Le Jour J

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17 septembre 2011

« Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture » disait Charles Baudelaire.

Pascal Durand avait raison : Dauger m'a finalement embauchée pour entretenir avec lui le Delacroix, comme seconde main. Chez les Maîtres-peintres, ce sont les apprentis qui esquissent et peignent avant que le Maître n'apporte la touche finale et ajoute celle plus personnelle. Mon chef-restaurateur, lui, se penchera sur le nettoyage avant que nous commencions la restauration. Pour cela, je me suis plongée dans de nombreux livres concernant ce célèbre peintre. Jusqu'à présent, chez Maria ou à l'Atelier Drouot, j'apprenais simplement à peindre, à jouer avec les teintes, le clair-obscur, la perspective, ou connaître les couleurs pour savoir comment les appliquer. Souvent je m'entraînais en revisitant des chefs-d'œuvre tels le Monet ou le Van Gogh peints l'année dernière. Aujourd'hui, je dois être capable de maîtriser les sciences, notamment tout ce qui concerne les solvants, les forces de composition – ce qu'on appelle les intersections entre les différentes lignes de l'esthétisme – et la lumière. Je dois savoir analyser l'évolution de la peinture dans le temps, ainsi que la réaction des ingrédients de la gouache ou de l'acrylique pour déterminer les réparations à effectuer et anticiper leur modification. Il est important de connaître les possibles variations des couleurs pour éviter qu'elles ne virent. Il me reste encore des éléments à apprendre, comme la dorure, mais j'en saurais plus l'année prochaine, lorsque j'entrerai dans une école spécialisée.

Après l'avis de Durand et Dauger, nous débutons par la lisibilité de l'œuvre. Même si l'authenticité du tableau n'est plus à remettre en question, il est de notre ressort de lui redonner vie et accentuer son potentiel pour susciter tout son intérêt lors de la vente aux enchères puisque Chambers veut le mettre en vente de toute façon. Je doute fort que la peinture ne soit pas de Delcroix, Victor Dauger et Pascal Durand ne sont pas des débutants, mais nous devons attendre le dernier avis d'un autre expert en œuvre d'art, appelé « œil ». Celui-ci a pour fonction, comme d'autres experts, de découvrir la paternité des toiles, à partir de son seul regard. Sa charge, en substance, consiste à proposer l'auteur de l'œuvre. Il est « œil » comme on est « nez » en parfumerie. L'observation déclenche un processus dans sa mémoire et lui permet de déceler les plus infimes anomalies. Un sens de l'analyse très raffiné. Quand un œil est confronté à une œuvre dont il est seul à pouvoir connaître l'auteur, on dit qu'il fait une découverte. Il me tarde d'en rencontrer un, car en deux ans dans le milieu de l'art, jamais je n'ai fait connaissance avec un tel expert.

Ce soir, je suis penchée sur une critique du travail de l'artiste-peintre. Souvent hostile, il lui est reproché d'être extravagant avec les couleurs. Ses compositions incompréhensibles et sa touche, contrairement à ses contemporains néoclassiques, n'auraient aucune clarté. D'après cet article, Delacroix procède les touches par empâtement - et non sur le lissé - et par la précision du contour. Il pratique alors la technique dite du « flochetage » en juxtaposant de petites touches de teintes très proches pour mieux faire vibrer la couleur.

Après deux bonnes heures d'études, place à la pratique. Alors que trente minutes se sont écoulées, pendant lesquelles j'ai cherché la bonne teinte de bleu, Iban toque trois fois rapidement, puis deux fois plus espacés après un temps d'arrêt, avant d'ouvrir brusquement. Vêtu sobrement, mon meilleur ami reste toujours impeccable, comme sorti d'un magazine de mode.

— Charlie, ça te dit une petite nuit Carmen, ce soir ?

— Une petite de quelle taille ? m'amusé-je en tendant la perche.

— Oh ! Simple façon de parler ! s'encanaille-t-il. Tu sais que je les aime longues.

