Le premier amour

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Le mardi est un jour que j'apprécie particulièrement car, en plus de finir à quinze heures, j'ai le reste de ma journée pour parfaire mes connaissances dans cette bibliothèque dont le nom évoque, depuis le XIIIe siècle, l'un des plus hauts lieux de la littérature, des sciences et des arts.

La salle Jacqueline de Romilly, datée du XIXème siècle, a dû être adaptée et rénovée par les architectes aux exigences de notre époque. C'était l'un de mes rêves de pouvoir y réviser mais, depuis juin 2009, la bibliothèque est en restauration pour une durée de trois ans. Pendant les travaux, les lecteurs sont accueillis dans les locaux du site Saint Barbe à Sorbonne Nouvelle. Tous les jours, je fais le trajet sans exception. Le mardi et le vendredi sont bien plus pratiques, car c'est ici que je maîtrise mon latin et mes deux langues vivantes.

Cet après-midi, je compte bien y passer un long moment pour ma prochaine leçon de symbologie. C'est sans compter sur les casse-pieds qui viennent me couper la route, comme Bastien Ferroni qui marche dans ma direction. Je stoppe net. Il a les bras croisés sur son torse et tape du pied. Je ne souhaite pas me confronter à lui à cause de la dernière soirée passée à son domicile, et tente de passer à sa gauche, mais il se place devant moi. Je trace à droite et il recommence :

— Pour perpétuer mon image de gros lourd, tu n'iras pas bien loin. J'ai à te parler.

— Salut, Bastien.

— Deux semaines sans nouvelles ! T'imagines pas comme le temps m'a semblé figé. Je me suis inquiété ! s'exclame-t-il avec un sourire crispé.

Il s'avance vers moi en ouvrant ses bras, prêt à me serrer contre lui. Je recule d'un pas, les épaules basses.

— Écoute... ne m'en veux pas mais je me sens réellement mal à l'aise par rapport à l'autre soir. Je ne suis pas le genre de fille qui saute au cou du premier venu et, par la suite... - je baisse la voix, gênée - être au sol, en crise... enfin tu vois...

Il plisse son front après avoir longuement écouté, sans piper mot avant de se lancer :

— Oui, je comprends ce que tu veux dire... mais je m'en fous de ce qui a pu se passer en fin de soirée. Tu avais besoin de moi, j'étais là. Ça peut arriver à n'importe qui d'entre nous.

Il ne sait pas à quel point la conversation me met dans l'embarras. La bouche en moue, j'évite son regard pointé sur moi.

— Puis, ne t'inquiète pas. Je ne t'oblige en rien, simplement, tu me plais bien, tu sais ? soupire-t-il avant de se gratter la nuque.

Il jette un coup d'oeil aux alentours.

— Ce n'est pas le bon endroit pour discuter de ça. Enfin, c'est toi qui vois.

— Tu t'en remettras, le rassuré-je en lui donnant maladroitement un coup de poing sur l'épaule. Tu es beau garçon, tu ne risques pas d'être célibataire trop longtemps. Les filles te lorgnent sans vergogne à chaque soirée. Tu es demandé, dis-moi ? Aller, tu as tout le loisir de t'amuser.

Je ricane, détachée, pensant qu'il va rebondir sur le même ton. Pourtant, il fronce les sourcils, puis tient les bretelles de son sac à dos :

— Qui t'as parlé de s'amuser ?

Je ne réponds pas. Le bourdonnement des pas et des discussions animées des étudiants me presse à quitter Bastien.

— Bon, je dois y aller.

— Tu vas à la bibliothèque ?

— À ton avis ?

— On est mardi, quinze heures. Alors, oui, précise-t-il en étirant ses lèvres, fier de lui. Je peux t'accompagner ? J'ai un devoir à rendre.

— Euh... oui. Avec plaisir.

— Avec plaisir ? Ne me tente pas, tu viens de m'envoyer sur les roses, je te signale.

Il m'arrache un sourire.

— Une façon de parler.

Sur le chemin, Bastien me confie qu'il écrit une thèse sur l'inégalité sociale au XIXème siècle et il souhaiterait consulter les œuvres de Zola. Il me répète qu'il aimerait devenir journaliste ou reporter, c'est pourquoi l'apprentissage de notre langue et notre littérature est primordial pour lui. Il est autant passionné des lettres que moi de l'art.

