Les Enfers [1/2]

6 minutes de lecture

17 décembre 2009, 19 h 00

Un mois après notre dernière entrevue à son bureau de la galerie Templon, j'ai tant attendu des nouvelles de Lauren, avec un empressement et une attente passionnés. Elle m'a envoyé un mail pour m'informer qu'elle revenait quatre jours sur Paris. Comme elle souhaitait me revoir, elle m'a invité au restaurant.

Durant ces interminables semaines, je me suis informée et j'ai lu les livres qu'elle m'avait recommandés. Nous avions gardé contact grâce à Skype.

Dans cet espace-temps, ma vie a pris un magnifique tournant côté cœur : je suis tombée amoureuse de Bastien. Mon anxiété permanente a été remplacée par un bonheur continu. Un chemin semble se dessiner pour moi, une direction que Lauren s'avère m'avoir tracée. Toutefois un obstacle reste à gravir, celui de m'engager sexuellement. J'espère pouvoir compter sur son aide pour répondre à quelques-unes de mes interrogations sur le sujet. Cela n'est pas de son ressort, mais je me repose sur elle, à nouveau, pour m'armer de courage, pour me rassurer. C'est à travers ses conseils que j'ose affronter mes angoisses. Je ne me le cache pas, elle m'est devenue indispensable, comme une justice divine venue venger ceux qui ne croyaient pas en moi. Ceux qui me voyaient au plus bas, détruite, incapable de réussir mon avenir. Une sorte de vengeance envers la vie. Elle est tombée du Ciel, si ce n'est pas un signe du destin, qu'est-ce alors ? Je découvre une force en moi qui me remonte des flots. Noyée sous les mers depuis trois ans, je sors peu à peu la tête de l'eau, comme une seconde naissance.

Ce soir, j'opte pour un pull rouge et un jean noir déchiré aux genoux, Bastien trouve qu'il me va bien. Sous mon pantalon, un collant, afin de me réchauffer, des baskets hautes et mon manteau en daim. Emmitouflée, je prends le bus à la rue Lepic en direction de la place Jean-Baptiste Clément dans le 18ème arrondissement.

Noël est la plus belle période pour Paris, décorée de mille feux d'illuminations féériques, qui m'en mettent plein la vue durant mon trajet jusqu'au restaurant. Elle devient magique et romantique, encore bien plus que l'année entière. J'aime cette période-ci, et je pense l'aimer davantage dans cette ville. Même les parisiens semblent heureux de vivre.

Après être descendue, je me tiens devant La Bonne Franquette dans le quartier de Montmartre. Apparemment, une flopée d'artistes s'y donnait rendez-vous de la fin du XIXème au XXème siècle : Pissarro, Sisley, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Renoir, Monet, Zola. Le célèbre marchand de couleurs, le Père Tanguy y montait à pied depuis la rue Clauzel pour rencontrer les artistes. Van Gogh vivait dans la rue Lepic où il avait peint La Guinguette s'aidant de l'ambiance pastorale du quartier. De l'époque des peintures de Montmartre entre 1886 et 1887, il avait conçu le tableau en tons sombres, comme à ses premières toiles des Pays-Bas et de Bruxelles. Des chefs d'œuvres qu'on ne retient pas suffisamment chez l'artiste.

Souriante, j'aperçois Lauren, assise, près de la vitre à l'intérieur du restaurant, concentrée à écrire sur son portable. Je pénètre dans un lieu d'une architecture à pan de bois, dont le cadre chaleureux et sans prétention peut rappeler les maisons viticoles. Les tables en frêne, aux nappes aux motifs Vichy tapissent le mobilier. C'est rustique, et l'odeur du bois ancien mélangée à celle du vin effleure mes narines et excite mes papilles. Je m'avance d'un pas décidé, le cœur léger, vers cette femme élégante.

— Oh ! Mais je ne t'ai même pas vu arriver ! s'exclame-t-elle en se levant après avoir rangé son cellulaire.

Elle m'attrape par les épaules et m'embrasse sur les deux joues. En reculant, elle laisse voir un sourire radieux que je lui rends en la détaillant. Lauren Smith est une femme sophistiquée : un pantalon cintré sombre accompagné d'une blouse simple et chic, des talons aiguille et ses cheveux bouclés, attachés en un chignon bas. D'une somptueuse beauté ! Un style sobre et tellement charismatique. Les femmes de bon goût n'ont jamais froid.

Je m'assieds face à elle, après avoir ôté écharpe, bonnet et manteau. Les femmes comme moi, sont sans arrêt frigorifiées.

— Comment vas-tu, Charlène ?

— Bien, je vous remercie. Que faites-vous à Paris ? Une exposition ?

— Non. Je dois rendre visite à une vieille connaissance, répond-elle en enlaçant ses doigts entre eux, menton posé sur ses mains liées. D'ailleurs, j'aimerais que tu m'accompagnes la voir samedi matin. As-tu prévu quelque chose ?