Je pouffe de rire. Je détache mes yeux de mon bol à peinture, posée à côté du tableau-essai et m'arrête de remuer afin de le voir sourire comme un niais.

— Et cette blague te fait toujours autant marrer ? lancé-je avec un petit rire.

— Le principe est de se faire rire d'abord à soi, ensuite aux autres.

— Et qui sera là ?

— Insinues-tu qu'une soirée seulement entre toi et moi serait désastreuse ?

— Irrévocablement.

Toujours la main sur la poignée, il est penché dans une splendide représentation de Michaël Jackson dans Smooth Criminal. Avec moins d'équilibre, cela va sans dire.

— Bon, alors t'accouches ? répété-je, impatiente.

— Woodstock, Redouane, Mamie Renée et même ta copine la Russkof du salon d'putes.

— Tu es russe et tu ne sais pas reconnaître une Russe d'une Polonaise ?

— Pour autant, je n'ai pas une tête à m'appeler Vladimir.

— Bon, je ne viens pas.

— Oh ! s'exaspère-t-il en levant les yeux au ciel. Mais y'a Toni et Clara, puis Mathieu le collègue de Clara du Perchoir et Charles, mon pote de la fac, tu t'souviens ?

— Ah oui ! Je les aime bien, ils sont sympas, eux.

— Voilà ! Donc magne, on t'attend.

Il referme la porte et je l'entends crier.

— Elle se fait un ravalement de façade et elle arrive !

Je me précipite vers la salle de bains pour me nettoyer les mains et me savonner sous les bras. Je sens encore la peinture fraîche, tant pis ! Je reviens dans ma chambre et pose mes yeux sur mes bols dont la peinture a déjà séché. Je soupire. J'abandonne, ça sera pour la prochaine fois. Je m'observe un instant devant la glace. J'attache mes cheveux en un chignon, m'habille d'une combinaison courte grise pailletée et chaussée de sandales noirs à talons. J'ai envie d'être une de ces femmes qui osent s'habiller comme elles l'entendent. Et j'en suis assez fière. Je lève les yeux vers mon visage. Mes joues si rondes il y a deux ans sont légèrement creusées aujourd'hui.

En apparence, je me vois belle et plus confiante que les années précédentes. Pourtant, à travers mon reflet, je ne trouve qu'une ombre mélancolique s'efforçant de travailler son image.

J'attrape mon sac en faisant fi de ma dernière réflexion. A savoir que j'ai bien choisi les tons de ma combinaison. Je ne veux pas de couleurs tape-à-l'œil et préfère me faire discrète, espérant ne pas me retrouver nez à nez avec Bastien au Carmen.

Je ne l'ai plus revu depuis notre dispute en mai dernier et j'ai appris qu'il avait commencé à bosser au journal Libération en tant que contractuel. Cela m'enchante pour lui, il tenait tellement à avoir ce poste.

Dès que je sors de ma chambre, je remarque la présence des invités et leur adresse le bonsoir un à un.

— Mazette ! Mais tu n'aurais pas minci, toi ? s'exclame Clara, ses yeux dorés grands ouverts.

— Tu trouves ?

Iban me claque une fesse.

— Ouais mais ça, ça ne disparaît pas, balance-t-il ensuite sous un clin d'œil.

— Fous-moi la paix, toi !

— Bastien n'aurait pas dû te quitter, continue à dire mon amie. Vraiment, t'es de plus en plus belle !

— Non, je le méritais... murmuré-je en baissant la tête, soudain intéressée par mon sac en bandoulière.

Toni, Clara et les deux gars fixent Iban derrière moi et je me retourne spontanément. Je le surprends en pleine imitation : une main sous la gorge faisant un geste de droite à gauche, qui signifie « ce n'est pas le bon sujet ça ». Je plisse les yeux tout en le guignant. Il m'attrape par l'épaule.

— Allez zou ! On y va !

La soirée bat son plein et pourtant je suis assise à notre table tout en sirotant mon cocktail. Mes amis, eux, sont debout et jouent à boire cul sec, libérant de grands éclats de rires.

