L'après

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D'après John Cage : le silence n'existe pas. C'est un concept et un processus mental propre à soi et pour autrui. Nous entendons toujours un bruit sourd, continu, lointain, aiguë, mais il est là. Le silence est à la parole ce que la toile est pour la peinture. Le support de nos expressions, laissés libres court à notre langage.

Assise sur la table basse, bouche desséchée par mon long monologue, mes sens analytiques en marche, inspectent tous les moindres faits et gestes de James.

Dans un premier temps, il fixe un point près de moi sans bouger afin d'assimiler chaque mot, chaque signification qu'ont témoignées mes dires. Puis, il a baissé la tête, par défaite. Il n'a rien vu venir, il n'a rien su lire, ni rien entendu, complètement aveuglé par une passion naissante. Ses mains, elles, s'entremêlent, s'échangent, tournoient en guise de réponses à donner. Il cherche ses mots et elles reflètent son impatience. Celles qui devraient représentées sa bénédiction, me rétorquent l'inverse. Je m'incline, découragée.

Au bout d'une dizaine de minutes, il inspire un bon coup et se frictionne les cheveux en se levant d'un bond.

Iban et Simon, tous deux accoudés au bar, se relèvent.

— Etiez-vous au courant tous les deux ? demande-t-il, en sortant de son mutisme.

— C'est-à-dire... non pas de tout, bafouille Iban.

— Je ne savais pas qu'elle devait restaurer le Delacroix que tu allais expertiser, ni que tu allais être son professeur. Quant à votre relation, seulement ce que tu as souhaité me confier, lui énumère Simon.

Ils échangent un regard dur. James bouillonne et pose une ambiance électrisante. À contrario de ce qu'il avait pu me faire ressentir près de lui, hormis dans notre intimité.

— « Devant le spectacle d'Arès et d'Aphrodite faits prisonniers par Héphaïstos, Hermès s'exclame que lui aussi aimerait dormir dans les bras de la déesse, fût-ce au prix de trois fois plus de chaînes », susurre-t-il sans le quitter des yeux.

You're wrong, man.

We'll talk about it later, you and I, reprend-il cette fois-ci d'une voix plus maîtrisée. J'aimerais parler à Charlène, seul à seule.

Ma sentence sent le sapin.

— Tout de suite ! s'exclame Iban, pressé de sortir de l'étouffante atmosphère. On vous attend dans ma chambre.

No way ! proteste Simon. Dehors. J'ai besoin de me griller une clope.

— Je t'accompagne, finit Iban par dire en me jetant un dernier regard désolant.

Seule face au lion, je déglutis très mal à l'aise. Je n'ose tenir le regard de James qui m'accable de reproches. Comme une gamine devant son père. Une conductrice qui vient de dépasser la limite de vitesse et que le flic a pris en flagrant délit. Le même sentiment m'accapare.

— Il t'a fallu un mois et demi pour me raconter tout ça ?

Je tire sur mes manches et parcours entièrement la pièce de mes yeux sans les poser sur lui.

— Je ne savais pas comment te l'annoncer... dis-je à voix basse.

Il se rapproche et je peux sentir la colère, tempétueuse. Une veine, jusqu'à présent inconnue pour moi, fait son apparition. Son corps, lui, ne réagit pas à la nouvelle.

— Au Carmen, quand je t'ai demandé si tu connaissais Simon, que m'as-tu répondu, Charlène ?

— Je sais... mais...

— Réponds-moi.

— Qu'il me semblait le connaître... et que celui que je connaissais était plus petit et n'avait pas de ressemblance avec lui, après analyse.

— Après analyse, répète-t-il en hochant la tête avant d'ironiser. Sans doute l'obscurité qui a dû trahir ton analyse ? Toi qui es si brillante pour l'interprétation, sais-tu en ce moment ce que je ressens ?

— James, je voulais te protéger.

— Charlène, entre toi et moi, l'adulte, ici, c'est moi. Je n'ai pas besoin d'être bordé avant de me coucher. Je suis un homme qui peut tout entendre et braver les obstacles qu'ont été les nôtres.

Il n'a pas haussé le ton, mais sa voix est froide comme la glace, ses mots tranchants comme une lame de rasoir.

— Il y a un mois, tu m'as laissé seul face à mes questions, des réponses auxquelles j'ai dû répondre par mon propre chef. Alambiques. Inquiétantes. Parfois, malsaines. Hier encore, je vous ai surpris, Simon et toi dans un café, vous enlaçant, vous prendre par les mains et de lui crier des reproches plus que suspects. J'apprends non seulement que tu as été proche de ma femme, mais qui plus est, que tu as conclue avec mon meilleur ami, se confesse-t-il lentement. Vous aviez le droit de vous côtoyer. Tu n'existais pas à mes yeux. Le passé reste le passé, se persuade-t-il de compréhension. Ce qui me désole, c'est le mensonge, la trahison, le manque de respect derrière mon dos, en me cachant la vérité.

