Vingt-deux ans

7 minutes de lecture

Je décide le jeudi soir, jour de mon anniversaire, de lui écrire un texto pour lui demander de me laisser une seconde chance afin de m'expliquer, et aussi par l'inquiétude de son absence.

Le samedi, alors qu'Iban, Toni, Clara et Bastien décident de m'organiser mes vingt-deux ans au Carmen, je n'ai toujours pas eu de réponses de sa part. Le vide est profond.J Je hurle de l'intérieur.

Lors de la soirée, arrivés tôt au club, nous avons trinqué avant que Malia, belle ébène, grande et élancée, occupe le siège à côté de Bastien, totalement envoûtée par son compagnon et collègue de travail. S'ajoute à la table Gueule en Biais et ses blagues lourdes. En clair, que des couples et moi à nouveau seule, le soir de mon anniversaire.

Alors, je prends la merveilleuse initiative d'aller m'enivrer au bar, encore vide de clubbeurs. Un verre de vin blanc, perchée sur mon tabouret, dans ma robe courte, qui semble crier que je suis une célibataire dépressive, puis à attendre que la nuit défile sans fête ni joie.

— Bonsoir, entendis-je à ma droite.

C'est sa voix que je reconnais avant sa main, alliance au doigt. Douce, calme et maîtrisée. Je pivote et me retrouve face à face avec James. Incapable de contrôler le bonheur qui se dessine sur mon visage.

— Bonsoir...

— Je peux vous offrir un verre ? me demande-t-il comme si nous ne nous connaissions pas. Ou vous rembourser celui-ci ?

Il remonte ses lunettes et je ne sais quoi répondre. À quoi joue-t-il ?

— Je me présente James Taylor.

Joueuse, je lui réponds :

— Enchantée, Charlène Mahé. Vous venez bien tôt en club.

— Oui, je souhaitai pouvoir discuter tranquillement, me certifie-t-il en balayant la salle des yeux.

— Ah bon ? Vous devez retrouver quelqu'un ?

— Puis-je ? me demande-t-il en me montrant le tabouret près de moi.

— Bien sûr.

— Excusez-moi ? interpelle-t-il le barman. Un whisky sec, s'il vous plaît.

Son bras droit sur le comptoir, il me dévisage en silence comme la toute première fois que nous nous sommes rencontrés. J'aime ce regard, bleu profond en pleine contemplation. Et même quand le serveur le sert, un simple merci ne le fait pas détacher de son observation.

— Vous êtes très belle.

Il ne cille pas. Droit et serein, il l'a assuré sans honte, avec le plus grand sérieux.

— Merci, réponds-je tout simplement en baissant les yeux.

Ceux-ci s'attardent sur ses avant-bras et je souris avec nostalgie.

— Vous avez remonté vos manches ?

Il hausse rapidement ses sourcils avec une petite moue espiègle, avant de prononcer :

— Une vieille manie.

— Ça vous rend très séduisant, conclus-je en soutenant son regard.

C'est électrique, excitant et improbable ce que je suis en train de vivre. Il y a quelques minutes je pensais encore que je ne le reverrais plus jamais, et là, il est devant moi. Sobre et élégant. J'ai déjà vu deux femmes lui jetaient des regards aguicheurs, mais c'est avec moi qu'il discute, qu'il tente de séduire.

— Venez-vous souvent ici ? me coupe-t-il dans mes pensées.

— Oui. Mais, ce soir, je fête mes vingt-deux ans.

— C'est drôle.

— Pourquoi ?

— Et bien, au même endroit lors de mon anniversaire j'ai rencontré une somptueuse créature, une déesse, se confesse-t-il. En vérité, elle m'a fait tourner la tête.

— Vous en parlez au passé, lui fais-je remarquer, apeurée.

— J'ai été dupé. C'est ça, les déesses... assure-t-il en prenant une gorgée de son whisky. On a été tous deux pris dans une spirale et nous avons omis quelques détails de notre vie, par peur de tout gâcher.

— Vous voulez dire que vous avez eu du mal à mettre des mots sur des sentiments ?

— C'est exactement à propos.

— Et elle, vous lui avez dit ?

— On ne se parle plus.

Nouvelle gorgée pour James.

— Vous devriez lui en faire part, le poussé-je à se dévoiler. J'en suis sûre qu'elle vous écouterait.

— Je l'espère. J'ai été un peu fort avec elle, récemment. Exténué par une invasion de révélations et par les années difficiles que j'ai eues, j'ai oublié d'être diplomate et courtois. Ça n'est pas dans mes habitudes.

— Est-elle sans reproches ? m'excusé-je par sous-entendus. Tout le monde fait des erreurs.

Un léger sourire se forme sous son nez grec. Il tape le bar de ses doigts sans me quitter des yeux.

— Que faites-vous dans la vie ?

— Je suis étudiante en dernière année de Licence HIDA, et les samedis je suis stagiaire restauratrice à l'Atelier Drouot.

— Quel coïncidence ! s'exclame-t-il, en bon acteur. Je suis dans le milieu en tant que professeur de symbologie en art à la Sorbonne et galeriste à Londres à la Smith Gallery Art.

