Kasia Dabrowska

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Il secoue la tête, agacé. Et moi, me sens mal à lui mentir.

— Les étudiants qui couchent avec leur enseignant, je trouve cela malsain. Hormis, je ne sais pas... s'ils se côtoyaient déjà avant. Ce qui est peu probable. Un homme de quarante piges fréquentant le même milieu qu'une jeune étudiante de vingt berges. Impossible. Faut vraiment que leurs destins soient liés.

Mon regard le fuit, il n'a pas idée de la puissance de ces mots en cet instant. Le destin. Depuis des mois, depuis que je connais Lauren, ce terme tourne en boucle dans ma tête, tout me ramène à lui. Le destin ? Il a entièrement raison. Comment un homme de trente-huit ans a pu s'intéresser à moi ? Comment avons-nous pu nous retrouver au Carmen, à la Sorbonne, à la piscine, à l'atelier ? Comment a-t-il pu se retrouver autant emmêlé dans ma vie ? Avons-nous fait des choix purement aléatoires ou quelque chose, quelqu'un nous a poussé à les faire ? Le destin ou... ?

Simon. Il va falloir que je règle mes comptes avec ce grand manitou du mensonge. Je suis sûre qu'il est derrière tout ça. Les signes ont parlé... oui... ils ont bien parlé à Simon, surtout.

Au loin sur la place, une silhouette familière s'approche de la brasserie, pour finalement laisser place au somptueux galbe de Kasia Dabrowska, la charmante brune du Délices de l'Est. Ma pause-clope d'après le métro. Bastien ne se contraint pas de la reluquer, alors j'en profite pour l'interpeller :

— Dabrowska ?

Une robe en laine et un long manteau en daim, perchée sur des talons de douze, elle soulève ses cheveux, tombés sur son doux visage et m'aperçoit. Elle sourit en me faisant signe.

Bastien fait vite le rapport entre le canon en face de lui et mon invitation à s'asseoir à notre table.

Taquine, je fanfaronne à voix basse :

— N'ouvre pas trop grand la bouche, tu vas gober les mouches.

Il me regarde comme s'il venait de me voir et je fais les présentations :

— Katarina, je te présente Bastien Ferroni. Bastien, Katarina Dabrowska.

Toujours les yeux ronds comme des boules de billard, il se lève trop vite, au risque de faire tomber la table. J'ai le temps de rattraper nos verres et souffle d'exaspération.

Son regard ne fixe qu'elle. Je secoue la tête, avec l'envie de rire.

Ils se serrent la main. Elle s'installe près de Bastien, toujours très concentré sur la beauté de l'Est. Sans gêne, il décale sa chaise pour faire face à elle et me tourne quasiment le dos, bien qu'il soit plus proche de moi que d'elle. Je n'en crois pas mes yeux, quel mufle celui-là ! La situation est tout de même hilarante. L'instinct animal chez les hommes, c'est quelque chose. L'appel aux bourses.

— Katarina ? C'est russe, non ? lui demande-t-il, aimablement.

— Je suis polonaise.

— Oh ! Katarina, Kasia, Katia ?

— Kasia. Enfin, c'est comme ça que beaucoup m'appellent, signale-t-elle avec son accent.

Elle semble le séduire. Je jette un œil à Bastien et celui-ci bouge sur sa chaise, cherchant une prestance. Pour faire passer son embarras, il appelle le serveur et commande une nouvelle tournée avant de reprendre plus sérieux :

— Vous faites quoi dans la vie, Katarina ?

J'écarquille les yeux vers elle mais, très détendue, elle soutient son regard et lui dit sensuellement :

— Je travaille au salon de massage, non loin d'ici.

— Un salon de massage ? répète-t-il, surpris en se tournant vers moi.

Je souris en levant les sourcils.

— Oh ! s'exclame-t-il soudain en comprenant le message. Un salon de massage ! D'accord.

Il finit son premier verre, d'une traite. Il nous propose une cigarette à chacune et nous fumons tous trois en silence.

