Smith Art Gallery

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La saison estivale bat son plein au-dessus de la France. Les parisiennes revêtent leurs jupes courtes, hibernées depuis bien trop longtemps, leurs jambes couleur d'ivoire se prélassent sous un soleil étouffant. Les terrasses de café regorgent de touristes et de riverains, bientôt désertées pour la Côte d'Azur ou la Côte Atlantique. Les familles profitent des rayons de soleil et de ces jours de chaleur dans les squares où elles pique-niquent près de jeunes femmes en maillot de bain, pour éviter la risée de coups de soleil arrivé en août sur les plages. Les ados jouent au foot dans l'ancien amphithéâtre des Arènes de Lutèce et les basketteurs se retrouvent, eux, tardivement à Pigalle Basketball.

Au lieu de se dorer la pilule dans les parcs ou en bord de plage à Deauville – quoiqu'il faille un soleil brûlant pour cela –, mon colocataire et moi avons pris l'initiative de donner de notre personne pour un travail saisonnier au Perchoir, le bar toit-terrasse, devenu notre QG. Iban s'est trouvé un don pour le service, moi je sers de duo avec Clara derrière le bar, tandis que Toni s'occupe de la musique. Quant à Bastien, il travaille en librairie dans le Marais, également pour les deux mois de vacances, ce qui facilite le trajet pour venir boire un verre durant les happy hours, servis par mes soins. Des moments inoubliables restent gravés en moi, comme Iban qui passe plus son temps à récupérer des numéros et gratifier les clients – potentiels amants – de promotions inventées ; Toni gagnant en notoriété grâce à ses merveilleuses prestations musicales, attirant de plus en plus de monde ; Clara et moi contraintes de nous coltiner les éponges et autres dragueurs de seconde zone en quête d'un numéro de dernier recours susceptible de leur sauver la face ; Bastien passant le plus clair de son temps à nous photographier. Dès lors, je peux enfin mettre des photos souvenirs de nous cinq dans ma chambre. L'équipe du Perchoir, ma seconde famille.

L'argent que l'on gagne nous sert uniquement à retaper notre appartement : Iban s'occupe de la décoration - meubles, accessoires et autres babioles qu'il affectionne - et moi, je peins. On a demandé à avoir les mêmes jours de repos pour travailler ensemble.

Ma chambre établie dans le couloir, près de celle d'Iban, a été aménagée pour la salle du fond, derrière le salon. À la place, j'ai mis mon atelier de peinture dont l'odeur dérangeait mon insupportable colocataire. Il est vrai que ce parfum de peinture fraîche, comme l'encens, s'accroche à ma peau comme une seconde effluve, difficile à enlever.

Grâce à l'aide d'Iban, qui râlait, et de Bastien, nous avons pu monter toutes mes toiles au 32 rue Ballu, car Maria fermait la boutique. Avant de repartir pour Rome - où elle m'a invité à passer après ma Licence - elle m'a présenté Victor Dauger, de l'Atelier Drouot. Cette grande enseigne de restauration parisienne m'engage comme stagiaire pour y apprendre de leur savoir-faire. Je ne commencerai qu'en septembre, après mon travail saisonnier.

Le soir, je me penche sur l'interprétation des symboles cachés et les messages subliminaux dans l'art. Depuis la lettre de Lauren, je n'ai plus eu de messages de sa part, pas un signe de vie. C'est pourquoi je pose un week-end au mois d'août pour aller la voir à Londres, dans sa galerie, afin de lui faire la surprise. Je ne suis jamais allée au Royaume-Uni, autant en profiter !

27 août 2010

La devanture jaune, couleur de la connaissance, et de bois d'olivier de la Smith Art Gallery, illumine le quartier de Soho. On ne voit qu'elle. Grande et rayonnante ! Au-dessus des deux grandes portes vitrées est écrit : « Dans tous les arts, le plaisir croît avec la connaissance que l'on a d'eux » d'Ernest Hemingway.

Les mains légèrement moites par appréhension, je plisse ma jupe et bascule la poignée de la galerie et entre. Un silence de cathédrale y règne et je suis bercée par ce paysage de couleurs, d'une pièce blanche à une autre boisée aux couleurs chaudes, ocre. Deux expositions sont dévoilées, une contemporaine, une autre plus moderne. C'est un ravissement, un honneur d'être ici. Je m'attarde sur les œuvres, oubliant presque que ma présence a été signalée par la porte d'entrée.

Des pas résonnent dans la grande pièce, m'annonçant la venue d'un galeriste, puis ils s'estompent derrière moi, peut-être pas très loin.

— Charlie ? entends-je.

Simon se tient devant moi. Ses épaules larges, il est vêtu d'une chemise légèrement ouverte de deux boutons à manches courtes. Perplexe, il me fixe. Il a une petite mine et les traits tirés. Son air taquin a complètement disparu de son expression faciale, si connue.

— Charlie ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

Un sourire timide, les sourcils haussés, j'écarte les bras comme il m'avait fait au Carmen et lui crie :

— Surprise !

Il reste de marbre jusqu'à ce que je m'approche de lui. Il s'avance et m'embrasse sur une joue.

— Effectivement, je suis étonné. Tu es venue à Londres pour les vacances ?

