur. Elle doit être en train d'expliquer à Ariane que si on met un néon AZAm à l'intérieur du télescope, celui-ci se transforme en rayon de la mort qui permet de brûler des monstres à plus de dix kilomètres de distance. Oui, c'est sûrement ça, décide Joshua.

Puis il pense à Karim et ses accès de folie dansante et se demande s'il serait possible de le filmer à l'aide du télescope pour pouvoir le faire chanter par la suite.

— Karim ! Fais mes devoirs de maths pendant deux mois sinon je diffuse cette vidéo de toi en train de twerker ! murmure-t-il d'un air faussement menaçant.

Il s'arrête et, un index sur les lèvres, appelle sa mère.

— Oui ? répond-elle.

— Tu crois que c'est possible de connecter le télescope à un PC pour enregistrer ce qu'il voit ? demande-t-il à travers le mur qui sépare sa chambre de celle d'Ariane.

— Han ! Tu veux qu'on fasse des vidéos de la lune et des étoiles ?! demande Ariane, ravie par l'idée.

— Euh, oui... c'est... tout à fait ce à quoi je pensais, répond Joshua. Alors, maman ! C'est possible ou pas ?

— Joshua... Tu es conscient que c'est un télescope de 1964 et qu'à l'époque il n'y avait ni câble USB ou HDMI et encore moins d'ordinateurs ? répond sa mère.

— Et donc ? demande-t-il en feignant l'incompréhension. Ça veut dire non ?

Sa mère répond par un râle d'exaspération. Le piano se tait et quelques secondes plus tard, le père de Joshua passe la tête par la porte de la chambre de son fils.

— Vous pouvez emprunter ma mini-caméra HD et la tenir contre l'oculaire...

— Je sais même pas ce que c'est qu'un oculaire, père, répond Joshua avec un air niais.

— C'est le petit trou dans lequel tu dois regarder, gros malin, répond sa mère de la chambre d'Ariane.

De oculus - œil en latin, se souvient Joshua. Il aurait dû le comprendre et se sent bête.

— Ok pour la caméra. Bonne idée, le vieux. conclut Joshua.

Dix minutes plus tard, Joshua, Ariane et leur père sont dans la cave. La grande salle rectangulaire sert de débarras et est illuminée par un néon AZAm bleuté qui grésille à un rythme aléatoire. La plupart des caves n'ont pas besoin de néon AZAm mais l'absence de Claudia dans la maison nécessite cette précaution supplémentaire, imposée par la mairie. Joshua n'aime pas particulièrement ce néon, qui a tendance à picoter la peau lorsqu'on reste trop longtemps sous sa lumière.

— Voici la caméra, dit le père en tendant le petit appareil compact à son fils. Et le câble.

— Comment on la fait tenir sur le télescope ? demande Ariane en inspectant la caméra.

— Vous pouvez essayer de construire quelque chose avec ça ! répond le quarantenaire en leur montrant une boîte contenant un vieux jeu de construction que Joshua avait totalement oublié.

— Essayez juste de ne pas rayer le télescope.

Joshua et Ariane fouillent dans la boîte alors que leur père s'éclipse. Ils y trouvent des fines poutres métalliques, des boulons de tailles diverses, des centaines de rondelles plus ou moins oxydées, des tournevis, de la colle sèche et du scotch. Joshua se sent inspiré et imagine déjà mille façons ingénieuses d'accrocher la caméra au télescope.

— Meuf, on va te construire un truc trop bien.

--

— J'ai comme l'impression qu'on aurait pu faire beaucoup mieux, observe Ariane en regardant la caméra grossièrement fixée au télescope à l'aide d'un gros morceau de chatterton.

Joshua hausse les épaules. Si ça fonctionne, c'est suffisant. Il installe son PC portable sur le bureau d'Ariane - qu'il a dû au préalable vider de tout son bazar - et le relie à la caméra à l'aide d'un câble USB. La fillette teste les différents axes du télescope en manipulant des petites vis de serrage et des leviers situés sous la monture. La molette qui gère l'orientation verticale semble coincée et Ariane n'arrive pas à la desserrer. Elle abandonne et regarde par la fenêtre.

— Je suis pressée qu'il fasse nuit ! s'impatiente Ariane.

— Tu crois que tu pourras vraiment voir Jupiter avec ce vieux truc ? demande Joshua en installant une mise à jour du logiciel de capture d'image.

— Maman m'a dit que le télescope est assez puissant pour ça. On pourra même voir les quatre plus grosses lunes de Jupiter.

— Les quatre plus grosses ? Mais... Y'en a combien en tout ?

Ariane se lève et revient avec son livre d'astronomie favori. Elle fouille les pages et s'arrête sur la section dédiée à la géante gazeuse.

— Soixante dix-neuf lunes, dit-elle, impressionnée. Et celles qu'on pourra voir avec le télescope s'appellent Europe, Ganymède, Callisto et... Io.

Ariane continue de lire, absorbée par la double page devant elle.

— Ils disent que Io est recouverte de volcans qui sont tous en activité. C'est à cause de la friction de son manteau intérieur causée par la force de marée de Jupiter et des autres lunes, lit la fillette. Je comprends pas trop...

La force des marées. Joshua se souvient en avoir entendu parler en cours de SVT.

