Direction Pigalle

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Lorsque la fin du cours est annoncée par la sonnerie de la faculté, les étudiants se ruent au-dehors tandis que James range avec soin ses affaires. Pas un regard. Pas une expression, qui me rappellerait un passé commun. Une opportunité à se réconcilier. Son indifférence provoque en moi une intense impulsion d'aller le secouer, de lui hurler au visage, de cracher ma colère contre lui.

C'est avec un épatant courage que je me détourne de lui et poursuit le long couloir qui m'amène dans Paris, sans compagnie.

Mes pieds me traînent jusqu'au Jardin du Luxembourg, là où James et moi avions succombé de nouveau à notre envie du péché originel. Croquer dans la pomme, pourtant interdite. Même lieu où j'aimais m'y retrouver en quête de méditation, à la recherche de réponses personnelles et, parfois symboliques. Face à la Fontaine-des-Quatre-Parties-du-Monde, j'y jette mon œil d'experte novice. Ces quatre femmes dansant en ronde autour de la sphère mondiale avaient animé un débat sur l'esthétique du sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux. En effet, chaque continent – l'Océanie durant la seconde partie du XIXème siècle était en objet de découvertes maritimes – est représenté par une allégorie : une femme par des traits, des coiffes ou des accoutrements typiques, comme celle de l'Afrique dont ses pieds sont enchaînés. Ce discours gênant n'a pas empêché cette sculpture d'être admirée par les passants et les amoureux du voyage.

Je plonge la main dans mon sac, récupère ma bouteille d'eau et, sort un cachet contre la migraine, et avale le tout. Sur le trajet qui m'amène au RER B, station Luxembourg, je m'interroge sur la dispute avec James et son incompréhension à se mettre à ma place. Son entêtement, aujourd'hui, me prouve que ses allégories m'accablent autant qu'il dénigre Vénus. Qu'a-t-il envers les femmes ? Il a dû perdre sa mère tôt pour réagir de la sorte. Ainsi que son épouse, il manque d'attention maternelle cet homme. On ne fuit pas les problèmes par le biais d'une toile pour parler à une femme. Et ses allusions avec Simon ? Pourquoi ne le dit-il pas que ça l'emmerde ? Il brasse les mots en ne les joignant pas ensemble, pour y former un seul sentiment : l'amour. Et je ne le laisserai pas m'accuser de tous les torts de notre relation.

Le train sur le quai, à temps, je m'engouffre dans le premier wagon, et assis sur le strapontin, face à moi : James.

La vie me joue des tours !

On se regarde, se défie, s'écœure, se bataille.

Debout, appuyée à la barre de métro, le train s'arrête relâchant les passagers et invitant les futurs voyageurs de la station Saint-Michel Notre-Dame, à entrer. Je suis serrée et James est obligée de se lever pour éviter de prendre trop de place. Et nous nous dévisageons. Une expression dure, sans indulgence me transperce pour s'ancrer directement à ma céphalée. Cela dure jusqu'à Notre Dame des Champs où il sort précipitamment, comme s'il fuyait la peste. Dans la cohue, j'arrive à esquiver les Parisiens et me faufiler entre eux pour le chercher du regard. Je traverse la gare à vive allure en direction du couloir où lui, comme moi, nous cheminons. Et enfin, je l'aperçois en bas des marches, qui pénètre dans le second wagon. Au milieu des escaliers, le bruit de la fermeture des portes m'oblige à courir pour atteindre le plus proche et m'y engouffre. Il est là. Face à moi, comme s'il m'attendait et je m'approche.

Il y a peu d'occupants dans celui-ci et je peux enfin me faire entendre.

— Alors, tu vas arrêter d'utiliser la Vénus, pour me faire passer des messages hein ? Les symboles, les allégories, c'est bon que sur les tableaux.

Indifférent à mes propos, il s'appuie dos contre la porte du métro, la tête entre ses mains. Et je m'accroche à la barre de l'allée centrale.

