Talent caché

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La voix qui s'élève de l'Atelier d'Or n'est pas celle de Maria mais celle d'un homme. Un timbre de voix arrogant et goguenard. Lorsque je pousse la porte, je ne suis pas étonnée de tomber sur Simon Williams en pleine négociation avec ma patronne. Tous deux parlent italien, des mots comme « bonne affaire », « négocions » ou encore « prix convenable » avaient été répétés.

— Qu'est-ce que vous faites là ? demandé-je à l'intention de Simon.

— Je suis venu voir Monica Bellucci, mais elle m'a fait faux bond, elle m'a envoyé son arrière-grand-mère à la place, dit-il en désignant Maria d'un geste vif de la main. Heureusement que tu es arrivée. Tu viens pour ma proposition ?

Maria l'engueule sévèrement sans que ça ne lui fasse ni chaud ni froid. Elle lui demande de rester sur place sans broncher, pendant qu'elle part chez le marchand de couleurs. À moi, elle m'ordonne de me mettre au travail. Ce que je fais immédiatement. Je n'accorde aucun mot, ni regard à l'invité. Je prépare ma palette de couleurs, mes pinceaux, ma carafe anti-calcaire pour éviter que l'eau n'entache mes teintes, et endosse ma blouse.

— Tu te laisses parler comme ça par cette vieille peau ? me demande-t-il en s'avançant vers moi. Qui plus est, elle serait bien meilleure doublée en allemand.

Il utilise le tutoiement, comme si nous étions déjà proches.

Il s'adosse contre le mur près de moi, à quelques centimètres.

— C'est une bonne restauratrice. J'aime apprendre d'elle.

Je reste concentrée sur ma mission, d'un air faussement désintéressé pour Simon Williams.

— Elle te fait travailler le dimanche. Tu es en démocratie, non ? Faut lui expliquer que le fascisme est mort depuis longtemps.

Je pouffe de rire malgré moi, ce qui l'embarque dans une nouvelle tentative d'approche :

— Bon, Maria s'est barrée. On fait quoi ? Il est loin le maître des couleurs dans ce quartier ?

— À dix minutes.

— Bon, calculons. La vieille va mettre environ quinze minutes pour marcher parce que ses rotules lâchent un peu. Je dirais dix minutes environ le temps de prononcer une phrase entière et d'échanger avec son amant de vieux. Oui, je suis persuadé que ce monsieur a environ son âge. Je me trompe ? Le retour va durer vingt minutes parce que ça grimpe. Résultat : on a trois quarts d'heure pour nous. Parfait ! On commence par quoi ? Je propose que tu enlèves ton haut.

Il se frotte les mains en s'approchant comme un félin vers moi. On va voir qui se moque de l'autre. Je m'approche à pas de velours, séductrice.

— Suivez-moi.

Il jubile tellement qu'il enlève déjà son manteau, déboutonne le haut de sa chemise et commence à enlever l'une de ses chaussures lorsqu'on arrive enfin à destination. Son sourire s'efface. Sa godasse à la main et la bouche ouverte, il contemple mes deux tableaux. Il s'approche en boitant, un pied en chaussette. Devant la toile, dont l'idée était d'imiter l'aspect esthétique d'un Maître-peintre, il détaille coup de pinceau par coup de pinceau.

— Waouh ! Les Nymphéas revisitées. On dirait peint de la main de Monet lui-même ! Les couleurs ne me déplaisent pas. C'est toi qui l'as peint ? me questionne-t-il en se retournant vers moi.

— Oui, réponds-je, les mains jointes.

— Le Van Gogh aussi ?

— Aussi.

— C'est extraordinaire ! Utiliser les méthodes des deux peintres en revisitant la couleur et le cinéma. Est-ce Fight Club ?

— C'est bien c'la.

— Tu ferais une splendide faussaire, ajoute-t-il.

— Non, j'ai bien trop de principes.

— Je me méfie des personnes qui ont trop de principes. Lorsqu'ils dépassent les limites, c'est excessif, lâche-t-il tandis que son attention reste sur le Monet.

— Vous qui vous y connaissez, quelle seraient leur valeur sur le marché ?

— Faut d'abord faire parler d'eux pour qu'ils prennent de la valeur et peut-être aussi inventer une histoire de plusieurs collectionneurs qui aimeraient se les arracher. Je suis prêt à payer le Monet-là.

— Ils ne sont pas à vendre... pour le moment. C'est pour me faire une idée.

— Comment ça ? Ah non ! s'exclame-t-il en s'approchant de moi, à cloche-pied. Je te paye même en nature.

— Encore moins !

— Mais, c'est toi qui me fais la gâterie, taquine-t-il. C'est généreux, je t'offre mon corps. Beaucoup de femmes paieraient le prix fort pour un moment fiévreux avec moi.

Avec sa tête d'adolescent, je ne peux pas m'empêcher de rire. On entend la porte claquer. Maria est revenue.

— En si peu de temps ! Holy cow, it’s Usain Bolt granny !

Il s'habille à la hâte et je le laisse partir à son encontre, afin de régler leurs affaires. Quand je reviens, Simon a remis son manteau et s'apprête à partir. Étrangement, ça me pince au cœur.

— Mademoiselle Mahé. Ravi de vous avoir revue, me salue-t-il. Signora Federighi, pensez-y.

— J'y ai déjà pensé. Prévenez Lauren que c'est un non catégorique.

— J'ai toujours eu horreur de faire affaire avec vous. Bonne journée à vous Mesdames. Et au plaisir, lâche-t-il en m'adressant un clin d'œil.

Sourire en coin, je le regarde partir pendant qu'il sifflote un air de jazz, nous imposant son bonheur en pleine figure. Je secoue la tête, désespéramment conquise.

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