— Je crois que ça veut dire que Io est attirée par Jupiter et les autres lunes qui passent à côté. À cause de la gravité. Et du coup ça la déforme et ça déplace la roche qui la compose, explique-t-il à sa sœur qui tente de suivre. C'est comme si tu prenais un sac à patate et que toi et moi on tirait dessus en même temps. Tu vois comme les pommes de terres se déplaceraient à l'intérieur du sac ?

Ariane acquiesce.

— Là c'est la même chose. Quand les patates dans Io se déplacent, elles se frottent et la chaleur qui en résulte donne de la lave...

J'aurais dû dire des frites, pense-t-il, agacé par l'opportunité manquée de dire quelque chose de stupide.

— Mais... Comment ça fonctionne, les frottements qui donnent de la chaleur ? demande Ariane.

— Par magie, très certainement, décide Joshua. Une nouvelle fois, il s'énerve contre lui-même de n'avoir pas répondu que leurs parents devaient s'y connaître en chaleur par frottements, même s'il n'est pas convaincu que ce soit une chose très appropriée à dire à une petite fille.

Ariane le regarde, peu convaincue.

— En gros, Io se fait écarteler dans tous les sens à cause de la gravité qui lui tiraille l'intérieur et les volcans sont le résultat de sa souffrance éternelle.

— La pauvre, le plaint-elle en refermant son livre. Maintenant, Io est ma lune préférée !

— Ok, chacun son truc... Au fait, tu veux voir le résultat de mon génie ? demande Joshua en faisant pivoter l'ordinateur portable vers sa sœur montrant un nuage filmé en direct par le duo caméra-télescope.

— Ça marche ?! sautille de joie Ariane.

— Ouais. Et on peut tout enregistrer quand on veut. Je suis pressé de filmer Karim en train de faire du kung fu en slip dans sa chambre.

— Ok, chacun son truc..., répond Ariane.

Joshua, bon joueur, la félicite de sa répartie. Ariane est contente.

— Bon, le télescope est prêt ? Tout fonctionne de ton côté ? demande-t-il en vérifiant la longueur du câble de la caméra.

— Oui ! Sauf cette petite chose-là, répond Ariane en montrant du doigt la molette trop serrée et qui lui posait problème un peu plus tôt. Papa l'a serrée trop fort et je peux pas viser où je veux...

— Tiens, viens à ma place et laisse moi m'en occuper. On va en profiter pour faire un test d'enregistrement, lance Joshua.

Ariane s'installe devant l'ordinateur et observe l'écran. La qualité de la vidéo est impressionnante pour une si petite caméra. Joshua s'assied à côté du télescope doré et demande à Ariane d'appuyer sur Enregistrer dans le logiciel de capture. Elle s'exécute et sautille de joie en voyant le timecode défiler, signifiant que l'enregistrement est en cours. Joshua manipule les leviers du télescope. La monture tourne sur son axe horizontal sans problème mais impossible de changer l'orientation verticale. Ariane regarde les nuages aller et venir de droite à gauche sur l'écran alors que Joshua lutte avec la molette récalcitrante.

— Oh j'ai vu une hirondelle, dit-elle folle de joie. Tu peux viser plus bas ? Elle est partie vers la forêt !

— Attends, j'essaye de débloquer ce truc de m..., grince Joshua en forçant sur le pas de vis. Mais il l'a serré avec quoi, ton père ?!!

Joshua prend une grande inspiration et force sur la molette en poussant un râle exagéré. La vis cède d'un seul coup et desserre son emprise sur le télescope qui, libéré, pique du nez. Avant que Joshua n'ait le temps de réagir, l'ouverture de l'appareil tombe contre le bord de la fenêtre avec un fracas métallique. Ariane met ses mains devant la bouche pour étouffer son cri, de peur que les parents ne l'entendent.

— Putain de bordel de pupe, lâche Joshua. Je l'ai cassé ?!

— Il a fait un bruit bizarre en se cognant. Il est abîmé ? demande Ariane, inquiète.

Joshua se lève et vérifie la lentille. Elle n'a rien. Le cylindre de l'ouverture n'est pas déformé mais sûrement rayé à l'endroit du choc.

— Ça donne quoi à l'écran ? L'image est ok ? C'est pas flou ou tout noir ? demande-t-il à sa sœur qui lâche des yeux son pauvre télescope pour vérifier l'écran de l'ordinateur. Elle scrute l'image, concentrée. Puis écarquille les yeux.

— Bon, au moins maintenant, on sait que c'est desserré, se rassure Joshua. Je vais le redresser et vérifier que la vis tient toujours, ok ?

— Non !! intervient Ariane. Joshua, ne touche à rien !

Le tremblement dans la voix d'Ariane alerte Joshua, qui s'éloigne du télescope et s'approche de sa sœur.

— Qu'est-ce qu'il y a, Ariane ?

Ariane ne répond pas mais tend un doigt vers l'écran de l'ordinateur. Joshua s'installe à côté d'elle, curieux, et regarde l'image de la forêt visée par le télescope. La forêt au fond du jardin. Avec ses arbres touffus, ses oiseaux bruyants et ses feuillages qui dansent avec le vent.

Et au centre de l'image, posé sur une branche, un Monstre.

Annotations

Vous aimez lire Davoldo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0