L'Amour sacré et l'Amour profane [2/2]

4 minutes de lecture

— Mais alors, ce tableau est une énigme ? Quelle est l'interprétation correcte ? s'exclame Laurianne qui coupe l'admiration. J'ai beaucoup de mal à suivre.

— Revenons sur ces deux femmes, alors, la rassure-t-il. Que voyez-vous ?

— L'une est habillée, l'autre, nue.

— Mais encore ?

— Cupidon se trouve au milieu, la main droite plongé dans l'eau.

— Et Cupidon représente ?

— Il est le dieu de l'amour et le fils de Vénus et Mars.

Ma respiration s'intensifie.

— Attardons-nous sur la femme de droite. Que constatez-vous ? Symboliquement, insiste le professeur.

— Son bras gauche porte une cassolette fumante, me lancé-je. Et sa nudité est remarquable : carnation crémeuse aux formes impeccables, bel équilibre du corps en semi-repos, visage tourné vers l'autre magnifique créature, à sa droite, par un regard d'admiration. Les couleurs du linge blanc cachant son intimité, comme l'ample draperie rouge recouvrant son bras gauche, ont des tons forts, accentués, à leur maximum d'expressivité. Le rouge de la passion contre le blanc de la virginité. Ce sont donc des coloris d'exception.

— Et celle de gauche ?

— Dites l'Amour sacré ? demande Camille.

— Nous ne savons toujours pas, réplique-t-il en remontant ses lunettes.

— L'autre femme, d'aspect richissime sous sa somptueuse tunique, continué-je sans commentaires. Ses épaules sont bien dégagées. Sa robe est faite de satin blanc – toujours la couleur de l'innocence, la virginité - : l'apparence satinée des plis est tangible. La ceinture serrant sa taille, qui ferme le vêtement, est d'un rouge assourdi. On note qu'elle possède un fermoir d'or incrustée d'une pierre précieuse rouge, un rubis, symboliquement l'emblème du bonheur. La main droite de ce personnage énigmatique porte un gant jaune – qui peut être symbole d'illumination et de royauté, mais aussi d'envie et de lâcheté - et serre des fleurs, majoritairement rouges, contre sa jambe gauche. Une branche de jasmin – la pureté, l'amour, la beauté, la sensualité - coiffe sa chevelure, typique de l'époque par son « blond vénitien ». Sur son poignet gauche se voit un coûteux bracelet d'or, tandis qu'au bas de sa jambe gauche est posé un coussin brodé d'or, à peine visible sous l'immense robe d'apparat. Les yeux de cette patricienne imbue d'elle-même nous regardent sans amabilité... Alors que ceux de sa « partenaire faire-valoir » sont plus doux, plus vrais, plus tristes aussi...

— C'est une très bonne analyse. Remarquons également que le maintien de la femme vêtue apparaît sévère, orgueilleux, à la limite de la vanité, alors que son alter ego nue est plus simple, plus naturelle. La première marque la vie terrestre, en rapport avec le mariage prochain du commanditaire. La seconde semble une allusion à une forme de spiritualité individuelle. L'arrière-plan maintenant ?

— A gauche, on remarque un château, ajoute Jérôme.

— Symbole ? demande-t-il en zoomant sur l'arrière-plan.

— C'est une architecture féminine et la gauche est féminin également.

— Poursuivez.

— Un cavalier force sa monture pour rejoindre au plus vite la citadelle, à l'entrée de laquelle l'attendent plusieurs personnes, hommes et femmes mêlés, debout ou assis. Ce sont des membres de l'aristocratie si l'on en juge à leurs vêtements opulents et à leurs chapeaux coûteux.

— Bien. Quoi d'autres ?

— La présence de gros lapins ou lièvres, aux très grandes oreilles, qui semblent au repos dans la prairie, poursuivis-je. Rappelons ici que la symbolique du lièvre-lapin est explicite : elle hante toutes nos mythologies, nos croyances, nos folklores. Lièvres et lapins sont liés à la vieille divinité Terre-Mère, au symbolisme des eaux régénératrices et fécondantes, du renouvellement perpétuel de la vie sous toutes ses formes. Comme peut l'être un mariage, union fondatrice d'une nouvelle génération.

— D'accord. Alors, deux femmes et des symboles féminins, signale Taylor. Voyons la partie gauche : au premier plan, un tapis végétal glisse en contrebas. Suit une scène de chasse où nous voyons deux cavaliers, lourdement vêtus et harnachés, ayant des difficultés à suivre leurs deux chiens qui poursuivent un gros lapin ou lièvre. Un effet de continuité entraîne donc le spectateur vers l'extérieur du tableau, là où nous apercevons un troupeau de moutons, au repos et au calme avec leurs deux bergers. En progressant vers l'arrière-plan, un petit lac précède un village avec un clocher d'église apparent et maisons. Enfin, tout au fond, un méandre de rivière et un paysage campagnard à l'infini. Après toutes ces analyses quel élément revient souvent ?

— L'eau. Le féminin. Le Yin, certifié-je assurément.

— Exactement ! En vérité, l'eau est présente partout dans cette œuvre. A la fois source de vie, purification et régénérescence. C'est « l'infinité des possibles » qui caractérisent le mieux cette peinture où tout est informel, virtuel et promesse de germination. Le vrai sujet en reste imprécis, probablement parce que Titien n'a pas été au bout de sa découverte personnelle, mais par la motivation profonde de l'auteur : s'immerger dans les eaux pour en ressortir sans s'y dissoudre, c'est se ressourcer dans un immense réservoir de potentiel et y puiser une force nouvelle. Donc, votre conclusion ?

Un silence qui explique que le tableau est un secret que seul Le Titien aurait pu nous répondre. Cependant, je tente :

— Les forces féminines prennent possession dans cette peinture par les eaux et les allégories de la féminité. Par ces deux femmes que tout oppose. Tout est en osmose. Et si ces deux personnages n'étaient en fait qu'une seule et unique personne ? Pourquoi l'amour profane ne peut-il pas devenir sacré et inversement ? Cette femme orgueilleuse et frigide est-elle plus heureuse sans son charme naturel et toute sa sensualité ? Pourquoi celle nue serait-elle gênée par sa féminité fantasmée par tous les hommes ? Elles sont le miroir de l'autre. Mais quand assumeront-elles leur autre moitié ? Séparé par le dieu de l'amour, il n'a que le Yin de l'eau et le Yang de la montagne qui se retrouvent en combinaison parfaite dans l'arrière-plan. On peut considérer qu'elles vont ainsi bientôt franchir le pas et s'accepter telles qu'elles sont : sage et dévergondée. Austère et sensuelle. Humaine et déesse.

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