Partie VI : Les mains

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Les mains sont expressives : leur gestuelle revêt toutes sortes de significations. Elles peuvent être un outil de commandement, mais aussi représenter la protection, la création, la bénédiction, le pouvoir, la force et l'enseignement. « Être main dans la main » est un signe d'affection.


6.


Dans la soirée du jeudi 15 au 16 décembre 2011, toute l'Europe du Nord fut ravagée par une tempête baptisée « Joachim ». Les côtes bretonnes et celles de la Loire-Atlantique ont été submergées par les eaux et ravagées par les forts vents lancés à près de 140km/h. Une seule victime. Et de nombreux dégâts.

Le cargo maltais TK Bremen s'est échoué à proximité de la rivière d'Étel, au niveau de la plage de Kerminihy à Erdeven dans le Morbihan, provoquant une pollution limitée entre Lorient et la presqu'île de Quiberon.

Les voies ferroviaires étant perturbées, je n'ai pu prendre mon train que le lundi 19, une fois la dépression passée. Au matin, sur Belle-île-en-mer, j'ai constaté les dégradations occasionnées par le déchainement des éléments, océan et vents.

Quand j'aperçus mes parents, je me suis jetée dans leur bras, soulagée. La vitesse de la catastrophe les avait pris par surprise, les empêchant d'évacuer à temps. Mon père m'a rassuré en me disant qu'ils ont l'habitude. Ce n'est pas la première ni la dernière tempête qu'ils auront à affronter.

Durant la semaine, la mer a retrouvé peu à peu sa douce lenteur des marées. Dès lors, nous avons arpenté les plages et les villages afin d'aider les villageois à mettre de l'ordre dans leur maison, leur boutique, mais aussi d'un point de vue écologique, pour s'assurer que le cargo n'ait pas trop pollué notre île, après avoir lâché près de deux cent vingt tonnes de carburant en mer, créant une nappe d'un kilomètre de long et cinq mètres de large sur la côte non loin de Quiberon.

Même si la tempête est passée, le vent glacial hivernal de la Bretagne me fouette le visage et gerce mes mains, dû également aux fines gouttes de pluie qui remplacent Joachim : j'apprécie allégrement les soirées au coin du feu.

Mon lit en hauteur me permet d'avoir un bureau juste en dessous, ainsi qu'une bibliothèque, qui mériterait d'ailleurs d'être mieux rangée. L'espace est restreint mais je m'y suis toujours sentie à mon aise. Comme dans un cocon rien qu'à moi, une petite bulle d'évasion.

Au cours de mes nuits, je passe en revue mes devoirs et mes écrits sur les différentes matières de mon huitième semestre, m'attardant plus encore sur les cours de symbologie de James. Et mes idées divaguent sur nos dernières entrevues sexuelles, revivant pleinement nos actes passionnés. Mon corps le réclame. Mon fantasme. Mon unique orgasme. Son poids lourd sur le mien, d'un doux relent parfumé à la lavande. Son torse se frottant à mes seins, sa main s'agrippant à ma hanche tandis que ses baisers aguicheurs sous mon oreille m'ouvrent à son sexe impatient d'entrer en moi. Les yeux fermés, je laisse de côté mes cahiers et mes classeurs. Mon clitoris vibre sous mes caresses et mes songes où il me fait l'amour sauvagement. Dans son appartement, sur son bureau, à la piscine, tous nos moments charnels me reviennent en mémoire, plus excitants que jamais et en quelques secondes, un soupir d'aise, une jouissance silencieuse s'évacue de mes lèvres. La tête en arrière, ma respiration reprend doucement son rythme régulier. J'ai hâte de revenir à Paris.

Le 26 décembre, nous sommes invités dans la demeure de Marcel Fuller, riche hôtelier alsacien. Sa chaîne d'hôtels s'est installée partout en France ainsi qu'aux DOM-TOM. Il s'est établi, lui et sa femme, à Carnac, ville où les alignements de près de quatre milles menhirs dévoilent des mystères ancestraux, où les longues plages de fin sable blanc invitent quiconque à se baigner dans ses eaux. C'est à dix minutes de l'une d'elle, dans un hameau, que nous nous rendons, mes parents et moi. Il y a quelques années, il avait embauché mon père - en tant qu'artisan peintre-décorateur - avant ma naissance, puis est devenu l'une des personnes les plus friquées de France, mettant une distance entre lui et ma famille, qui ne s'était pas revu depuis. Ce soir, je le rencontre pour la première fois.

Lorsque nous entrons sur sa gigantesque propriété toute de pierre bâtie, cachée par de hautes murailles, le jardin nous offre un décor de catastrophe.

— La vache ! Il n'a pas été épargné ton hôtelier ! m'exclamé-je, choquée par le paysage.

Le parc regorge de petites branches et quelques arbres ont été arrachés et jonchent le sol. Plusieurs techniciens - électriciens, élagueurs et autres - s'affairent à lui rendre sa beauté.

Sur le devant de la magnifique villa, où mon père peine à se garer, un homme court sur pattes et au ventre proéminent, un large sourire aux lèvres, s'avance vers nous et ouvre la portière du côté passager pour accueillir ma mère d'un baise-main.

— Carole, vous êtes comme le bon vin, vous vous embellissez avec l'âge.

Les joues rosies, ma mère ricane timidement tandis que mon père s'approche de Marcel Fuller, une main tendue.

— Jacques ! La route n'a pas été trop longue ? lui demande l'hôtelier en la lui serrant, une tape dans le dos.