— Oh ! Mais, je suis dans l'option de symbologie, le professeur est brillant ! Et je connais bien la Smith Gallery Art.

— Ah oui ?

— Oui. Connaissiez-vous Lauren Smith ?

— Oui, c'était ma femme.

Ça y est, nous l'avons dit. Nous nous sommes avoués l'un à l'autre cette dure vérité.

— Toutes mes condoléances, dis-je sincèrement, car je n'ai jamais pu le lui dire. C'était une femme remarquable et j'ai eu grande peine de ne pas avoir eu le temps de la saluer une dernière fois.

— C'était une femme remarquable, c'est vrai... laisse-t-il en suspens.

— Mais dites-moi, elle semblait plus âgée que vous, non ? le taquiné-je en buvant à mon tour.

Un petit rire lui échappe.

— J'ai tendance à aimer les relations ambiguës.

— Vous voulez dire que vous aimez transgresser les règles ?

— C'est tout à fait mon genre.

Je me mords la lèvre inférieure, au bord de l'implosion. Il commence à faire très chaud ici. Ont-ils monté la température de la pièce ?

— Personne d'autres à la Smith Gallery Art ?

Douche froide. Je prends une grande inspiration.

— Si, Simon Williams, avec qui j'ai sympathisé.

— C'est-à-dire ?

— On va dire qu'on a fait une petite bêtise. Idiote d'ailleurs.

— Vraiment idiote ? Sans arrière-pensées ? continue-t-il à questionner, cette fois-ci sans lever les yeux de son verre.

— Sur le moment, bien sûr avec des arrière-pensées, sinon nous n'aurions rien fait. Mais avec le recul, oh que oui ! Bien idiote, malgré l'affection que j'ai pour cet homme, car il n'a pas de mauvais fond et il a été très gentleman avec moi.

James prend une bonne bouffée d'air et boit. Je serre rapidement la mâchoire.

— Je vous l'accorde. C'est mon meilleur ami depuis trente-cinq ans.

— C'est fou tout ce hasard ! m'exalté-je faussement.

— Ah oui ? Vous trouvez ? Je pense que le hasard n'existe pas, certifie James en se tournant vers moi, de nouveau.

C'est en levant son bras, seulement que je remarque qu'il n'avait pas posé son bras gauche sur le bar, trop absorbée par l'intensité profonde de ses yeux bleus. Il en dépose un petit sac.

— Un petit cadeau pour votre anniversaire, dit-il avec un sourire.

— Comment le saviez-vous ?

Nous nous tournons vers Iban qui, lui, la détourne vivement. Je secoue la tête pour le petit tour qu'ils m'ont joué derrière mon dos.

—Vous connaissez Iban, mon colocataire ?

— On s'est déjà croisés, confirme-t-il, les yeux plissés.

— Et qu'est-ce que c'est ? demandé-je en secouant le cadeau.

— Mon petit doigt m'a dit que vous aviez des sous-vêtements qui avaient été déchirés.

J'éclate de rire avant de reprendre mon sérieux, subitement.

— Un body et une petite culotte ?

— Ah non ! s'exclame-t-il avec une moue. Elle a été remplacée par un p'tit tanga, c'est mieux pour la forme des fesses. Oups ! Excusez-moi, je m'égare, ajoute-t-il une main sur la poitrine.

— Je le porterai avec grand plaisir, minaudé-je avant de lui demander, alors, qu'allez-vous faire avec votre déesse, M. le mécène ?

Réfléchi, il passe ses doigts sur ses lèvres.

— Je souhaiterai l'inviter chez moi pour son anniversaire, juste seule à seul. Profitez de la vie et repartir à zéro.

— Vous pensez pouvoir vivre une relation comme celle-ci avec tout ce qu'elle engendre autour ?

— Je prends le risque, rétorque-t-il. Mais d'abord, j'aimerais savoir si elle arrivera à mettre des mots sur des sentiments.

— Elle peut... mais il lui faudra du temps, claironné-je. Tout ce qu'elle peut dire c'est que l'homme qu'elle a rencontré Chez Plumeau lui plait énormément.

— Et ?

— Comment vous savez que c'est un « et » et pas un « mais », ricané-je.

— Votre sourire.

Littéralement, je fonds devant sa prestance, son assurance et son calme face à ma bouillante exaltation.

— Et... commencé-je en roulant des yeux. Elle aimerait continuer à le voir.

Lentement, il se lève et s'approche de mon oreille. Dans un murmure, suave comme une caresse :

— Alors, rattrapons le temps perdu, Charlie.

Sa barbe râpe contre ma joue et nos lèvres proches, je me jette à son cou et l'embrasse avec fougue. D'abord surpris par ma réaction, il m'enlace et approfondit notre baiser. Nous nous tâtons de nos mains, partout où celles-ci peuvent se balader, dans la limite de la pudeur. Mon parfum d'encens se confond avec le sien, celui de la lavande.

C'est ici, au Carmen que nous nous sommes rencontrés et plus, et c'est dans ce même lieu, que nous avons appris à nous connaître et que nous nous sommes aimés.

Annotations

Vous aimez lire Laurie P ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0