Partie V : les oreilles

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Sur le plan symbolique, la forme de l'oreille est associée à la spirale et à la coquille, elle-même reliée à la vulve. En Afrique, les oreilles sont des symboles sexuels, tandis que dans le bouddhisme et le jaïnisme les longues oreilles sont un signe de sagesse.

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Victor Dauger m'a conviée ce matin à une surprenante découverte d'un tableau de Delacroix. D'après les instructions de mon chef-restaurateur, il nous sera livré en fin de matinée par nos techniciens d'atelier. Un richissime avocat britannique du nom de Luke Chambers et le commissaire-priseur, Pascal Durand, assisteront à cette expertise. Que cet homme participe à l'estimation m'irrite. Bien que je sache que son métier est en principe apte à l'expertise, c'est surtout de le savoir près de moi qui me déplait.

D'ailleurs, pourquoi avoir besoin de ma présence ? Victor Dauger a insisté alors que je ne suis qu'une simple stagiaire sans réelle expérience. J'ai l'impression, parfois, que Maria m'a survendue auprès de l'Atelier Drouot.

Chez moi, devant mon miroir psyché, je me mire une dernière fois. Je remarque que j'ai perdu du poids depuis ma rupture avec Bastien, et bien que je sois contente de ne plus avoir cet embonpoint d'il y a un an, j'ai peur de maigrir de nouveau. Le point positif est que je n'ai rien perdu de mes hanches ni de ma poitrine. Je réprime un soupir et secoue la tête. Se trouver belle, ça compte et j'essaye de poser le regard sur mon reflet chaque fois que je le peux, pour me le répéter. Ce matin, je suis jolie et tente un sourire à moi-même, sans grande certitude.

Incapable de rester sur place, je dévale les escaliers pour m'arrêter à la boulangerie acheter un croissant, avant de tracer direction chez Plumeau pour le manger accompagné d'un thé. J'aime ce restaurant-terrasse en plein milieu du village de Montmartre. On se croirait dans une autre époque, d'une Paris d'avant-guerre.

Le temps est agréable par rapport aux derniers jours de canicule. Je ne presse pas le pas et apprécie Paris sans les parisiens. Moins bruyante. Moins pressée par les obligations du quotidien. Mes grandes vacances se sont déroulées en Bretagne et ce mois de septembre annonce la rentrée à l'université, signe pour moi de nouvelles connaissances, de longues révisions, de soirées étudiantes avec les amis, des heures de recherches à la bibliothèque car, cette année, le cours de symbologie dans l'art va me demander du travail en plus. D'autre part, je remarque que ce cours ne fait pas grand bruit. Cela m'étonne, et je semble être la seule qui tente de chercher son nom sur Google ou encore que cette pratique soit une immense avancée dans l'art à la faculté. Plus nous connaissons les détails de la science des symboles, plus nous comprendrons notre vie face aux enseignes capitalistes de nos jours. Tous symboles a un lien direct avec notre passé. Les logos des publicités se modernisent grâce aux modèles de nos symboles d'autrefois. Si nous savons l'interpréter, nous savions ce que l'on nous vend. 

Chez Plumeau, ma salle d'attente du samedi matin : un café ancré dans le quartier de Montmartre. L'enseigne prend parfaitement place dans le décor et me rappelle ceux des villages de province, avec sa terrasse où aucun bruit citadin ne peut déranger la tranquillité des clients. Souvent les soirs d'été, des musiciens viennent enchanter le lieu et la foule, comme les riverains, s'extasient au son des instruments.

En ouvrant la porte, la sonnette tinte pour annoncer mon entrée. Je jette un œil rapide aux alentours, dans l'intention de choisir une place libre. Le lieu baigne dans une pénombre mystérieuse, à l'abri de la chaleur estivale. En fond sonore, quelques accordéons pour amuser la foule. Face à moi, dans le fond de la pièce, je distingue un homme assis, journal en main, une baguette posée sur sa table, la tête levée à mon intention au moment même où je rejoins une table vide à ma droite. Mes mains caressent le bois verni de sa surface et l'odeur du café m'évoque ma mère et son addiction à la caféine.

Le serveur prend ma commande et je sors L'Odyssée d'Homère, retrouvé dans ma chambre chez mes parents. En pensant à Lauren, j'ai eu envie de le relire, me souvenant de notre conversation sur le passage aux Enfers.

J'extirpe de mon sac mon croissant avec la petite serviette qui l'accompagne, croque dedans et bois mon thé à la menthe tout en ouvrant mon livre. Avant, je lève le menton et jette un œil dans les moindres recoins du café, les clients échangent sur les nouvelles du jour, ne se préoccupant pas de ce qui les entoure. Et pourtant, une personne continue à me fixer. Je tourne la tête et mes yeux rencontrent le bleu des siens : c'est lui, l'inconnu de la boulangerie. C'est d'abord le cœur qui explose de joie, puis la bouffée de chaleur qui m'envahit le corps, puis les jambes qui tremblotent. Que m'arrive-t-il ?

Aussitôt, il baisse le regard pour se concentrer à nouveau sur son journal. J'ai envie de le dévisager, ou me lever et m'asseoir face à lui. Qu'il me raconte sa venue à Paris, peut-être habite-t-il ici depuis des années ? Quel âge a-t-il ? Il n'a certainement pas la vingtaine, cela se voit dans sa manière de s'habiller, il n'est pas à la mode des étudiants parisiens. Est-il marié ? Il me semble voir briller quelque chose à son doigt. Engager la conversation m'emmènera sûrement à le revoir, à apprendre à le connaître mais comment m'y prendre ? C'est un art subtil et excitant, à vrai dire. Que faire ? Les mots dessinés sur la page de mon livre n'ont pas de sens, tellement je cherche mille subterfuges pour aller à son encontre, en priant secrètement que ce soit lui qui le fasse. Je dois attendre qu'il se lève et vienne à moi ? C'est mieux, non ? Quelle nulle !

Le serveur me dépose l'addition avec un large sourire.

Je tente une œillade en coin vers l'inconnu et constate qu'il n'a pas le menton relevé ni ses yeux figés sur moi. Au lieu de ça, sa bouche posée sur ses phalanges, il reste focalisé sur son périodique, sa baguette à moitié dévorée sur la table.

Dépitée, je range mon croissant dans mon sac, dont l'envie m'est passée de l'engloutir, bois d'un trait mon thé en me brûlant la langue et me lève en prenant soin de me donner une prestance assez grande, afin qu'il soit dans l'obligation de me suivre. Je joue à la biche qui souhaite attirer sa proie. Qu'est-ce qui me prend ?

Je secoue la tête discrètement et pars sans un regard, tant pis pour lui, tant pis pour moi, tant pis pour nous !

Je fonce vers l'Atelier Drouot en imaginant discuter avec le bel inconnu. Je l'imagine timide, réservé et maladroit. Cela me fait sourire. Je file sans le voir accourir durant les minutes où je ne presse pas le pas, presque à me demander si je ne marche pas à reculons.

Au pire, je reviendrai, qui sait s'il sera là ?

Il est dix heures. Dauger, Chambers et Durand doivent m'attendre pour inspecter la véracité de ce Delacroix, soudain devenu moins excitant que l'Anglais, les fesses clouées sur sa chaise.

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