— Faut évoluer, il n'y a pas que l'art et les signes qui comptent dans la vie. Rappelle-toi tu es aussi maître de ton destin. Cette obsession ne cessera que quand tu auras accepté que, cette fois-ci, la toile, tu n'as pas su la décrire.

Toujours inexpressif, il ose enfin me regarder, ses yeux bleus éteints derrière ses lunettes. Doucement, je me rapproche de lui, autant pour qu'il m'entende que pour le sentir.

— Parce que je vais te dire la vérité, ce qui t'emmerde dans tout ça, c'est que ta femme t'ait menti, murmuré-je, la voix tremblante. Qu'elle t'ait caché, durant un an, qu'elle formait une autre que toi. Tu n'as pas su lire les signes, que veux-tu que je te dise ?

Pour laisser le temps qu'il ingurgite l'information, je mets un temps de pause. Il semble démuni et vulnérable : j'ai envie de le prendre dans mes bras. Mais avant, il va devoir comprendre.

— Tu es l'un des plus grands experts en symbologie de notre époque, et tu n'as pas su décrypter les tromperies de ton épouse. On n'est pas parfait ! Oui, regarde-moi, je ne suis pas parfaite. Je suis une jeune femme de vingt-deux ans qui n'a pas voulu s'attacher et pourtant, si. Qui sait parfaitement interpréter des tableaux, mais pas sa propre vie. Qui cherche à se reconstruire en acceptant son passé, et ainsi cela donne des indécisions, des peurs, des cachoteries...

Mes poumons s'ouvrent enfin dans un élan d'oxygène, nouveau.

— James, ce qui te fais chier dans cette histoire, c'est que nous sommes beaucoup à t'avoir caché une vérité, qui aurait pu te blesser. En commençant par Lauren. Je n'ai pas à souffrir de son erreur. La seule vérité que je connaissais jusqu'au soir de la St-Valentin, c'était Simon. Et là, je n'ai pas à me justifier de ce qui s'est passé entre lui et moi. A moins qu'un jour, tu veuilles que je te raconte. Ou qu'il le fasse. Maintenant, veux-tu savoir de quoi j'ai souffert durant ces mois ?

Il cligne légèrement des yeux, sans lâcher un mot.

— Nous deux, cette superbe nuit. Mon unique dérapage dans ma vie est en réalité le plus beau. Même ça, il a fallu qu'une autre me le vole. Vois-tu de qui je veux parler James ?

Sa mâchoire se crispe et il me fixe, à l'écoute.

— Oui. Constance. J'ai eu droit à tous les petits détails graveleux de votre soirée. J'aurais voulu déchaîner les tempêtes, hurler au ciel la déchirure qui a fissurée mon cœur ce jour-là. Toi, l'homme le plus intelligent, le plus doué, le plus brillant que j'ai connu a pu être séduit par cette vulgaire imitation de Vénus ? Mais ce n'est pas tout ! Il y a eu aussi ta voisine, puis Mme Cigliano. A vrai dire, nous n'étions pas ensemble. Mais, cela n'enlève pas la douleur. Tu me sembles être compréhensif sur le sujet, non ? Alors, si tu souhaites faire de la morale, sois irréprochable, James. L'erreur est humaine.

Il passe une main dans ses cheveux tout en lorgnant de droite à gauche, apparemment embarrassé.

— Tu n'as rien à dire ? grogné-je.

Après un silence de cathédrale, hormis les freins du métro et le bruit sourd d'une musique dans les écouteurs d'un gars, proche de nous, il dit alors d'une voix calme :

— Dimanche, je t'ai exposé mes ressentis. Et aujourd'hui n'était qu'un cours, sans sous-entendus quelconque. Tu es simplement ma meilleure élève et cela manquait cruellement d'échanges. Désolée, si je t'ai fait croire à autre chose.

Blême, il détourne les yeux. Le train ralentit.

— Maintenant qui de nous deux est le plus lâche ? sifflé-je entre mes dents.

Un dernier regard noir, je descends à Pigalle, tandis qu'il reste, attendant que les portes se referment.

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