Deux âmes égarées

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Nue sur les draps du lit de James, exténuée, je me tourne vers lui. La main dans ses cheveux, il sourit. Les deux orgasmes qu'il m'a offerts me baignent dans un état second et je ris doucement, attirant l'attention du coupable. Il se met de côté et je l'imite. Nous nous retrouvons allongés, face à face. Son index effleure ma joue.

L'émotion est tellement extrême que je risque de m'effondrer à l'instant présent.

— Où est ta salle de bains, s'il te plaît ? lui demandé-je la voix encore plus cassée qu’à l’accoutumée.

— Ça va ? Je ne t'ai pas fait mal ? s'inquiète-t-il en se redressant à son tour.

— Non. J'aimerais juste me rafraîchir.

— Oui, bien sûr. Attends, je t'accompagne.

Je l'arrête dans sa lancée.

— Non, ne t'en fais pas. Je n'en ai pas pour longtemps, indique-moi seulement, s'il te plaît.

— Tu passes le paravent et traverses le salon, au fond à gauche il y a une porte. Tu l'ouvres et tu y es. Si tu as besoin d'une serviette, en-dessous du lavabo. Fais comme chez toi, d'accord ?

— Merci.

Je lui pose un baiser sur la joue et souris.

D'un bond, je me lève et l'interroge du regard pour emprunter sa chemise.

— Je t'en prie.

Je l'enfile et dépasse le paravent. Certaine qu'il ne me voit plus, je traverse le salon sans y jeter un coup d'œil, d'un pas précipité. Mes jambes flageolent et ma tête tourne.

Dans la salle de bain, je distingue une baignoire au milieu de la pièce et dans le fond à gauche une énorme douche à l'italienne carrelée noire. L'ensemble est distingué, soigné et parfaitement rangé. Je m'approche du lavabo et me baisse pour ouvrir le placard afin de récupérer une serviette de bain. En me relevant, je m'examine dans le miroir, mes yeux brillent et mes joues sont extrêmement rosies. J'ai pris beaucoup de plaisir. Mais, mon cou et le haut de mon thorax sont rouges. Ma taille et mes fesses montrent la force à laquelle James s'est accrochée à moi. Je me mets à trembler. J'ai laissé un inconnu me violenter sans amour, sans tendresse et j'ai aimé ça. Une pute, voilà ce que je suis. Une sale pute.

Je m'oblige à poser ma main devant la bouche pour étouffer un sanglot et m'empresse sous la douche pour allumer le jet d'eau. De l'eau froide, pour calmer mes chimères. Et je pleure, je pleure accroupie sous l'eau de la salle de bains de James. Je me gratte les bras et les jambes jusqu'à m'en faire mal. Je me hais, me dégoûte. Comment ai-je pu me laisser aller ainsi ? Et trouver du plaisir dans quelque chose que j'ai enduré il y a cinq ans ? C'est répugnant. Peut-être que j'avais aussi aimé ? Peut-être aimais-je la violence dans le sexe ? Je me maudis, me rendant folle par tant de questions...

James toque à la porte.

— Charlie tout va bien ?

Je m'arrête net, reniflant discrètement sous le bruit du jet d'eau. J'ai du mal. J'étouffe une dernière plainte avant de la ravaler et réponds d'une voix certaine :

— Oui ça va, j'ai fini.

— Si tu as besoin de quoique ce soit, n'hésite pas.

— C'est gentil, merci, James.

Je finis de me laver et me sèche. Je jette un dernier coup d'œil à mon visage : mes yeux sont rouges et gonflés. Je souffle un bon coup pour me redonner de la force et ressort.

James a mis ses lunettes et se trouve sous les couvertures, ordinateur sur les genoux, cigarette aux doigts. Son torse est la seule partie de son corps que je puisse admirer. Il n'est pas fait comme Bastien, sportif aux muscles fins. Celui de James me montre un homme qui a vécu et qui n'a pas peur d'assumer ses quelques poils parsemés sur son buste. Ses pectoraux sont légèrement dessinés comme ses abdos, moins saillants que mon ex. J'aime ce que je vois. Un homme qui ne se prend pas au sérieux mais qui reste tout de même en forme. Il relève la tête et me sourit. Je m'assieds une jambe repliée sous mes fesses, j'ouvre la bouche mais il me coupe en me jetant son paquet de cigarette avant de tirer sur son stick de nicotine.

Je le dévisage. Avec ses lunettes, il est plus difficile de lire à travers son regard désormais. Il me prend la main, l'embrasse jusqu'à mon poignet avec un sourire compréhensif. Il a dû voir mes yeux.

— Je vais y aller, lui précisé-je.

— À cinq heures ? En traversant Pigalle ?

Il l'a dit d'une voix neutre, légèrement interrogative. Pour une fois, son visage se renfrogne et ses sourcils s'arquent comme si je lui avais raconté une mauvaise blague. Instinctivement, je réponds avec dérision, en citant Jacques Dutronc :

— M'enfin à cinq heures Paris s'éveille. Les travestis vont se raser, les strip-teaseuses sont rhabillées, les traversins sont écrasés, les amoureux sont fatigués !

Il pousse son ordinateur, écrase son mégot dans le cendrier près de lui et me tire par le pied, je me retrouve allongée sous lui. Mon corps se crispe alors que mon cœur fond de tendresse. Une main m'agrippe à la taille.

— Imagine ces pauvres traversins obligés de se regonfler alors que tout ce qu'ils veulent, c'est pouvoir être écrasés par ta présence, imprégnés par ton odeur... annonce-t-il en passant sa main sur mon ventre. Tu en ferais des malheureux.