Installée sur le sofa, une sensation de nostalgie me submerge sous le vacarme assourdissant des cris et de la musique du club. Les souvenirs de ces dernières années m'envahissent et me brouillent la vue jusqu'à ce que l'obscurité m'englobe.

Tout au long de l'été, je n'ai cessé d'analyser l'évolution de mon quotidien, de ma situation estudiantine et professionnelle. Cette adolescente apeurée a laissé place à une jeune femme déterminée et ambitieuse. Même dans mon corps, je me sens plus en confiance. Ce même corps qui m'horripilait tant il me rappelait la fille naïve de Lorient. Aujourd'hui, s'attarder devant le miroir ne suscite plus de grimaces et cela fait plaisir de se trouver jolie. Peut-être grâce à Bastien, grâce à la perte de poids, à Iban, à Paris, à la symbologie...

En trois ans, il s'est passé énormément de choses. Je serai bientôt étudiante en troisième année de Licence HIDA et depuis un an, je suis devenue apprentie-stagiaire à l'Atelier Drouot, prestigieux lieu de restauration parisien, sous la recommandation de la grande Maria Federighi et - sans aucun doute - grâce à Lauren.

Lauren. Voilà un an qu'elle n'est plus et encore je ressens un vide. N'est-il pas étrange de la porter autant dans mon cœur pour une femme que j'ai à peine connue ? De la gratitude ? J'en avais. Elle avait déclenché chez moi une sorte de curiosité infinie pour la symbologie, en se focalisant sur une qualité que je n'aurais peut-être jamais soupçonné sans son aide. Comment l'avait-elle su ? L'avait-elle deviné ? Je pressens comme quelque chose d'inachevé et cela m'obsède. Tant par son souvenir que par le manque de finalité.

La dernière séance avec elle avait été exaltante. Presque intrigante. Sans réelles réponses claires. J'ai l'impression qu'une partie de moi ne m'a pas été rendue. Quelle drôle d'intuition !

«Seule» est le mot adéquat. «Perdue» est le second. Je ne demande pas la lune, simplement vivre quelque chose de palpitant, qui saurait me couper le souffle. Je ne me sens pas vivante. Je peine à trouver une nouvelle bouffée d'air, comme un écrasement du thorax permanent. Je rêve d'aventures et de surprises. Bien que la découverte imminente de ce Delacroix soit tombée à pic, mon adrénaline n'a duré que quelques jours, avant de suffoquer sous la montagne de recherches à entreprendre pour ce travail. Mon quotidien en restait toujours autant plat. Aucun rebondissement. Aucune émotion puissante telle que ce banal frôlement avec le British de la boulangerie. Un acte anodin qui ne m'a pas quitté, surenchéri par notre autre rencontre chez Plumeau. Pourtant nos regards plongés l'un dans celui de l'autre une demi-seconde, avaient renversé la Terre à 360°. Discuter avec lui aurait été une belle sensation, et c'est de cela dont j'ai envie, une nouvelle rencontre, un nouveau jour. Pas de stagner dans ma vie.

Je manque de patience. Je m'oblige à penser que je dois finir cette année, présenter ma thèse à la Villa Medici à Rome, ensuite j'improviserai. Mon souhait de renouveau se présentera l'année prochaine en Italie.

Je secoue la tête pour revenir au Carmen. Vibrante dans mes oreilles, Sol d'Alef bouillonne comme des bulles de champagnes dans mon corps. Je bois mon verre d'un trait et l'équipe hurle de joie. Emportée par cette musique qui m'est destinée, jusqu'au milieu de la piste, mon corps se déhanche sur cet air oriental entouré de tous les clubbeurs venus chercher la passion, l'aventure, leur corps désirant être libéré. Les yeux fermés, il n'y a que la musique et les derniers frissons que j'ai pu ressentir il y a quelques jours dans un café de Montmartre, près d'un inconnu.

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