Secret de famille

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Les deux semaines suivantes se sont déroulées péniblement, autant pour mon moral que pour ma santé. J'ai attrapé la grippe après avoir joué la bimbo en sous-vêtements sous la neige.

Depuis cette soirée, James a abandonné les appels. Sans doute a-t-il compris que c'était peine perdue.

Bien que je m'en veuille de ne pas avoir décroché, je me rassure en me répétant que c'était la meilleure chose à faire. Ainsi, je n'aurai plus à m'expliquer sur mon comportement impardonnable de la Saint-Valentin.

Entre temps, j'ai également découvert qu'une des expertises les plus célèbres de l'Histoire - dont il est investigateur - semble avoir un arrière-goût de business pas clair. De ce fait, non seulement j'allais devoir me justifier et trahir une seconde fois la confiance de Lauren, mais en plus, je n'aurai pu m'empêcher d'aller fourrer mon nez dans cette étrange affaire, le bombardant d'innombrables questions. Qui d'entre nous en sortirait le plus en colère ? Le plus touché ?

À contrario, je ne cesse de jeter des coups d'œil à mon téléphone dans l'espoir de le voir sonner, ou de recevoir un message de sa part. Malgré mes doutes envers lui et ma culpabilité, je ne peux renier les sentiments que j'éprouve à son égard. J'en suis malheureuse.

Parfois, bêtement, je me disais que je m'étais faite des illusions sur notre aventure, notre incommensurable fusion. Qui étais-je, en réalité, pour lui ? Une jeune étudiante à qui les relations extra-scolaires étaient plus attractives qu'un cours d'art, non ?

Dauger fut le premier à m'annoncer l'incroyable vente du Delacroix et de sa somme rocambolesque. Encore une fois, James Taylor gravait son nom dans la roche de la vente des arts.

Tellement fière de lui, je décidais de revenir à son cours dès la rentrée des vacances d'hiver. Mais, rancunier, il ne m'a pas laissé la parole et, lorsque je voulais la prendre, exaspérée par son comportement, il me la coupait aussi sec. Cela a fait rire Camille, jouissive face à cette situation.

Pas un seul regard, ni un geste pour me mettre à l'aise.

Décidée tout de même à m'excuser, je pris mon temps pour ranger mes affaires. Cependant, Camille m'avait devancé une fois de plus, pour le féliciter, lâchant au passage le nom de son connard de père. Comme s'il en avait à foutre de la notoriété de James !

Ce jour-là, j'ai imaginé courir après cette putain de rouquine, dans les couloirs, une hache à la main.

Après lui avoir ciré les pompes, elle passa près de moi en me fusillant du regard et je m'avançais pour pouvoir également le féliciter pour son travail et ainsi m'excuser pour mon comportement.

La tension entre nous est toujours autant palpable. De reproches cette fois-ci. J'ai droit à un portrait digne de ma personnalité cachée. Bien que bluffée, je ne vais pas me laisser impressionner et il est hors de question qu'il découvre quoi que ce soit, ni sur mon passé, ni sur ce qui nous lie.

J'avais trop à perdre.

Puis, ce que j'ai tant redouté vint quelques temps après cette discussion. Sur Facebook, dans le groupe Paris Sorbonne 1er, une rumeur fit le buzz sur la toile : le professeur de symbologie en art serait en couple avec sa consœur d'art médiéval, Nathalie Cigliano.

Un camion pourrait me passer sur le corps, je ne ressentirai pas plus de douleur.

Et pour enfoncer le couteau dans la plaie, Camille a écrit pleins de sous-entendus : « Les vrais hommes aux vraies femmes. Ne pleurez pas seules dans votre chambre cette nuit », auquel Constance répondit par un « Lol faut pas se croire mieux que toutes ! ». Un échange qui, ouvertement, me pointe du doigt avec moquerie.

Cette nuit-là, je pleure toutes les larmes de mon corps, seule et discrètement.

Je ne réussis pas à me traîner jusqu'à l'université durant quelques temps, et heureusement qu'il y a encore de fidèles étudiants pour m'envoyer les cours par e-mail.

Sans appétit et accumulant les nuits sans sommeil, je m'effondre, rien qu'aux souvenirs de James et moi, ou encore, de mon ancienne prof dans son lit, dans ses bras, lèvres contre lèvres, riant au bonheur. Je dépéris.

