Le premier abord

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À deux heures du matin, je n'ai cessé de faire des allers-retours entre la piste de danse et notre table, jonglant entre alcools et sodas.

Je m'accroupis pour me verser à nouveau du Coca, lorsque je constate qu'Iban gesticule de gauche à droite en entrechoquant l'intérieur de ses pieds. Sauf que son esprit n'est pas là et ses yeux sont rivés plus loin derrière moi.

Je me penche au-dessus de la table et le tire par la manche de sa chemise noire.

— Tu danses le Mia ? hurlé-je pour couvrir la musique.

— Attends, je suis en plein espionnage, dit-il en se dégageant de ma main.

— Eh bien ! Il t'a fait de l'effet celui-là, crié-je en me redressant. D'ailleurs, ce n'est pas plus mal, parce que Gueule en Biais, j'en peux plus...

— Ce n'est pas pour moi.

Intriguée, je fronce les sourcils et me retourne en cherchant du regard l'homme qu'Iban ne cesse d'observer. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Je vois parfaitement un jeune con s'agiter comme s'il était atteint d'épilepsie, un pervers qui préfère mettre son entrejambe en avant que son torse à chaque fois qu'une fille est de dos, ou encore un type qui a l'air complètement bourré et postillonne sur une pauvre femme, incapable de se reculer à cause du mur derrière elle. Et je doute fort qu'Iban puisse mater l'un des trois.

— Qui ?

— Un mec au comptoir, assis sur un tabouret. Une chemise blanche et une cravate dénouée.

Je tends le cou et pense l'avoir discerné dans cette cohue, une femme se tient près de lui, mais ne semble pas lui parler. Est-il seul ou est-il venu avec elle ? En tout cas, il ne discute avec personne.

— Ouais, je vois. Et qu'est-ce qu'il a de si passionnant ?

— Il n'a pas arrêté de te regarder durant une bonne heure. Depuis tout à l'heure, il a eu à peine un regard pour d'autres.

J'éclate de rire.

— Donc, tu espionnes un mec qui m'espionne. No Thanks !

— Avec le nombre de gars qui sont venus ce soir te coller, lui n'a pas bougé, je te signale, ajoute-t-il en posant ses yeux sur moi.

— Hey ! On a plus de bouteilles, nous coupe Toni, médusée.

L'homme en question pivote pour guigner à nouveau la piste et je distingue difficilement dans les flashs des spots, une similitude avec l'homme du café. Mon bel inconnu. Serait-ce lui ? Si ça l'est... les signes du destin me parlent. Suis-je assez dingue pour aller vers lui ?

Non, je ne pourrais pas faire ça !

— J'y vais ! signalé-je, paradoxale.

Déterminée à traverser ce bain de sueurs, ma démarche assurée, le regard droit vers lui, je m'ouvre un chemin.

Pas à pas, j'ai l'impression de m'approcher vers un seul but, sans pouvoir me retourner, comme dans le mythe d'Orphée. Héros de la mythologie grecque. L'histoire d'amour issue de la descente aux Enfers d'Orphée pour récupérer sa bien-aimée, Eurydice. En manquant à sa promesse, il s'est retourné sur elle et l'a perdue à jamais.

Pour moi, c'est la même chose, sauf que mon objectif est devant moi et si je détournais les yeux, le bel inconnu disparaitrait comme à la boulangerie. C'est aujourd'hui ou jamais. C'est mon unique chance.

Je suis quasi-persuadée que c'est lui. Le bar s'allonge au fur et à mesure de mon avancée et mon cœur joue du tambour à faire résonner chaque membre de mon corps. Il est de dos. Je n'ai d'yeux que pour lui et beaucoup de monde est attroupé autour, réclamant une boisson. Soudain, j'ai un instant de recul. Je suis une gamine, alors que lui c'est un homme de plus d'une trentaine d'années. Un homme accompli ça se ressent dans sa carrure, sa posture. Contrairement à la dernière fois, ce n'est pas un journal, mais un verre qu'il tient en main, son avant-bras mis a nu. Solide comme à l'instant où il a déchiré sa baguette à la boulangerie. Un tableau face auquel mes joues s'enflamment.

Je me fraye un chemin pour m'approcher de lui. L'audace. Voilà bien longtemps que je n'en ai pas eu.

