Le Carmen

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Nous arrivons à minuit et demi devant Le Carmen. Une légère brise nous fait frissonner, rafraîchissant nos chairs chauffées à l'alcool. Mes cheveux négligés tournoient sous l'emprise de ce doux vent qui me rappelle tant la Bretagne et je sens la main de Bastien posée au-dessus de ma hanche resserrer son étreinte, me ramenant à Paris, mal éclairée dans les rues du quartier de Pigalle. Si je ne savais pas qu'à deux pas des sex shops longeaient le Boulevard Clichy, je me serais crue dans un petit village typique d'avant-guerre en France, avec ses ruelles pavées et cette petite place aux minuscules trottoirs.

Le club se plante dans la rue Duperré dans le 9ème arrondissement de Paris. Sa grande porte bleue n'est en fait qu'un leurre, car c'est une simple arcade qui nous offre l'entrée de la discothèque, d'ailleurs, très sélectif par le videur. Nous dépassons tout le monde, Bastien en tête pour lui serrer la main.

L'endroit est stupéfiant. L'atmosphère, envoûtante. L'éclairage rouge de la passion conceptualise l'idée d'un lieu qui, autrefois, était une maison close. Fut un temps même ça avait été un hôtel particulier où Bizet composa Carmen, le célèbre opéra. Des moulures, des cariatides, des stucs décorent extraordinairement le club. Une cage trône au milieu de la salle où les clients peuvent s'enfermer pour y danser. Je me sens vite à l'aise, dans ce décor au style antique et pastorale dit « style Louis XVI ».

Aujourd'hui, ce sont les bobos et les hipsters qui règnent dans le club et la musique se compose majoritairement d'électro. Et malgré certaines personnes décalées, parfois, hors du temps, je trouve ma place parmi ce beau monde.

Le barman nous installe dans le coin au fond, près d'un long et grand miroir. Des sofas noirs sont installés devant, et au milieu notre table, où nous trinquons à mes vingt ans.

Lorenzo Ferroni, l'oncle de Bastien, vient enlacer son neveu et par la même occasion, nous nous présentons. Il sourit fièrement à Bastien pour m'avoir « dégotée » et s'empresse d'aller faire le tour du club, s'arrêtant de filles en filles d'une approche qui en dit long sur ses pensées.

La fête se passe sans peine et dans une euphorie démesurée. Bastien ne cesse de me bouffer du regard et ne peut s'empêcher de venir m'embrasser, parfois même à laisser courir ses mains où il souhaite. Iban encaisse verre sur verre, mélangeant des cocktails au Gin, du vin au whisky. Plus tard, Toni qui a toujours eu la manie de faire le tour des boîtes où nous allions avant de s'installer dans un coin, observe la piste de danse. Entre temps, Clara et moi y sommes allées pour faire quelques pas de danse et je profite pour analyser le lieu, les gens et le décor. Scrutant d'admiration les hauts plafonds jusqu'au bar où se trouve Lorenzo en compagnie d'un homme. Un métis dont le costard beige ne passe pas inaperçu dans la foule.

Comme si celui-ci avait pressenti que mes yeux l'étudiaient, il se retourne et nos regards se croisent un bref instant, avant que je ne dévie le regard. Je l’ai déjà croisé, lui ? Comment s'appelle-t-il déjà ? Sean ? Brighton ? Simon ?

Il était à la galerie Templon lorsque j'ai rencontré Lauren. L'exposition Georges Segal. Qui avait-il signalé ? Je cherche dans ma mémoire, oubliant presque où j'étais. N'avait-il pas dit Pascal Durand quand il est venu avertir Lauren ?

Absorbée par mes souvenirs, je ne me suis pas aperçue qu'il s'était avancé vers moi. Afin de ne pas lui parler, ne sachant quoi lui dire, je lui tourne le dos et en quelques secondes, j'entends qu'on me murmure à l'oreille :

— Vous illuminez cette pièce, Mademoiselle.

J’écarquille les yeux et me retourne, presque offensée. Nez à nez avec Sean-Brython-Simon, un rictus placardé sur ses lèvres et un sourcil arqué lui donne un air taquin.

— Vous avez fait tout ce trajet pour me dire cela ? réponds-je d'un air hautain, me balançant de gauche à droite sur la piste.

— Non, vous êtes sur mon chemin.

— Pardon ?

Il me pousse sur le côté afin de passer et je frôle l'entorse à la cheville :

— Oui, je vais aux toilettes et vous étiez sur mon passage, rétorque-t-il sous un large sourire, avant de poursuivre sa route jusqu'aux WC.

Le salopard ! pensé-je en reprenant mon équilibre.

Sans un regard pour moi, il traverse la piste tout en matant les femmes qui lui passent sous les yeux.