Iban se fait du souci, car mes crises d'angoisses sont revenues et il ne sait plus quoi faire.

L'unique occupation qui me sert de thérapie sont la restauration à l'atelier les samedis.

Voilà trois semaines que James et moi avons eu notre dispute et une semaine et demie s'est écoulée depuis que j'ai pris connaissance de son grand amour avec sa collègue.

Suite à un constat méticuleux de son état de conservation, je me suis penchée sur le rafraîchissement d'un vase en porcelaine daté du XIXème siècle, suivant le protocole de restauration à la lettre : la fragilité de la céramique, la visibilité de la restauration, la lisibilité de l'objet, sa valeur également, peut être prise en compte.

En éliminant les poussières ou le gras des anciennes restaurations vieillies et des colles jaunies, je nettoie dans la mesure du possible, respectant la patine et les traces du temps passé pour conférer son charme ancien.

Le collage fini par mon chef-restaurateur, en début de matinée, me permet d'attaquer la partie des motifs à retoucher. Pour cela, j'attends sagement que Victor Dauger vienne me déposer de la peinture polyuréthane appliquée à l'aérographe.

Lorsque j'entends la porte toquer, persuadée qu'il m'amenait ce dont j'avais besoin, je ne relève pas la tête. Je ne remarque pas tout de suite que l'individu n'est pas mon patron.

— Bonjour, me salue une voix grave.

Avec un sursaut, je me retourne pour découvrir l'intru. Un nouveau tressaillement m'oblige à écarquiller les yeux et m'attarder fixement sur l'homme devant moi, dont la ressemblance avec James est frappante. Sauf que l'ensemble de sa chevelure est gris et son nez moins long.

— Bonjour... euh... je peux vous aider ? bafouillé-je, encore sous le choc.

— Puis-je ? me demande-t-il en désignant la chaise derrière moi.

— Bien sûr, réponds-je en l'invitant à s'asseoir.

Assise sur mon tabouret, je pivote afin de lui faire face, d'un air interrogateur.

— Excusez-moi, je manque à tous mes devoirs. Robert Taylor, se présente-t-il en me tendant sa main, dans un français impeccable. Le père de James, l'expert qui a participé à la restauration et la vente de la toile d'Eugène Delacroix.

— Enchantée, dis-je en lui serrant la pogne.

Troublée, je ne sais que répondre d'autres au père de mon ex-amant. Je cherche mes mots pour lui demander ce que pouvait faire le géniteur de l'homme que j'aime.

— Vous devez vous interroger sur ma présence ici, non ?

— Vous lisez aussi dans les pensées ?

Il rit, découvrant des petites fossettes que James n'a pas. Ça devait être un bel homme étant jeune.

— Non. Je n'ai pas le talent de mon fils, ajoute-t-il avec le sourire. J'ai acheté le Delacroix que vous avez restauré.

De but en blanc. Je me gratte la nuque, mal à l'aise.

— Oui..., prononcé-je difficilement, mais ne deviez-vous pas rester anonyme ?

— Je vais faire une entorse au règlement pour vous.

Sauf que je n'ai rien exigé. Je souris avec embarras. Il tourne autour du pot. Quel était la réelle intention de sa venue ?

— Je suis impressionné par votre travail minutieux. En arrivant à l'Atelier Drouot, je m'étais fait à l'idée de trouver un homme de mon âge ou d'une femme plus âgée que vous.

— J'ai rarement été seule lors de la restauration. Certes, je l'ai commencé, mais c'est M. Dauger qui s'est occupée de la finition, claironné-je.

— Vous êtes trop modeste, rétorque-t-il en s'appuyant contre son siège, les jambes croisées. Et pour ce vase, vous êtes seule, non ?

Il me montre la porcelaine d'un mouvement de tête, les mains liées sur ses cuisses. Je ne le quitte pas des yeux :

— Ce n'est pas un Delacroix, mais une poterie quelconque.

Un silence pesant s'installe.

— Avez-vous terminé ? le congédié-je. Car je dois finir ceci avant de rentrer chez moi.

Plissant les yeux, il toussote avant de reprendre sur un autre sujet :

— Savez-vous pourquoi mon fils s'est intéressé à l'art ?

