Jeux d'enfants

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Le samedi suivant, je me suis apprêtée : masque cheveux et visage, une épilation aux sourcils, aux jambes et sous les aisselles. Je souhaite être présentable et fraîche en ce jour où l'œil doit venir expertiser le Delacroix, c'est-à-dire James. Pourtant, ma peau est brûlante d'appréhension face à son agréable surprise.

Dans l'art de la séduction, M.Taylor est un homme que l'on doit surprendre en protégeant une partie cachée de soi-même. La peinture reste un secret bien gardé de mon cercle d'amis : Iban, Clara, Toni et bien sûr Bastien. Pas sûre que Gaël ne le sache, quant à Camille, elle doit sûrement être au courant depuis que son père est investi dans cette expertise.

Je m'émoustille à entendre les pas lents de l'expert, à l'allure désinvolte auprès de Dauger, l'entendre de son timbre doux et posé d'un sourire conciliant, débattre avec mon chef-restaurateur. Je m'arrête même dans mon travail pour écouter d'une fine oreille. Tout sourire, j'attends de rencontrer un œil depuis la découverte de ce tableau, cet été. Je m'impatiente depuis trois semaines à l'annonce de Pascal Durand, chez lui au soir de la soirée étudiante, celle où j'ai su que j'allais devoir travailler avec mon merveilleux inconnu du café. Un drôle de hasard, mais les coïncidences n'existent pas. J'ai déchiffré les signes autour de moi, tout me revient à lui. Chaque endroit où je pose pied, il a un rôle à jouer. Pourquoi ? Quelle en est la signification ? Je fais marcher mes méninges et malgré mes efforts, mon cerveau refuse d'obéir. L'image de James flotte sans cesse dans mes souvenirs.

L'union de l'expert et de la restauratrice stagiaire est un signe juré de le séduire à travers ce qui nous relie, nous passionne tous les deux. Mon amant, mon mécène, mon professeur. Je pourrais faire l'amour des heures avec lui, cette passion ardente sans mots suffit à dévoiler tant de sentiments refoulés. Je ne trouve aucun acte, aucune phrase définissant mieux que cette relation sexuelle forte.

Deux jours que nous avons repris nos débauches secrètes et nous avons dû sauver les apparences. La première, en TD, après notre ébat dans son bureau où Camille s'est permise une remarque acerbe à mon égard, puis en amphithéâtre, le vendredi, plus facile à déjouer grâce à la masse d'élèves bien plus importante. Nos regards peuvent se croiser en toute tranquillité.

Enfin, sa voix latente et masculine transperce ces murs pour venir caresser mes tympans, semant en moi une vague de chaleur. Je me prépare à son apparition pour ne pas paraître étonnée et surtout, pour ne pas le bouffer des yeux.

L'écho de leur discussion approche et je reste concentrée face au tableau du Delacroix, sur lequel j'y ai mis toute mon âme et toute mon incroyable patience. Une détermination que Dauger a remarquée et m'a laissée débuter la restauration afin de lui redonner une seconde jeunesse. Assurément, il travaillera sur les finitions s'il y a des ratés.

Dès lors où, les experts et le collectionneur entre dans mon havre, James bloque instinctivement sur moi, dont le regard jongle entre la toile et ma personne, sans surprise. Durand a dû lui faire la révélation, sans aucun doute.

D'un ton détaché, je le salue :

— Professeur Taylor.

— Mademoiselle Mahé, me répond-il d'un hochement de tête.

Puis, sans éveiller les soupçons, je continue à remuer mes pigments dans mon bol, avant d'ajouter, sans un regard :

— Je vous prie de m'excuser Messieurs, mais je vais vous demander de patienter un instant. Je dois finir un détail sur le bateau et si je vous laisse jeter un œil, la peinture risque de sécher. Je ne pourrais pas la rattraper. Puis-je vous appeler quand j'aurai fini ? D'ici environ une bonne dizaine de minutes ?

Comprendra-t-il que cette peinture ne peut sécher le temps d'une expertise ? Voudrais-je vraiment qu'on se retrouve seule à seul, non loin de Pascal Durand ?

— Oui, bien sûr. Je tenais absolument à montrer la toile à Monsieur Taylor qui s'impatientait, dit Dauger en se tournant vers l'œil avec bienveillance.

— J'en conçois. Maître Durand avait même attendu plus longtemps que vous, si je me souviens bien, piqué-je de façon très détachée.