Parvenus dans cette bibliothèque de vingt ans d'âge, à l'architecture médiocre et à l'éclairage aveuglant, Bastien disparaît dans les rangées de littérature. Quant à moi, je m'efforce de trouver des livres sur les codes basés sur la symbologie et l'ésotérisme. La bibliothécaire semble n'en avoir jamais entendu parler et au bout d'une demi-heure de recherches interminables, je reviens avec un seul ouvrage.

— J'ai cru que tu m'avais posé un lapin, me souffle Bastien.

— C'est un foutoir ici ! Ils ont rangé comme s'ils classaient leurs serviettes et leurs torchons, ce n'est pas possible !

— Et tu as trouvé ?

— Oui !

Je lui montre l'ouvrage.

Le livre des codes. Et ça sert à quoi ?

— Tu sais très bien que les premières civilisations ont mis en place des systèmes complexes comme le langage, la numération ou l'écriture pour se faire comprendre ?

— Bien sûr ! Je ne suis pas inculte à ce point !

—Et bien...

Je me risque à inviter Bastien dans mon jardin secret.

— Ce que je veux savoir, c'est l'invention des systèmes d'écriture avec un grand I, c'est-à-dire la représentation graphique des sons. C'est quand même une conservation incroyable pour une trace qui devait être éphémère ! Écrire est en soi une forme d'encodage, et le déchiffrage de certains systèmes aujourd'hui disparus - les hiéroglyphes égyptiens, par exemple - ne fut possible que grâce à des techniques cryptanalytiques. Jusqu'à présent tu me suis ?

— Sois plus précise.

J'ouvre le livre à la première page, il se penche vers moi et je cite :

« Le symbole est l'expression visuelle d'une idée universelle. Il est subjectif. Le signe, quant à lui, délivre un message simple et pertinent. Il est momentané. »

— D’accord, je comprends. Le symbole est l’ancêtre de l’écriture, c’est ça ? Le signe, quant à lui, est plus conventionnel au symbole, qui, lui, peut-être traduit selon la perception de chacun ? Et la différence, alors, avec le code ?

— Alors le code, lui, il englobe les signes, les symboles, les chiffres et les langages secrets tel que la synergologie - le langage corporel si tu préfères - les langues argotiques, patois ou anciennes ainsi que le langage des signes. C'est un système de règles ou de méthodes de communication secrète. Et c'est dans cette ambivalence sémantique du code qui m'intéresse. Si tu sais tout déchiffrer, Bastien, plus rien n'a de secret pour toi.

— Et c'est dans tes cours ça ?

— Non. Connaissance strictement personnelle, réponds-je en regardant le sommaire.

— Et ça va te servir à quoi, Charlie ?

Je lève mon nez du bouquin et pose mes yeux sur lui, sérieuse :

— À décrypter les messages subliminaux qui nous entourent, voyons.

Tout compte fait, nous passons cinq heures ensemble. Il m'apprend ce qu'il étudie et j'échange de même. J'ai droit à de grands discours sur l'époque des Lumières : Rousseau, Diderot, Voltaire, ou même un cours sur la rivalité des deux auteurs dramaturges : Corneille et Racine. Nous survolons les écrivains tels que Maupassant, Balzac ou encore Stendhal. Je pense que si je ne l'avais pas arrêté, il se serait engagé dans une conversation qui aurait pris une tournure sur le communisme par Karl Marx et les écrits philosophiques de Sartre. Je rebondis sur le sujet littéraire pour l'informer de quelques découvertes dans le domaine de la symbologie.

Durant la quinzaine de jours qui suit, Bastien m'accompagne à la bibliothèque, tantôt nous mangeons un bout dehors, tantôt, lors des beaux jours, nous nous installons au Jardin du Luxembourg. Endroit sublime où, récemment, je me suis documentée sur son histoire. En observant le jardin, - La date, le lieu, le personnage - je me remémore les mots qui le décrivent et j'expose l'histoire de sa création à Bastien, créée pour Marie de Médicis en 1612.

— Sa superficie est de vingt-cinq hectares et elle se divise en une partie de jardin à la française et une à l'anglaise. Entre les deux, s'étend une forêt géométrique et un grand bassin où les gamins aiment faire voguer leur bateau en bois. Le jardin compte cent six statues dispersées à travers le parc, la monumentale fontaine Médicis, l'Orangerie et le pavillon Davioud. Les flâneurs aiment jouer aux échecs, au tennis ou au bateau télécommandé avec leurs enfants.