— Et ce n'est pas trop difficile ? demande Bastien au bout d'un certain temps.

Tout comme moi, il a sûrement dû voir les marques de strangulation et les bleus autour de son cou. Elle se frotte les bras et j'imagine qu'elle doit avoir d'autres signes de maltraitance sur le corps. Soudain, elle semble mal à l'aise.

— Il y a des jours avec et des jours sans, ajoute-t-elle en baissant les yeux.

— Et vous arrivez à vous plaire dans ce travail ? demande Bastien, après que le garçon de table nous a servi.

— Ne cherche pas un scoop, toi ! m'écrié-je en lui donnant un coup de coude.

— Mais, je m'intéresse à elle !

Étonnamment, Dabrowska rougit.

— Vous êtes mignon. Je ne choisis pas tellement ce que je fais. Je suis arrivée ici il y a sept ans et c'est le seul travail que je puisse avoir. J'aimerais faire des études mais cela coûte cher, ainsi qu'avoir ma nationalité française. Tout ça n'est pas si facile... dans... enfin, ça n'est pas facile.

Bastien hoche la tête et poursuit en tapant de son index sur la table, cigarette entre les doigts :

— Je comprends. Excusez-moi, je connais mal ce milieu et je ne voulais pas être indiscret, on peut changer de sujet, si vous souhaitez ?

— Ne vous en faites pas, je ne suis pas gênée par mon travail. Parfois, nous arrivons à en rire. Vous savez, j'ai un client, bien que très spécial dans le domaine, me demande de mettre une perruque blonde et cela depuis deux ans !

— Fantasme de la blonde ?

— Si ce n'était que ça ! Certains aiment juste les pieds, qu'on leur fasse mal, qu'on prenne la place de l'homme, vous voyez ? s'interrompt-elle en buvant son sirop à la menthe.

— Je préfère ne pas trop imaginer, conclut-il en écrasant son mégot.

Bastien rajuste son gilet, s'excuse et s'engouffre dans la brasserie.

— Je n'aimerais pas être à ta place, dis-je tristement. Ces hommes doivent être affreux...

— Pas tous. Il y a même des femmes qui aiment ce métier, mais ce sont celles qui ont les clients les plus respectueux. Celui qui aime ma perruque, l'Anglais, c'est un client de longues dates, même si je n'aime pas toujours ses manières, on s'y habitue...

— L'Anglais ? m'exclamé-je, sentant mon pou s'intensifier

— Oui, affirme-t-elle. Pour un Anglais, je trouve qu'il a un bon accent français. Il semble connu dans son domaine.

— ... attends, attends. Désolée de m'affoler ainsi. Cependant, j'ai besoin de savoir. Comment s'appelle-t-il ?

— Je ne peux pas te dire. C'est, enfin, c'est un secret professionnel.

— Et si je devine ?

Elle me regarde intensément et jette des regards autour d'elle. Elle hoche la tête et je me penche au-dessus de la table, pour qu'elle seule puisse entendre.

— Mark Livingston ?

Ses grands yeux noirs s'arrondissent et sa bouche s'entrouvre avant de me dire :

— Comment le sais-tu ?

— Comment est-il ?

— Comment ça ?

— À quoi ressemble-t-il, physiquement ?

— Les cheveux foncés avec des yeux clairs. Gris ou bleus, je ne sais pas. On se voit rarement en plein jour. Il vient la nuit, généralement.

Cet homme revient trop souvent dans mon entourage et ma curiosité en est encore plus piquée.

— A-t-il une femme ? demandé-je, le cœur battant à mille.

— Non. Je ne pense pas.

Je soupire, apaisée.

— Enfin... continue-t-elle dans un froncement de sourcils. Il y a trois ans, j'ai vu un nom s'afficher sur son portable... hum... quel était ce nom ? Un joli prénom.

J'attends patiemment que sa mémoire revienne. Une longue minute passe et Bastien revient quand, tout d'un coup, elle lève un doigt et annonce :

— Ah oui ! Lauren.

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