La bouche grande ouverte, je m'arrête net tandis que Clara reste outrée à côté de moi, la tête tournée dans la même direction que la mienne. Abasourdie, je pars m'asseoir sur le sofa sans un mot, blessée sans savoir pourquoi.

Par instant, mes amis viennent tour à tour me demander si ça va. Cet abruti d'Iban me sort, complètement bourré, « mets les doigts si ça ne va pas, hein ? » Une demi-heure après, c'est lui qui vomissait aux chiottes.

Pour éviter encore des questions, je me réfugie sur la terrasse pour fumer. Je lève mes yeux sur le ciel noir de Paris, me heurtant à une mélancolie qui ne m'avait pas manqué. Comme celle que j'avais après un coucher de soleil au bord de la plage d'Helin où je pouvais à loisir me plonger dans les profondeurs mystérieuses que l'univers m'offrait. Mais ici, les lumières de la ville nous empêchent d'admirer les étoiles. Je soupire face à ce manque de nature quand je sens près de moi une présence. Mon corps se tend en constatant la personne qui se dresse à ma gauche. Le mufle de tout à l'heure tire sur sa clope sans même me prêter attention. Il est impeccable dans son costume beige, il est élégant et à la fois décontracté.

— Vous pouvez aller fumer plus loin s'il vous plaît ? Je n'apprécie pas votre présence près de moi, dis-je d'un ton ferme.

Il ne répond pas, les sourcils froncés. Il inspire une bouffée de fumée avant de me tendre la main.

— Simon Williams.

Nous nous dévisageons. Il a un regard noir pénétrant, ses doigts sont épais et ses mains robustes peuvent sûrement allonger Hulk d'une baffe. Ses ongles sont soignés. Le costume n'a pas une tâche et ses cheveux crépus courts sont dessinés avec un joli contour. J'hésite un court instant avant de lui serrer la main.

— Charlie Mahé.

— Enchanté. Désolé pour tout à l'heure, c'était plus fort que moi.

— C'était hilarant, rétorqué-je, froidement.

— Pour entrer dans la cour des grands, il ne faut plus jouer à la marelle, se moque-t-il en haussant les sourcils, toujours ce sourire en biais.

— Je me souviens de vous, il y a cinq mois.

— Moi aussi. Tu es bien plus jolie ce soir. Moins craintive.

— Et vous, moins élégant.

— Tu fais enfin ma connaissance, alors ! s'exclame-t-il, clope au bec, les bras ouverts comme pour m'administrer un câlin. L'élégance ce n'est pas dans mes cordes, sorry, surenchérit-il. Le blond à bouclettes, c'est ton mec ?

— Oui, pourquoi ?

— Les hommes, ce n'est plus ce que c'était, souffle-t-il en écrasant son mégot avec son pied.

— Vous vous considérez peut-être comme un vrai homme, je suppose ?

— Laisse-moi une nuit pour te le prouver et tu n'auras que mon nom à la bouche, certifie-t-il dans le plus grand sérieux.

— Vous ne m'intéressez pas.

La porte du patio claque et Bastien entre en scène :

— Tu es là ! Je te cherchais partout, s'exclame-t-il, inquiet avant d'apercevoir Simon. Vous êtes ?

— Un ami de Lorenzo.

— Alors pourquoi vous n'êtes pas avec lui ?

— Je n'ai pas à te rendre de comptes, gamin.

— Quoi ?

Bastien s'avance dangereusement vers lui mais Simon ne bouge pas d'un millimètre.

— C'est bon. Ça suffit ! Viens, on retourne à l'intérieur, chéri.

— Réfléchis à ma proposition, Charlie. Tu verras, un homme plus mature te fera le plus grand bien.

— Je vais me le faire, crie mon petit ami en rebroussant chemin.

— Au revoir, Simon, dis-je en poussant Bastien vers l'intérieur. Avance !

Quelques minutes plus tard, Camille et Gaël nous rejoignent, tous deux d'une humeur maussade. Lui et Bastien ne se ressemblent que plus ce soir-là. Mâchoires serrées, regards noirs et silencieux. Quant à la jolie rousse, elle tire un museau de trois mètres de long, presque les larmes aux yeux. Impossible de leur arracher la moindre explication. Parfois, je jette quelques attentions à Simon, bien heureuse qu'il ne le perçoit pas. Bastien, lui aussi, le surveille du coin de l'œil jusqu'à ce que son oncle intervienne en lui précisant qu'on ne s'embrouille pas pour une paire de nibards. Je me sens humiliée lorsque je comprends que ce qui me sert de copain n'a pas répliqué.

En arrivant chez Bastien, ni lui ni moi ne décolérons. Nous nous tournons même le dos une fois couché, où je me perds en pensée pour Gaël et Camille qui ont passé la nuit à ne pas s'adresser la parole. Mauvaise soirée pour les couples. Et un piètre anniversaire.

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