La personne à ses côtés part. J'ai envie de hurler de joie tellement les circonstances s'enchaînent à la perfection. Au moment où je m'accoude sur le comptoir, il se lève et me bouscule. Un signe ?

— Pardonnez-moi, mademoiselle.

Il a une voix rauque très masculine, avec un timbre dégagé comme si rien ne le perturbait, un accent léger mais que l'on devine. C'est bien lui ! Son nez droit, distinction de beauté, ses cheveux châtains en désordre sont coiffés d'un peu de gel, sa barbe de deux jours et des yeux clairs, un regard tendre, sincère. De légères pattes d'oies au niveau des yeux me prouvent un homme qui a dû beaucoup rire, et de fines rides sur le front témoignent de la contrariété. Sous sa barbe, ses lèvres fines et sensuelles un peu entrouvertes, comme s'il restait hébété face à moi, ne sachant que répondre. Il est craquant. Sa chemise blanche et sa cravate bleue un peu dénouée retombe sur son pantalon en jeans. Accoutrement qui me laisse comprendre que la personne face à moi se fiche probablement d'être présentable, même si justement, cette touche le rend sacrément attirant. Il parcourt du regard mon visage dans les moindres détails, tout comme moi.

— Il n'y a pas mort d'homme, réponds-je avec un doux sourire qui l'invite à poursuivre notre discussion.

Même plus besoin de chercher mes mots pour débuter la conversation, c'est parfait !

— Je crois vous avoir déjà croisé, non ? demandé-je en me posant dos au comptoir. Mais si ! Je vous ai vu au café Chez Plumeau, je me rappelle de vous. L'homme à la baguette à moitié dévorée sur la table.

Je me surprends à lui rentrer dedans, sans trembler, sans bégayer. Je suis réellement déterminée à lui plaire.

— J'ai du mal à résister à croquer dans une baguette encore bien chaude.

Ah oui ! Quand même ! Lui aussi semble déterminé.

— Pour être honnête, je vous ai vu m'observer depuis le début de la soirée, mentis-je, pour le déstabiliser.

Il déglutit.

Touché !

— C'est vrai, je regardais votre petit groupe d'amis et vous-même. Ça m'évoquait quelques bons souvenirs, explique-t-il en regardant dans la direction de la table où Iban et l'équipe se tiennent.

— Bien sûr... dis-je avec l'envie d'éclater de rire.

Une bulle de silence se crée autour de nous, perdant le fil du temps, démunis de conscience face à l'incommensurable foule de personnes, devenue inexistante. Le ressent-il ? Ses mains aux doigts longs et ses veines me font saliver, rien qu'à la pensée de celles-ci sur l'un de mes seins. Je m'égare mais je ne peux détacher mon regard de ses avant-bras. Soudain, il le tend pour prendre son verre, sans remarquer que ma main est proche. Et dans son geste, il m'effleure. Durant cette fraction de seconde, je suis parcourue d'un frisson impossible à maîtriser. Tout comme lui, qui visiblement a senti un contact fort, je le comprends quand son corps se crampe et ses yeux s'écarquillent, surpris. Abasourdie à nouveau par cette étrange connexion, j'enlève ma main à la hâte pour croiser mes bras. Fermée à lui, je ne sais plus comment agir. Pourquoi me fait-il cet effet ? C'en est flippant, presque mystique. Le pesant silence se réinstalle entre nous. Lui, fixant les bouteilles exposées en face. Et moi, dos tourné au serveur, mirant la piste de danse.

Pourtant, l'électrochoc ne s'arrête pas là, une seconde passée, j'entends la voix goguenarde d'une vieille connaissance :

— Excusez-moi de vous couper dans votre conversation animée.

En tournant la tête, j'aperçois Simon parler dans l'oreille de l'Anglais.

Je décroise les bras, sourcils froncés et bouche grande ouverte. Que fiche Simon avec lui ? Un ami ? Un collègue de travail ?

Aussitôt, Simon, derrière son dos, pose un doigt sur ses lèvres imitant un « chut » et m'administre un clin d'œil. Je me ressaisis et porte mon intérêt alors sur le serveur. Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? Le monde est-il si petit que ça ?

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