L'expertise Delacroix

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Devant l'atelier, je me fige face à l'énorme fourgon qui bloque une partie de la circulation. Les transporteurs sont déjà arrivés et les techniciens leur prêtent main-forte pour décharger le colis. Victor, lui, explique où déposer la toile, bien protégée à l'intérieur de la malle. Aussitôt, je me fraye un chemin entre les voitures arrêtées, où les conducteurs tentent malgré tout de passer à tour de rôle. J'entre dans les lieux et attends que mon chef précise mon rôle. Les convoyeurs nous saluent et Dauger me demande de l'accompagner jusqu'au laboratoire. C'est dans cette petite pièce que nous pouvons identifier aux rayonnements X les éléments chimiques des pigments de surface de la toile, et aussi à la spectrométrie Infrarouge les différents matériaux utilisés sur la peinture, dans le but de prélever et restaurer nos œuvres au plus proche de la perfection. Nous disposons de toutes sortes de solvants nécessaires à la restauration, ainsi que des ordinateurs, des éprouvettes et des microscopes aménagés pour nos experts. Au milieu, un long et large socle pour y déposer les œuvres d'art. Aujourd'hui, c'est une rapide expertise qui sera effectuée avant que les professionnels du laboratoire débutent leurs recherches et leurs prélèvements. Moi je ne viens que pour récupérer mes outils et mes solvants laissés sur place lors de mes précédentes restaurations.

Les techniciens déballent le contenu de la malle avec l'aide d'autres restaurateurs. Gantés, ils prennent soin de le poser à plat sur la surface de la table. Mon chef commence son expertise à la loupe d'horloger. En même temps, Jeannette vient nous signaler que Maître Durand et Sir Chambers patientent dans le hall. L'expertise minutieuse du restaurateur les fait attendre encore une dizaine de minutes

Un quart d'heure plus tard, Dauger revient en compagnie des deux hommes, Durand, tête haute, tire sur ses manches, décidément mécontent.

— Nous avons fait le pied de grue durant un long moment, Victor.

— Pardonnez-moi Maître Durand, j'ai minutieusement expertisé l'œuvre afin de nous faciliter la tâche, répond Dauger.

— Ah ! bougonne-t-il en pinçant les lèvres. Mais, sachez que je vais également prendre soin de l'examiner et l'estimer. Luke Chambers, brillant avocat en droit des affaires, ici présent, m'a personnellement sollicité sur cette expertise. Alors, je souhaiterai – et j'insiste – participer à celle-ci. Permettez-moi.

Interloquée par la manière offensante et le ton froid auquel il s'adresse à mon chef-restaurateur, je renifle bruyamment pour attirer son attention. Le commissaire-priseur s'immobilise ne sachant pas comment réagir face à ma présence en ces lieux.

— Charlène ? Quelle surprise de vous voir ici, bégaie-t-il en s'avançant vers moi, toujours raide dans sa démarche.

— Vous vous connaissez ? demande Dauger, en jetant un œil à chacun d'entre nous.

— Maître Durand n'est autre que le père d'une amie de l'université, intervins-je en soulignant le mot « père ».

— Bien sûr, j'ai eu l'habitude de la recevoir sous mon toit, répond-il d'un sourire crispé. Mais, j'ignorais que vous travailliez ici, Charlène. Cela aurait été un réel plaisir de vous recommander dans la profession.

— C'est très aimable de votre part. J'ai eu la chance d'avoir eu quelqu'un qui m'a recommandée. D'ailleurs, je lui en suis très reconnaissante, réponds-je un sourire bienveillant.

Ses joues s'empourprent légèrement et la couleur de ses yeux gris s'assombrit. Durand les plisse avant de reprendre d'une voix blanche :

— Apprenez que je suis très qualifié dans mon domaine.

Pascal Durand a tendance à prouver à sa clientèle - et à chaque personne qu'il croise - le pouvoir qu'il exerce au sein du monde de l'art, alors je m'excuse maladroitement de l'avoir offensé. Et je pense comprendre qu'il n'aime pas être doublé. Il est évident qu'il aurait préféré que je lui sois redevable.

A cause de cet échange, je me rends compte seulement que Sir Chambers est présent.

— Oh ! Je vous prie de m'excuser, déclaré-je en lui serrant la main. Charlie Mahé, stagiaire à l'Atelier de Drouot et étudiante en dernière année de Licence Histoire de l'Art, finis-je par dire en apercevant son froncement de sourcils.

Nice to meet you. Luke Chambers, vieil avocat et déplorable collectionneur d'art.

— Pas avec votre ravissante trouvaille, le félicité-je en lui montrant le tableau de Delacroix.

Il sourit gracieusement.

— Oui, alors, revenons-en à cette splendide toile, s'incruste Victor Dauger, pressé de débattre sur ledit tableau. Après examen, il me semble que nous ayons bien affaire à une œuvre non répertoriée d'Eugène Delacroix

— Permettez-moi, s'obstine Pascal Durand.

Je retiens un long soupir d'agacement et lève les yeux au ciel. Il souhaite qu'on lui laisse la place pour l'examiner. Je l'ai dans le collimateur ce Durand. Bien que ce soit son travail d'expertiser, je n'aime ni son ton qu'il emploie, froid et tranchant, ni sa manière de se tenir. On dirait un coq de bassecour, à bomber le torse ainsi.

— Bien sûr. Faites, répond gentiment Dauger.

Le commissaire-priseur prend place sur la chaise que mon chef lui a laissée et y sort de sa poche une loupe de précision. Il parcourt la toile entière, attentivement.

— À quelle date l'estimeriez-vous ? demande-t-il.

