Les Enfers [2/2]

4 minutes de lecture

Lauren est comme ça, elle sort librement des questions ouvertes, sans transition. C'est à la fois écrasant et encourageant. Je déglutis pour dissimuler mon émotion, des larmes prêtes à s'échapper. Heureusement pour moi, elle détourne le regard à l'instant où une femme, près d'elle, glisse. Elle saisit son bras, lui évite la chute et lui demande si elle va bien. La dame la remercie et rejoint sa table.

— De quoi parlions-nous ? m'interroge-t-elle.

— Du passage aux Enfers ? exagéré-je en revenant sur le port de Lorient, un soir d’hiver.

Really ? C'est intéressant.

Elle me sonde tandis que je détourne le regard.

— Penses-tu y être allée ?

— Oui, lui dis-je sèchement.

— Alors, tu es destinée à de grandes choses !

— Je ne pense pas, non. Quand Hadès vous attrape et vous inflige la souffrance éternelle, difficile de s'en défaire.

— « Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu'une vie médiocre, pour peu qu'il en fasse le choix de manière réfléchie et qu'il la vive en y mettant tous ses efforts. Dès lors, que le premier à choisir ne se montre pas désinvolte dans son choix, et que le dernier à choisir ne se décourage pas. » Le mythe d'Er de Platon, cite-t-elle en se reculant au fond de sa chaise.

Des citations synthétiques pour que je réfléchisse par moi-même, voilà comment procède Lauren Smith pour conclure un sujet.

La vie est faite de choix et de persévérance, voilà ce que je comprends.

— As-tu lu l'Odyssée d'Homère ?

— Il y a très longtemps... pourquoi ?

— Te souviens-tu du Chant XI sur Ulysse et la descente aux Enfers ?

— Vaguement. Je l'ai appris au collège.

— Si. Cherche dans ta mémoire, Charlène.

Je réprime un soupir.

— Quand il voit les héros décédés et affligés de châtiments ? Ou quand il apprend que sa femme l'attend tandis que d'autres hommes lui font la cour ? Ou alors quand il parle à sa mère ?

Elle sourit.

— Je ne me suis pas trompée à ton sujet, laisse-t-elle en suspens. Et qu'il y a-t-il derrière cette morale ? Cela a permis à Ulysse de mieux connaître son avenir et de se confronter au plus proche de la mort pour se voir renaître. Le savoir de la descente aux Enfers a renforcé la confrontation à son passé. Dans son cas, la mort de sa mère. « Allons empresse-toi vers la Lumière ! » avait crié sa mère. Il a compris ce qu'était la misérable condition des morts. Cela lui a non seulement permis d'accroître la confiance qu'il avait en lui, mais aussi de prendre conscience de la véritable valeur de la vie.

— Il se trompe. La mort est bien plus douce que la souffrance. Je ne plains pas les morts, je plains les vivants.

— Ne dis pas cela ! Combien de condamnés, sur Terre, attendent la mort qu'on leur a annoncée ? Toutes ces personnes qui avaient un avenir prometteur et à qui on a ôté la vie en un instant !

Je m'enflamme et me penche vers elle.

— Dites cela aux femmes violées et battues lors des guerres. Dites cela aux enfants qui souffrent de famine. Dites cela à ceux chez qui on a diagnostiqué un cancer et qui savent que la phase finale est proche.

— L'espoir. L'espoir qu'un jour, ils puissent entrevoir à nouveau la lumière, m'assure-t-elle avec un sourire chaleureux.

Un éclair de tristesse dans ses yeux, soudain suppliants, me fait taire. Cela dure une fraction de seconde avant que son regard s'illumine à nouveau.

— Tu trouveras cette personne qui t'élèvera et qui te fera renaître de tes cendres, ma chère enfant. Puisse-t-elle être faite de frénésies et d'aventures sans jugement. Juste guidée par tes désirs, tes envies et ton libre-arbitre. Peut-être que tu l'as déjà trouvée, que sais-je ? Ou peut-être qu’elle est en toi cette personne que tu dois rencontrer. Tu respires encore et ton cœur bat. La vie est devant toi et il y a cent millions de passions que tu vas pouvoir accomplir, de pays à découvrir, de repas que tu pourras savourer et des gens à rencontrer. Penses-tu que cela ne vaut pas la peine de vivre ?

Je m'attarde un instant sur ce qu'elle vient de me dire. Je ne suis pas au bord du gouffre car je le remonte doucement, grâce à elle, à Iban, à mes nouveaux amis et aussi grâce à Bastien dont l'amour sincère me jette à corps perdu dans un tourbillon de béatitude. Mais cette angoisse perdure. Pour combien de temps ? Et aussi – car je ne suis pas bête, un homme ne peut attendre éternellement - serais-je capable de me perdre dans le brasier passionnel ? C'est de ça qu'il est question dans cette conversation, à travers allégories et citations. Je ne me suis toujours pas ouverte à Bastien, bien que nous ayons dormi quatre fois ensemble. Lui qui, parfois, tente d'aller plus loin sans me brusquer. Nous n'avons pas passé le cap de l'intimité. Laisserais-je mon corps prendre du plaisir avec lui ? La domination ou la soumission ? La délicatesse d'un baiser amoureux ou le délice d'une nuit avec un inconnu ? Une seule solution : essayer. Pour le moment, le sujet est trop sinistre pour un mois de Noël et je préfère dévier grâce à mon incroyable facilité à adoucir l'instant, avec humour de préférence :

— On dirait que vous me parlez en pensant que j'irai me suicider demain ! Rien à craindre, je ne suis pas dépressive non plus. J'ai déjà du mal à nouer mes lacets alors nouer une corde..., ironisé-je. Me noyer ? Le temps que l'eau atteigne les poumons c'est une souffrance extrême, je n'en ai pas le courage. Me couper les veines ? Elles sont trop petites, je m'essayerais à cent fois avant.

Nous rions de bon cœur comme de bonnes vieilles amies. Elle surenchérit et nous avalons difficilement notre repas tant la discussion devient ironique. Le fou rire passé, elle conclut plus sérieusement comme une confidence, une main posée sur la mienne :

— Le ciel n'est pas le toit d'une prison, sache-le, d'accord ?

Annotations

Vous aimez lire Laurie P ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0