— Non.

Le serveur s'approche de notre table et propose un vin. Lauren oriente son choix sur un Châteauneuf-du-Pape, 1999 pour accompagner notre repas. Je n'en ai jamais goûté.

— Le rouge te sied bien. La couleur par excellence ! déclare-t-elle en examinant mon pull.

— Oui. Elle était initialement la première à être maniée par les premiers hommes pour la teinture et la peinture, essayé-je de l'impressionner.

— Je vois que l'on s'est documentée, ponctue-t-elle, ravie. Alors pourquoi rouge, aujourd'hui ?

— Je n'en sais rien.

— Bien sûr que si ! Ton subconscient a préféré prendre ce pull à la couleur vive, passionnée, symbolique et onirique. Le rouge est une couleur souvent aimé par les dominants.

— C'est ma première leçon de la soirée ?

Elle réprime un rire.

Le serveur revient avec notre vin et le verse dans son verre à pied. Lauren remue légèrement le fond en mouvement circulaire afin de sentir les effluves du liquide et en prend une gorgée. Elle acquiesce pour valider. Il nous sert et prend la commande. Quand il repart aux cuisines, Lauren revient sur moi.

— Tu as changé en un mois. Que s'est-il passé ? Tu me sembles plus épanouie.

— Ça se voit tant que ça !

— Oh oui ! Tout ton visage l'exprime ! As-tu toujours été autant expressive ?

— Depuis petite. Mes parents ne cessaient de me le dire, et mon colocataire, à qui je ne peux rien cacher, c'est agaçant.

— Ça se travaille, ajoute-t-elle en haussant les épaules.

Je lève un sourcil pour la questionner mais elle poursuit en prenant une gorgée de vin.

— Alors, comment s'appelle l'heureux élu ?

Surprise, je passe le dos de mes phalanges sous mon menton :

— Bastien.

— J'aime les belles histoires... c'en est une ?

— Oui - j'ajoute - c'est un homme très attentionné et tendre.

— Je n'en doute pas, pour te rendre aussi radieuse.

Nos plats nous sont servis d'une main experte. Lauren a choisi une salade au poulet, crème au curry, avec six escargots de Bourgogne. Quant à moi, avec ce temps à transformer mes pieds en glaçons, j'ai opté pour une estouffade de bœuf au Beaujolais, et carottes au miel. Saisissant ma fourchette, je lui réponds :

— Oui, je l'aime beaucoup. D'ailleurs, il vient me récupérer tout à l'heure après son entraînement de foot, dis-je fièrement.

Oh a sportsman ! s'exclame-t-elle mi-joyeuse, mi-stupéfaite.

Lauren semble n'être pas plus douée pour cacher ses intonations. Je comprends son sous-entendu.

— Ce n'est pas ce genre de sportif.

— Je le mérite, c'était effectivement l'allusion voulue, avoue-t-elle en prenant une bouchée de salade.

— Je n'apprécie pas les brutes et les atrophiés du bulbe pour répondre à votre surprise. Il est différent. Un littéraire pour commencer.

Sorry ? Bulbe ? s'interroge-t-elle, ne comprenant pas le sens.

— Le bulbe rachidien.

— Oh ! souffle-t-elle avant d'exploser de rire. You're really funny.

Elle pique à nouveau dans son plat, et ajoute :

— Je n'ai jamais été attirée par les hommes qui jouaient des muscles. Je préfère plutôt ceux qui utilisent leur cerveau.

— Ils ont bien plus à nous apprendre.

— Oui... bien que je considère que nous n'avons pas besoin d'un homme pour apprendre. Non, surtout il s'en dégage une beauté unique. Je suis tombée passionnément amoureuse de mon mari grâce à son intelligence incontestée.

Je souris. Comme je la comprends ! Elle se penche vers son assiette et s'empare d'un escargot.

Un homme au fond de la salle joue du piano dans une mélodie d'Erik Satie, poétiquement mélancolique. Je le regarde un instant en réfléchissant à la manière dont je vais aborder le sujet de mon angoisse sur le sexe, sans paraître incompétente dans le domaine. J'en laisse même mon appétit.

— Lauren ? J'ai une question ?

Elle s’essuie les commissures de ses lèvres, et pose sa serviette, tout ouïe.

Je retiens mon souffle, me sentant ridicule d’évoquer une telle conversation avec elle, mais l’envie de lui en parler est plus forte :

— Je pense être amoureuse... enfin... je veux dire, j'ai envie d'être avec lui à chaque minute, je le trouve hyper séduisant et pourtant, je ne saurais définir l'amour. C'est bizarre, non ?

— Ah ! C'est quoi l'amour ? Voilà une question intéressante, mais malheureusement propre qu'à soi, je crois. As-tu souffert dans le passé par un garçon ?

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