Silence.

Je pique du nez. Il s'approche doucement et positionne son visage pour que je puisse bien le sonder. Ce regard si doux, célestin et plein d'admiration, crache des éclairs.

— Je ne savais pas que la Vénus d'Urbin pouvait être autant manipulatrice. À réduire à un homme déjà dans la détresse à l'état d'obsession et de paranoïa. Au point de le faire céder à la jalousie envers son plus vieil ami. Alors, dis-moi. As-tu apprécié ton cours ?

Après m'être armée de courage, je me redresse.

— Raconte, complète-t-il en s'asseyant sur le canapé, jambes croisées. Qu'as-tu aimé ? Ton petit jeu au Carmen ? À la piscine Drigny ? Dans mon bureau ? Chez toi ou chez moi ? Peut-être ma femme ? Qu'elle t'ait parlé de moi ? Que t'a-t-elle confié sur nous, sur moi ? As-tu aimé de t'être fait tripoter par Simon ? Qu'as-tu appris à travers cette toile, Charlie ? Allez, raconte-moi. Je suis tout ouïe.

Comme je ne réponds pas, il s'acharne encore plus, sans élever la voix, toujours autant frigorifique. Le cœur lourd de culpabilité, je cherche en mémoire ce que je pourrais répondre. Rien. Je suis telle une stalagmite, figée par le froid.

— Je t'avais cru si prodigieuse, murmure-t-il en secouant la tête de déception. Intelligente, derrière ta beauté rare.

L'agitation des eaux, aux remous tourbillonnants, devient paisible, et scintille face au soleil.

— Oh oui ! Tu es belle. Même là, face à tes manigances, je te trouve sublime à en crever. Belle à en devenir aveugle. Je t'ai façonnée. Je t'ai idéalisée. Et je me suis fortement fourvoyé.

Il se lève et se prend le visage entre les mains, épuisé.

— Une jeune femme de dix-sept ans ma cadette, mais c'est bien sûr ! Jeu. Manipulation. Enfantillage. Sans avenir.

Ses conclusions me surprennent et mon amertume s'agrandit au fur et à mesure de ses synthèses. Un homme aussi brillant que lui aurait compris tout ce qui m'avait tracassé. Tout ce qu'il a fait naître en moi. Non, lui, pense simplement à une révélation que je n'ai pas voulu avouer. Pour son bien.

Tout le monde a voulu son bonheur, Simon, Lauren, moi.

Les lèvres pincées, j'affronte son regard de Zeus. Un rictus se forme sur son visage fatigué.

— Encore une fois, une pirouette. Un silence. Rien.

Il s'avance tellement près, que je peux sentir sa cage thoracique se lever et se baisser sur ma poitrine.

— Et pourtant, je perçois encore d'autres aveux inavoués à travers tes expressions : ton visage figé, ton dos voûté, tes bras repliés. Le feu peut s'éteindre par l'eau. Tu as voulu jouer et tu t'es brûlée.

Despotique, il ferme les yeux et avance une main vers mon visage avant de se rétracter. Il se recule en direction de la porte, sans un mot de plus. Alors, je me remémore ce que Lauren m'avait écrit il y a plus d'un an : « Dans le Yin et le Yang, tu es le Yang. La foudre venue du ciel de ton caractère dévastateur, impossible à maîtriser. Tu es comme le feu, que les hommes vénéreront comme une ancienne divinité, en quête de découverte. Un volcan terrifiant que nul ne saura asservir, à moins qu'il décide de s'endormir. Symboliquement, le feu rattaché au Soleil, peut-être tout-puissant, céleste, idolâtrer et destructeur, mais si beau à regarder. Pourtant, le feu dans sa sagesse est purifiant, régénérateur, symbolisant la maison, le foyer et l'amour divin. »

Sans une once de mépris, j'ajoute mes mots avec soin :

— Je ne culpabiliserai pas pour t'avoir protégé, ni de m'avoir protégé de mes propres sentiments.

La mâchoire serrée, j'essaye de lire une faille dans ses yeux que mes paroles auraient attendries.

Une main posée sur la poignée de la porte, sans une attention, sa voix s'élève comme par empathie :

— Tu m'en vois désolé pour ce qui t'es arrivé il y a six ans. Et il serait préférable que nous redevenions de simples professeur et étudiante, galeriste et stagiaire en restauration. Nous avions eu déjà beaucoup de chance de ne pas s'être faits attrapés. Réjouissons-nous de ces mois et reprenons le cours de notre vie, mais en ne les unissant plus. Au revoir.

J'en reste bouche bée. Il part en claquant la porte. L'âme morte, j'éclate en sanglots.

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