— Non, juste pour deux jours. À vrai dire, ne le prends pas mal, mais je suis passée voir Lauren. Elle est là ? dis-je en tendant mon cou pour guigner derrière son épaule.

Son visage se décompose.

— Tu...tu connais Lauren ? Enfin... tu la connais bien ? bafouille-t-il.

— Bien sûr ! Elle ne te l'a pas dit ?

— Non.

— Ah ! dis-je, un peu vexée. Et bien, on s'est vue régulièrement depuis le mois novembre.

— Quand as-tu eu de ses nouvelles la dernière fois ? me demande-t-il, immobile.

— Euh... il y a un mois. Pourquoi cette question ?

Lisais-je de la tristesse, de la déception, de l'embarras ou... de l'incompréhension sur son expression ? C'est un champ infini d'interprétation. Il se pose mille et une question mais... pourquoi ?

— Qu'est-ce qui se passe, tu n'as pas l'air bien ? m'inquiété-je.

— Lauren nous a quittés il y a quinze jours.

Ce qui se passe dans ma tête ? Rien. Le néant. Comme si les mots prononcés par Simon étaient tombés dans le précipice, sans me laisser le temps de les retenir.

Les questions défilent à une vitesse folle. Qu'a-t-il dit ? Lauren, morte ? Impossible. Elle doit finir de m'apprendre. Je refuse d'y croire. Personne d'autre ne sait autant sur la symbologie qu'elle. Qui va m'aider ? Qui va m'aider à avancer, à me relever ? Sans elle, je suis paumée. Perdue dans les abysses du destin.

Elle n'a aucun droit de me laisser comme ça ! Qu'est-ce qu'il raconte Simon ! C'est encore une de ses blagues idiotes ? Il ne jouerait pas à ça, tout de même ? Lauren m'aurait confiée si elle avait été malade ? Pourquoi me l'avoir caché ? Un accident ? Bon Dieu ! Pas elle ! Elle est immortelle. L'Univers entier a besoin de ses connaissances.

À grandes enjambées, sans que le galeriste ne m'en empêche, je traverse la salle, puis la seconde, pour parvenir jusque dans les bureaux, en appelant Mrs Smith.

Mais, ce n'est pas elle qui sort du bureau. Brune, certes, mais légèrement plus petite et plus replète. Un carré plongeant frisé affine son visage doux et profondément ahuri de me voir débarquer comme une cinglée. Elle doit être d'origine hispanique.

— Charlie !

Simon m'a suivi, silencieusement, d'un pas lent. Je ne quitte pas des yeux la trentenaire qui se tient debout face à moi.

Et cette femme devant moi, demeure la bouche entre ses mains, ses yeux embués de larmes. Je dois être sacrément flippante pour qu'elle réagisse ainsi. Je fais volte-face, Simon les épaules basses soutient mon regard apeuré.

C'est à ce moment-là que je comprends. Mrs. Smith est décédée. Elle ne fait plus partie de ce monde. Nous laissant orphelins de secrets. Oh Lauren !

À mon tour, j'imite la galeriste derrière moi et recouvre ma bouche pour retenir un sanglot. Secouée de spasmes, je pleure. Le choc assommant me fait suffoquer. Je sens sur mes lèvres les tremblements de ma main et je bafouille des mots comme « mais » « pas possible » « seigneur ! ». Je n’ai même pas eu le temps de lui dire merci, ni de lui faire mes adieux. J’avais tant de choses à lui dire.

Deux bras musclés en contraste avec ma peau légèrement dorée par le soleil m'entourent et me réconfortent : Simon. C'est à ce moment-là que je la remarque pour la première fois : son alliance à son doigt. Quelle drôle d’idées de remarquer ça alors que les circonstances ne s’y prêtent pas.

Hannah, can you get her a glass of water, please, and lock the gallery door. We're closing for an hour. - (Hannah peux-tu lui ramener un verre d'eau s'il te plait et verrouiller la porte de la galerie. On ferme pour une heure.)

But...

Hannah, do not argue ! Not now !

J'entends les talons de sa collègue s'éloigner. Les mains de Simon caressent mon visage et mes cheveux. Un mot réussit à sortir difficilement à travers la bave et la morve qui s'écoule de mon nez – un mouchoir n'aurait pas été de refus :

— Comment ?

— Elle avait un cancer. C'était son troisième en trois ans. Elle était en rémission mais celui-ci lui a été fatal... en seulement un mois, m'explique-t-il en me sortant un mouchoir de sa poche. Je suis désolé de te l'apprendre.

— Et son mari ? demandé-je en lui prenant le bout de papier.

— Mal en point, tu t'en doutes.

— J'espère que ça ira pour lui... Pauvre homme, lui dis-je avant de me moucher bruyamment.

Il sourit tristement et m'attrape la tête pour m'étreindre contre lui. Je le lui rends, me sentant apaisée. Hannah revient avec mon verre d'eau et je la remercie.

Ils m'invitent à prendre le lunch avec eux. Je n'ai pas l'appétit et ne prononce pas un mot, le regard dans le vide. Simon me demande de rester, mais je préfère reprendre le train et filer pour Paris, le cœur meurtri et totalement perdue dans ce nouveau monde aux millions de messages, difficiles à décrypter à présent.

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