Nous y sommes.

— Etant enfant, confesse-t-il, ma mère - sa grand-mère – lui a confié une histoire de famille des plus impressionnantes, qui pourrait renverser le cours des études historiques.

Je ne l'interromps pas et le laisse continuer sur son aveu.

— Un secret tellement inavouable qu'il s'est mis en tête de le réaliser. Il a, dès lors, insister pour entamer des cours de dessin, puis ensuite de peinture. Ma femme le soutenait. Pour ma part, je souhaitais qu'il poursuive l'entreprise familiale. En vain. Bien que je sache de quoi s'agit cette fascinante découverte sur notre passé, je pense avoir fait ma part. Il a hérité du don de la famille, question business. Il ne peut pas renier ce talent-ci...

— Pourquoi me parlez-vous de cela ? le coupé-je, pensant à l'expertise Botticelli. Ça ne m'intéresse pas.

— Parce que, je pense, que cela vous concerne également.

Impossible de me contrôler, j'explose de rire, tant ou si difficile à modérer, qu'il me faut quelques minutes pour retrouver mon sérieux. Robert Taylor n'a pas cillé, mais son nez se pince brièvement.

— D'accord, soupiré-je. Vous me dites que, ce qu'est devenu M.Taylor, dû apparemment à un mystère familial, aurait une étrange filiation avec moi ? Excusez-moi, mais cette histoire est grotesque. Je ne connais ni votre famille, ni ce fameux...

— Pourtant, vous fréquentez mon fils, m'interrompt-il.

— Pas du tout, réponds-je prise au dépourvu.

— Il m'a pourtant dit qu'il tenait à vous.

Mon cœur fait un bond mais je me contiens, évitant de me faire de faux espoirs.

— Vous avez dû louper un épisode. Votre fils est avec une de ses collègues.

— Un passe-temps ! Oups ! s'exclame-t-il lorsque je lui jette un regard méprisant. Désolé, c'est une tare dans la famille.

— Il y a beaucoup de choses dans votre famille, dites-moi ! rétorqué-je avec sarcasme.

— James se cherche une personnalité antérieure... enfin, il a tout fait pour l'obtenir.

— Intérieure, vous voulez dire ?

— Non, le mot est approprié.

Je ne comprends plus rien à cette conversation. Il parle à demi-mots, en laissant des interrogations. Que veut-il m'annoncer, clairement ?

— Bon, sans paraître grossière, M. Taylor, soit vous me dites le fond de votre pensée, soit je vais vous demander de me laisser continuer mon travail pour que je puisse aller déjeuner à l'heure, le défié-je, agacée.

— Oui, vous avez parfaitement raison. Je me suis attardé. Je voulais simplement vous rencontrer et vous remercier.

Je pensais l'avoir déstabilisé pour qu'il se confesse.

Mais alors qu'il ouvre la porte, il proclame d'une voix claire :

— Vous faites une ravissante Vénus, Mademoiselle Mahé.

Brusquement, je fais volte-face mais il n'y avait plus personne. Pourquoi dit-il cela, lui ?

Dans l'embrasure de la porte, Dauger arrive d'un pas chancelant :

— Tenez, Mademoiselle Mahé, j'ai pris un peu de retard. J'ai dérapé sur le carrelage. Heureusement que Jeannette était là, sinon j'aurais fini aux urgences. Cependant, ma hanche me fait un mal de chien.

Les yeux rivés sur moi, il hésite avant de reprendre :

— Vous allez bien ?

— Oui, oui, balbutié-je en reprenant mes esprits. Euh... auriez-vous parlé à l'homme qui vient de quitter la salle ?

— Quel homme ?

Hébétée, je réplique, de moins en moins patiente que l'on joue avec mes nerfs :

— Le monsieur très élégant aux cheveux grisonnants.

— Je n'ai vu personne.

Ma tête va exploser. Dauger se penche vers moi, une main sur le front.

— Vous êtes brûlante. Vous devriez rentrer vous reposer. Je vais finir.

Il me prend par les bras pour me lever et j'accepte, volontiers. D'un pas lent, je me traîne jusqu'à chez moi, perturbée par cet échange des plus étranges avec Robert Taylor, et sans demander à Victor Dauger si sa hanche se porte bien.

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