C'est un coup bas. C'est tout de même grâce à lui que j'ai pu donner de ma personne à un tableau de cette envergure, mais malheureusement c'est également le père de Camille. Bien que sadique et manipulateur, entouré de trois autres hommes, il ne dira rien et ne bougera pas le petit doigt. Et, dans mon for intérieur, j'apprécie ce moment.

— Je peux, en attendant, vous proposer un thé ou un café ? Ou vous faire découvrir notre atelier ? Au cas où quelques œuvres puissent vous intéresser, leur propose Victor Dauger.

— Avec plaisir, répondent James et Chambers.

Pascal Durand, lui, regarde sa montre, décidément non satisfait de devoir encore attendre. Il n'a pas l'habitude qu'on lui dicte ce qu'il doit faire. Surtout venant d'une petite stagiaire comme moi.

Et en quelques minutes, comme un adolescent qui serait monté par la fenêtre de sa petite amie à l'abri des interdictions des parents, James me prouve qu'il a plus d'un tour dans son sac et a décidément compris ma combine. Sentir ses mains entourées ma taille, me serrant par derrière, protégée par ses bras puissants, m'envahit d'une douce fraîcheur.

— Bien joué, le coup de la peinture qui sèche, me susurre—t-il à l'oreille, avant de me tourner face à lui.

— Vous avez deviné alors ?

— Cette peinture ne peut pas sécher aussi vite, le temps d'une expertise. Tu doutais de mes talents, je suppose ?

— Je voulais vous tester, dis-je en haussant les épaules, en le fixant droit dans les yeux.

Ses mains baladeuses ont déjà passé le cap de la caresse dorsale, qu'elles arrivent au creux de mes reins. Il embrasse mon cou – zone des plus érogènes – que je lui offre en rejetant ma tête en arrière. Mes tétons ne pointent rien qu'à ses célestes baisers. Il empoigne mes fesses férocement avant que je ne retrouve la raison et lui attrape ses mains pour les dégager.

— James, arrêtez ! Ils sont juste à côté, chuchoté-je, paniquée.

— Et alors ?

— Et s'ils rentraient ?

— Ils me vénéreront, ricane-t-il.

J’ai envie de rire face à son audace adolescente, mais lui ne sait pas ce que Pascal Durand peut causer comme tort. Alors j’insiste fermement :

— Non. Me Durand est le père de Camille. Ça peut nous attirer des ennuis.

Déçu, il remonte ses lunettes et son attention se porte, alors, sur le Delacroix. Ses yeux papillonnent de droite à gauche, ses iris lancent comme des captures photographiques. Il est figé mais seules ses iris lancent de rapides coups d’œil. Je suis prête à parier qu’il doit avoir une mémoire visuelle remarquable et qu’à l’instant ses yeux capturent des photos. Il est concentré, imposant et sûr de lui. Parfois il s’approche de plus près, fléchit les jambes et parcourt du regard la toile avant de se relever et s’éloigner du tableau.

Si je ne me contenais pas, à cause des trois autres hommes installés dans la pièce d'à côté, je me serais mise à nue pour qu'il pratique son autre don. Nos deux corps en lutte juste le temps d'un plaisir partagé. Je n'en fais pourtant rien.

— Ça y est ! Vous avez pu l'identifier ? demandé-je, impatiente d’en savoir plus.

— Oui.

— Alors ?

— Je pense que la vente se fera. Il est splendide ! Je n'en reviens pas de cette découverte.

— C'est vous qui allez l'acheter ? m’étonné-je.

— Non, pas l'acheter. Mais nous avons convenu, avec le collectionneur, de l'exposer dans notre galerie pour une probable vente privée.

Je hausse un sourcil, ébahie.

— C'est un anglais, ajoute-t-il.

Il est vrai que Chambers le vendait qu’à cette condition, mais cela m’exaspère encore plus aujourd’hui en sachant que je ne pourrais pas y assister.

— Bah voyons ! Les rosbifs se croient tout permis ! Vous n'avez pas un William Blake plutôt sous la main ? Ou un Turner ? répliqué-je, froidement.