Je ris. Si je reste, il pourrait avoir une deuxième fois... et je ne le souhaite plus. L’ambiance est trop bizarre, elle est farouche, trop tendre, passionné pour deux simples inconnus.

— Mais arriveras-tu à dormir à côté de moi, nue ? essayé-je de m'extirper de cette situation.

Il hausse les épaules.

— Je sais me tenir, dit-il avant de s'écrouler sur le lit, les bras derrière la tête.

Allongée sans détente, je fixe le plafond et plusieurs images viennent à moi en quelques secondes. Des mots-clefs tels qu'un lit, une femme nue, l'homme souhaitant sa présence dans sa chambre...m'amènent directement à...

— À quoi penses-tu ? lâche-t-il en se tournant vers moi.

Les yeux dans le vague depuis quelques secondes, je reviens à la réalité.

— À La Vénus d'Urbin, tu connais ? L'œuvre de Titien.

— Pourquoi penses-tu à cette toile ?

Je le regarde à mon tour, analysant chaque partie de son visage. A la lumière, je vois enfin ses yeux d'une couleur bleu très clair. Associée à l'azur du ciel, le bleu symbolise la pureté, le calme, l'intelligence, la réflexion, l'humilité et aussi, la mélancolie. Mais au Japon ou en Scandinavie, elle représente aussi l'inexpérience et la naïveté. Qui est-il alors ?

Je m'égare dans mes pensées et resonge à la Vénus d'Urbin, pourquoi pensais-je à elle ?

— Sa représentation, son attitude… C'est une femme qui se plaît dans son corps.

Je marque une pause.

— Les hommes rêvent de la toucher, de la caresser, de la palper mais ils ne peuvent que la contempler en fantasmant. Elle les domine, elle ne se laisse pas faire. Et les hommes, eux, jurent devant Dieu que s'ils pouvaient l'avoir pour eux, pour une nuit, chaque centimètre de sa peau serait chéri à sa juste valeur. Tel le temple le plus sacré. L'objet même de leur convoitise - de leur obsession.

— Tu aurais aimé ?

— Non.

J’aurais aimé contrôler cette situation, en tout cas.

Il se redresse sur un coude.

— Il faut être vraiment particulière pour y arriver, je suppose.

Il insiste sur le mot « particulière » me bloquant intensément.

— Je pourrais avec toi, lui lancé-je en soutenant son regard.

Il explose de rire et j'attrape le paquet de cigarette, en extrais une clope puis l’allume.

— Je ne crois pas. L'obsession n'a jamais fait partie, ni de mon vocabulaire, ni de mes défauts, se justifie-t-il.

— Alors, tu n'as jamais connu l'amour passionnel. Pardonne-moi de te le dire.

— Si. Mais c'était quelque chose de sain…

— C'est bien ce que je dis. Quelque chose qui ne te prend pas aux tripes. On parle de passion. L'état dans lequel il te met, te dévore de l'intérieur, à prendre le dessus sur ta raison. Tu ne vois que par la personne, tu vis à travers elle. Aucune autre partenaire ne pourra effacer son image, son souvenir… C'est beau. Du moins de mon point de vue.

— Oui et bien ça sera sans moi. Je n'ai jamais été jaloux, ni possessif, ni obsessionnel. Puis, si j'ai bien compris il faudrait ne pas avoir couché avec elle ?

— Pas obligatoirement.

Il fronce les sourcils longuement en posant ses yeux sur ma bouche. Il aimerait m'embrasser. Alors, j'esquisse un sourire.

— Tu es diabolique, finit-il par dire dans un murmure.

J'éclate de rire.

— C'était juste une idée qui me passait par la tête, ne t'en fais pas. J'en serais incapable, ricané-je.

Sous sa barbe mal rasée, son torse nu et son expression sereine, je ne me retrouve pas en présence d'un homme d'une grande beauté, mais d'un charme irrésistible.

— Es-tu déjà tombée dans la passion ? me demande-t-il, posément.

— Non. Faudrait tomber sur une personne exceptionnelle, je suppose.

— Alors, sommes-nous deux âmes égarées ?

— Possible.

Un silence se crée, dont l'intensité de notre échange visuel alourdit l'ambiance dans une atmosphère saisissante de sensualité. Rien autour ne déconcentre le rythme doux et calme de nos respirations qui bat la mesure en même temps. Il me bouleverse tant par sa brutalité sexuelle que par sa douceur prévenante à mon égard. À cet instant, je ne me sens plus du tout salie, mais chanceuse.

De peur que le romantisme prenne le dessus et me fasse craquer, je poursuis :

— Dix-sept ans d'écart, c'est beaucoup, non ? dis-je pour faire passer mon excitation soudain.

Oh Fuck ! Tu devais être bébé lorsque je suis venu pour la première fois à Paris, s'exclame-t-il en enfonçant ses yeux dans ses mains.

— Tu remontes trop loin.

— J'ai beau avoir seulement trente-huit ans, je me sens vieux, sorry !

Il enfouit son visage dans ses mains tandis qu'il s'allonge. Je repose ma tête sur l'oreiller chaud, et le regarde attentivement. James a beau avoir trente-huit ans, quel amant il fait ! Dix-sept ans de différence, ça ne me gêne pas. Puis, nous n'allons pas nous revoir. Non, juste une nuit, une simple nuit. J'attendrai qu'il s'endorme pour lui griffonner sur un bout de papier « bon anniversaire ». Laissant derrière moi le souvenir d'une fille détachée et rigolote. Un mot simplement pour dire « c'était sympa, bonne vie à toi », et partir sur la pointe des pieds comme une cambrioleuse avant de retrouver ma vie d'étudiante.

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