— Je dirai 1818 ou 1819, précise Dauger.

— Eugène Delacroix n'était pas encore à l'atelier des beaux-arts à ce moment-là ?

— Je suppose. Sûrement épris par le travail de Géricault, son camarade, il semble avoir recréé les mêmes tons évasifs de clair/obscur.

— Oui... laisse en suspense le commissaire-priseur.

Je décide que c'est le moment ou jamais de montrer que je suis un bon parti, une brave stagiaire, prête à travailler sur cette incontournable découverte dénichée par les dieux. Une minute pour briller face à ces hommes experts.

— Je pense que c'est sa période Beaux-Arts, mais il avait déjà adapté la méthode des Anglais par l'aquarelle.

Leur silence et leurs expressions interrogatives m'invitent à poursuivre.

— Bien que celui-ci ait pris pour modèle Théodore Géricault et le Radeau de la Méduse, je conçois - et dites-moi si je me trompe - que la mélancolie qui se dégage à travers ses marins prêts à affronter la mer et l'aube au fond, couleurs clairs mais non lumineuses, ressemblent étrangement à la nostalgie des romantiques. Ce mélange néo-classique appris en atelier par Guérin et de la méthode venue d'Outre-manche, enseignés par ces deux amis, Soulier et Bonington sur ce tableau est frappant. Le romantisme éclate devant nous, n'en est-il par le précurseur ?

Les trois hommes me dévisagent. Événement rare : Pascal Durand sourit. Du moins, les traits fins de ses lèvres dessinant un rictus me pousse à le penser. Chambers, lui, hausse les sourcils tout en regardant mon chef et moi-même. Quant à Victor, il acquiesce fermement.

— J'allais en venir et vous m'avez coupé l'herbe sous le pied ! s'exclame-t-il.

Sa réaction me met à l'aise. J'ai envie de me frapper le front d'une main, que m'est-il passé par la tête d'intervenir dans leurs échanges ? Ce sont des hommes diplômés, et experts dans leur domaine chacun. Je baisse les yeux et entortille mes doigts, gênée.

— Donc, nous sommes d'accord pour l'authenticité de l'œuvre ? demande Durand à Dauger, sans prêter attention à mon intervention.

— Ce qui serait plus sûr, c'est d'avoir un troisième avis, un « œil » pour pouvoir être certain de ce qu'on avance.

— Puis-je aussi mettre un avis sur la probabilité de la vente ? Si le tableau s'avère être un vrai ? propose l'avocat.

— Dites-nous ?

— Je souhaiterai une mise en vente, à titre privée... britannique. C'est ma condition.

— Vous en êtes le possesseur, c'est à vous que revient la décision Sir Chambers, poursuit Pascal Durand. Je m'occuperai de trouver cet « œil » ainsi qu'un acheteur ou une galerie renommée britannique, faites-moi confiance.

Luke Chambers acquiesce et ajoute :

— Une autre question ?

— Nous sommes tout ouïe.

— Est-il courant que des œuvres soient volées, même lorsque la collection est privée ?

Je fronce les sourcils, surprise par cette question soudaine. Avait-il peur qu'on lui vole son trésor ? Ou simple curiosité ?

— Il y a toujours un risque, répond le chef d'atelier. Beaucoup d'œuvres disparaissent dans la nature et nous les retrouvons bien des années, des décennies, des siècles après ! Tout comme La Nativité Mystique de Botticelli, disparue près d'un siècle pour réapparaître chez un amateur d'art anglais.

— J'en ai entendu parler. Un jeune expert me semble-t-il l'a dégotté ou une histoire de faux à la National Gallery ?

Je me fais discrète auprès de ces trois grands hommes, je pense qu'ils ont même dû oublier ma présence et et prête une oreille attentive à cette expertise. La Nativité mystique de Botticelli avait disparu ? Qui était ce jeune expert qui a eu la chance de s'emparer de ce bijou artistique ?

— Oui, une histoire de copies... précise Dauger. Cela vous inquiète ?

— J'ai eu vent du vol des deux œuvres de Caspar David Frederich, qui a eu lieu à Dresde chez un grand passionné d'art allemand la nuit dernière.

Le chef-restaurateur semble affecté par ce cambriolage et le commissaire-priseur sonde la situation, le visage dur et impénétrable.

— Ils seront retrouvés rapidement, ne vous en faites pas, atteste Pascal Durand. Les voleurs sont des débutants et ont laissé énormément d'indices d'après la police judiciaire allemande.

— Le marché noir des biens culturels est une tâche d'encre au milieu d'une feuille blanche, si on ne la stoppe pas, elle se répand. Malheureusement, personne n'est à l'abri. Des faussaires, des cambrioleurs, des gangsters, la mafia... et même les plus hauts placés s'y mettent. C'est à en devenir fou ! Mieux vaut ne jamais s'en mêler, confirme Victor Dauger.

— Qui est ce collectionneur ? demande Chambers.

— Albrecht Hohenzollern. Les deux toiles ont été achetées par Frédéric Guillaume III, le roi de Prusse, après leurs expositions jusqu'à la chute du royaume, puis le musée Alte Nationalgalerie de Berlin ont repris les droits en attendant la restitution des œuvres par la famille.

— Elles valent une sacrée somme, alors, pour ainsi voler les descendants du royaume de Prusse !

— Des milliards, facilement.

Et tandis qu'ils s'attardaient sur le rapport financier des œuvres d'art, une seule toile se dessine devant moi, me faisant fantasmer. Celui du bel inconnu de Montmartre, rencontré une heure auparavant, assis avec moi en terrasse, une cigarette dans une main et un café dans l'autre, peint sous le coup de patte de Renoir.

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