Après une courte pause, tandis qu'il ne m'a pas quittée des yeux lors de mon monologue, les bras sur le dossier du banc, je lui souffle :

— Ce havre de convivialité en plein cœur de Paris m'inspire à lire et à apprendre.

Est-ce que j'essaye de l'impressionner ? Je ne veux pas ressembler à toutes les filles qui tombent sous son charme. Je tente la voie du savoir. Pourquoi voudrais-je lui plaire ? Je me sens bien, près de lui, moins gênée qu'à nos débuts. Et Bastien s'intéresse à ce que je raconte et ne cesse de m'écouter. Je suis devenue un vrai moulin à paroles.

Lui me parle de l'énorme tendresse de sa mère et du travail de son père, commissaires aux comptes. Son frère, Gaël, doit d'ailleurs reprendre leur cabinet. Et sa petite sœur ne peut s'endormir sans une histoire contée par ses soins.

Les discussions s'étalent durant les déjeuners à la brasserie du coin, où Gaël et Camille nous rejoignent. Nos débats littéraires, historiques ou artistiques laissent place aux confidences : lui, sur ses anciennes conquêtes, mais aussi sur ses nouvelles. Moi, sur la Bretagne et ma famille. Je ne m'étends pas sur mon passé, et encore moins sur mon premier petit ami.

Nos fous rires remplacent nos murmures à la bibliothèque. Nos matinées se prolongent les samedis après-midi où je vais le voir jouer au foot pour le soutenir. Les samedis soir, on s'éternise au cinéma et les dimanches, aux musées. Il m'a même invitée au concert de Coldplay au Parc des Princes, son frère a cédé sa place. Quelle soirée époustouflante ! Cela m'a semblé bizarre de nous retrouver là tous les deux. Ni le couple de son frère avec mon amie était présent, ni Iban et les deux amoureuses. Encore moins sa bande d'abrutis de footballeurs avec laquelle il a pris ses distances. Lorsque je lui en ai fait part, la seule réponse qu'il m'a donnée est qu'il préférait ma compagnie. Déclaration à laquelle j'ai répondu par une moue gênée.

Puis, les vannes sur ses ex petites copines deviennent des remarques, les regards persistants de certains hommes à mon égard commencent à l'agacer. Les coups d'épaules amicaux se transforment en gestes de tendresse, comme son pouce sur mes lèvres lorsque la sauce de mon Grec dégouline sur ma lippe. Un regard plus profond. Un sourire plus timide.

Je ne me cache plus. Les barrières que je me suis imposées contre les hommes tombent face à lui : sa gentillesse, sa délicatesse et sa façon qu'il a de me mettre à l'aise. Nulle chose n'est irrespectueuse envers moi. Chaque acte, chaque parole sont prévenants. Comme s'il avait peur de me froisser ou me faire revivre cette soirée chez lui.

Lors d'une séance de cinéma, j'ai senti les doigts de Bastien effleurer les miens. D'un frôlement à une caresse chaste, j'en ai eu les mains moites d'excitation. Une vraie pucelle dont un rien peut faire monter la température corporelle.

En sortant, un rideau de pluie a enveloppé Paris et, alors que nous regagnons à vive allure le métro le plus proche, Bastien m'a pris la main en m'arrêtant nette sous l'averse. Mes cheveux étaient trempés et lui s'en fichait d'être mouillé. Il m'a avoué qu'il m'aimait. Sous le regard des parisiens affolés, il m'a embrassé sur ce trottoir étroit, au détour d'une petite ruelle.

Emportée par l'élan d'amour de ce jeune étudiant, pourtant désireux de ne pas tomber amoureux, je me suis blottie dans ses bras, séduite par l'euphorie de ce baiser. Nous avons baissé notre garde. Lui a succombé à la petite nouvelle, moi à l'homme qu'il représente. Et c'est ainsi, en quelques semaines, au matin de cette nouvelle semaine de décembre 2009, que ce skate-boarder qui m'a frôlée le premier jour de la rentrée, entrelace ses doigts aux miens dans les couloirs de l'université.

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