— Un peu difficile pour traverser l'océan en voiture. Ma pauvre Volvo a failli se noyer.

Un rire franc sort des deux vieux hommes, avant de se prendre dans les bras comme d'anciens amis, pas vus depuis vingt ans.

— Marcel, je te présente notre fille, Charlène.

— Enchantée.

Toujours le sourire, il s'avance et me serre la main en prenant soin de me l'envelopper de son autre.

— Et bien ! Vous êtes aussi belle que votre maman.

— Merci, réponds-je d'un sourire gêné.

— Ne le prends pas mal Jacques, balance-t-il à l'attention de mon père. Mais, pour ta fille, les poils dans le nez, ça ne lui aurait pas rendu service.

— Grand Dieu merci !

— Allez, entrez, entrez, nous indique-t-il d'un geste manuel.

À l'intérieur de la maison, les murs sont identiques à ceux de l'extérieur et son carrelage en terre cuite, nous baigne dans une demeure d'une époque oubliée.

Je ne saurais dire combien il y a de pièces. J'ai entendu M. Fuller nous parler de son parc de 4 200 m2 complètement dévasté par la tempête Joachim. Une piscine s'étend de toute sa splendeur sur une surface non négligeable - vide en cette période de l'année. Sept chambres, trois salons dont une salle de musique.

La visite a duré près d'une demi-heure avant d'arriver sur un long couloir sombre intriguant. Et au milieu de cette allée sombrement éclairée, trône un tableau : un paysage, nordique à première vue, au crépuscule ou au lever du soleil, je ne saurai dire. Une âme égarée est au centre de la toile, autour d'un décor inquiétant, des vallées brumeuses et préoccupantes. Et en dernier plan, une ombre cachée derrière un rocher. Elle me fait froid dans le dos et pourtant elle en dégage une telle mélancolie. Une sorte de méditation sur le sens de la vie et de la destinée de l'homme après la mort.

— Belle œuvre, n'est-ce pas ? me demande Marcel, posté à côté de moi.

En pleine analyse, je ne réponds pas. Le style du peintre ne m'est pas inconnu : un esprit mystique, une grande âme universelle qui imprègne le monde de la nature, et l'individu doit participer par l'abandon des sentiments, pour comprendre et sentir qu'il est un élément de ce mystère.

— Vous aimez l'art ? m'interroge-t-il. Vous avez l'air envoûté par ce tableau. Vous savez, j'ai fait une belle affaire pour ce Friedrich.

Mais, bien sûr, Caspar David Friedrich, le peintre romantique allemand ! Dans leur parfaite immobilité, les paysages de l'artiste sont des images spirituelles, chargées de significations symboliques.

Je souris, décidée à délier la langue :

— Ah oui ?

— Oui ! En 2001 pour être exact, à Paris, j'ai rencontré un superbe expert en œuvre d'art. Il m'a montré sa collection de peinture moderne et contemporaine. C'est là que j'ai succombé au charme de ce tableau. Nous avons vite sympathisé et à Dresde, en Allemagne, il m'a présenté à Helmut, brillant restaurateur, qui s'est occupé de rajeunir la toile. N'est-elle pas sublime ? Une authentique, Mademoiselle !

— Et elle est sortie de nulle part ?

— Collection privée remise en vente dû au décès du collectionneur, il y a onze ans.

— Comment vous m'avez dit qu'il s'appelait votre expert ?

— Mark Livingston. Un Anglais, m'assure-t-il avant de poser son doigt sur son menton. Enfin, je trouvais qu'il parlait drôlement bien français pour un étranger. Pratiquement pas d'accent.

Je fronce les sourcils tout en me tournant vers lui. Livingston ne serait-ce pas le client de Dabrowska ? Un Anglais francophone sans accent ? Kasia ne m'a jamais confié ses origines. Quelle singulière coïncidence !

— Un homme châtain aux yeux bleus ? le questionné-je.

— Je ne me rappelle pas très bien. Oui des yeux clairs, ça c'est certain. Brun, châtain. Probablement. Pourquoi ?

— Pour rien. Je pensais peut-être l'avoir déjà croisé mais son nom ne me dit rien, menté-je.

Je me demande si le Livingston de Kasia est celui de Fuller.

— Notre fille est en dernière année de licence en Histoire de l'Art à la Sorbonne et stagiaire-restauratrice à l'Atelier Drouot de Paris, intervient ma mère.

— Exceptionnel ! Je comprends soudain votre intérêt pour ce tableau.

— À votre place, je ne le mettrai pas dans un coin aussi sombre. Un paysage froid devrait être éclairé pour la contempler et, surtout une toile de Maître-peintre devrait être exposée au grand jour.

— Je lui trouverais une autre place, promis, s'excuse-t-il avec une révérence.

Nous reprenons la visite, sur laquelle j'ai du mal à me concentrer, obnubilée par le nom que m'a dévoilé notre hôte.

Certes, je ne connais qu'un Anglais expert en œuvre d'art aux yeux clairs et dont l'accent français est très bien manié. Et assez vagabond pour aimer la luxure. Il s'appelle James Taylor, néanmoins des experts il y en a à la pelle.

À la fin de l'exploration des lieux, nous nous installons dans la verrière qui nous offre une vue imprenable sur la mer à l'horizon. Nous échangeons plusieurs heures, jusqu'à ce que les ténèbres nous engouffrent, nous laissant seulement éclairés par les douces lumières parsemées dans la pièce.

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