Il éclate de rire et je lui tourne le dos pour remplir ma carafe anti-calcaire au lavabo, tandis qu’il continue à me convaincre en caressant mon bras :

— Delacroix portait un intérêt majeur pour la peinture anglaise, ce qui, permets-moi de te signaler, l'a définitivement détaché de l'influence de l'École des Beaux-arts. Il est resté lié plusieurs années avec des artistes d'Outre-Manche tels que les frères Newton, Thales Fielding ou encore Richard Parkes Bonington. Leur technique de l'aquarelle lui révèle également de nouvelles possibilités pour la couleur. Donc, sache que je suis très déterminé à l'exposer chez nous et à en tirer un maximum de la vente. Alors, en plus, si c'est toi qui la restaures, je serais capable de l'accrocher dans mon appartement.

Il ne m’apprend rien mais le voir se donner tant de mal pour que j’accepte me fait fondre. Mais impossible de me laisser aller à cette affection.

— C'est ça ! Caressez-moi dans le bon sens du poil. Vous ne perdez pas le Nord, vous !

— Je peux caresser d'autres parties de ton corps, sweety, me dit-il avec un clin d’œil.

Incapable de répondre, je sens mes pommettes chauffer : je dois rougir et n’ose le regarder dans les yeux. Lui, au contraire, me fixe et je sens qu’il doit sourire, fier.

— Arrêtez de me regarder comme ça ! Vous me déconcentrez, murmuré-je, en me positionnant devant le tableau.

— Quand c'est beau, je regarde.

— Alors regardez-moi cette toile plutôt.

— C'est vrai tu as raison. J'ai là, devant moi, une œuvre d'une valeur inestimable. Un Delacroix unique et pourtant entre toi et lui, je ne saurais plus reconnaître qui de vous deux est l'œuvre d'art, dit-il d’un ton très sérieux.

Alors enfin j’ose à le regarder dans les yeux, presque émue. James est un homme qui dit rarement des compliments. Les palpitations de mon cœur ne cessent d’augmenter, mes jambes tremblent légèrement et une bouffée de chaleur m’envahit. Que m’arrive-t-il ?

Dans un silence perturbant et rempli de sous-entendus, après ses flatteries plus qu'adulatrices, nous nous expertisons à notre tour, nous adorant dans un parfum de peinture fraîche, simplement dans un univers propre à nous, fondé par une folle frénésie des symboles de l'art. Par la contemplation d'un sentiment qu'on ressent jusqu'aux tréfonds de nos tripes, décrypter sans pour autant l'exprimer. Sa manière de me regarder d'un bleu azur est séduisante, comme s'il lisait un poème. Et je m’avance vers lui :

— Vous ne coucherez pas avec moi dans cet atelier, Monsieur Taylor.

Puis, je l’embrasse sur la joue, pour la première fois.

Un sourire espiègle, il part, laissant derrière lui sa tendre odeur herbacée enveloppée mon être bouillant de volupté.

Par la suite, les partiels prennent place dans mon agenda et toute activité extrascolaire reste à bannir. Durant deux semaines, je ne donne aucune nouvelle à mon professeur et étrangement, il n'entre pas non plus en contact avec moi. Il doit être surchargé de travail entre la vente Delacroix, sa galerie et les examens, me rassuré-je.

Je reconnais que le manque est insupportable, que j’ai envie de lui écrire un message, de l’appeler, de passer à l’improviste chez lui, de l’attendre dans son bureau, mais je tiens bon. Et au fond de moi, je prie pour que ce soit réciproque et que le travail soit l’excuse de notre silence.

Après les examens, il m’a tendu mon compte-rendu sur La Vénus d'Urbin de Titien devant la classe.

La feuille dans la main, quelque chose tombe de la copie. En ramassant rapidement pour que personne ne puisse remarquer, j'admire une remarquable esquisse. Un bouquet de fleurs : cinq étaient représentées : la tulipe, symbole de l'amour parfait et de la beauté ; la primevère, définie comme le premier amour, la jeunesse et la pureté ; l'orchidée, quant à elle, représentative de la grâce féminine, de la passion, du raffinement et de la perfection ; la quatrième fleur, la pensée, se dit dans la tradition que celui qui voulait gagner durablement le cœur de sa bien-aimée devait porter cette fleur. , dès l'instant où on la porte sur soi. Et pour finir, le myosotis, assimilé au souvenir.

James m'a transmis un message simple : « Je n'ai rien oublié. »

Timide, je lève les yeux sur lui et il m'adresse un léger sourire complice.

A travers ce dessin, non seulement, je le considérai comme mon mécène, mais dorénavant, il signe le contrat avec sa muse.

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