Monsieur Kaplinsky

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J'augmente la cadence, pressée d'arriver à destination. Mes yeux parcourent chaque plaque de rue à la recherche de la rue Ballu. Au beau milieu de la rue Clichy, je tourne à gauche. La route est large et les immeubles hauts, élaborés de béton aux façades en pierres agrafées. Aucune voiture n'y est garée.

28....30....

Alors que le bruit est assourdissant à la Place Clichy, cette rue adjacente surprend par sa quiétude.

Où est ce putain de 32 ?

Au n°23 : la Villa Ballu. J'en ai entendu parler dans un périodique sur l'architecture parisienne. Je me frotte entre les deux sourcils. Ou était-ce dans un livre ?

Je ferme mes paupières et récite à haute voix : « la somptueuse Villa Ballu est une voie pittoresque qui sépare la rue par une énorme grille où l'on perçoit peu l'intérieur. À l'entrée, un porche se dessine sous l'une des deux grandes arcades de style éclectique. Constituée d'une charmante allée pédestre en pavés et bordée d'hôtels particuliers. Une maison de style néo-Renaissance est construite par Théodore Ballu, l'architecte. D'où le nom de la rue. »

J'ouvre les yeux et souris.

C'est un exercice mnémotechnique que j'ai commencé à exercer durant mon année de première. Lire et réciter à voix haute aiderait à travailler beaucoup plus facilement et efficacement sa mémoire. Mes résultats en cours sont la preuve de son efficacité.

Je me retourne, dos au numéro 23. Une petite porte verte égratignée par le temps, se tient sur le trottoir d'en face. Je m'avance et m'attarde sur le 32, plaqué sur la façade. En cherchant le nom d'Iban, je me rends compte que je ne connais pas son nom de famille. D'autres patronymes sont inscrits comme Garcia De Suza Lopes, Lefebvre, Yamamoto, El Khammeri-Berger et enfin, Kaplinsky Iban. Je ne peux m'empêcher de rire. Il est l'unique occupant à avoir mis également son prénom. Je sonne à l'interphone avec insistance, au cas où il dormirait encore.

— Ça va là, oh ! Y'a pas le feu ! entends-je.

— C'est Charlie.

— Méfie-toi, sinon tu seras dernière sur ma liste.

— Ouvre.

— S'il te plaît, insiste-t-il, enjoué.

— Ouvre, s'il te plaît, Iban.

— Monsieur Kaplinsky.

— Va chier ! rétorqué-je dans un rire franc.

Il éclate de rire à son tour et m'ouvre enfin.

Une petite allée aboutit sur une cour où s'élèvent trois voix. Un homme âgé et une petite dame au dos voûtée se disputent pendant que la concierge – vraisemblablement – balaye les pavés. Inutile.

— S'il y avait moins de bougnoules, de nègres, de chbeb, de communistes et de bobos gauchistes dans cette ville, la capitale se porterait bien mieux ! Je ne te parle même pas de tous ces clodos de roumains qui viennent nous dépouiller directement dans nos poches, clame la voix masculine.

— Tu nous emmerdes ! Il te manquerait plus qu'un aller-retour à toi ! clame la petite dame.

— Je suis représentant de la loi ! s'égosille-t-il en se tournant vers la mamie. Lave déjà chez toi qu'ça pue le chat crevé, vieille folle !

— Vais finir par t'souffler dans les bronches, tu vas comprendre ta douleur !

La mamie, bien qu'en canne, est prête à venir aux mains nues avec le grand dadais à la peau très ridée. Des lunettes double foyer le rendent encore plus sévère. Chez moi, on appelle ça une tête de con.

La troisième personne, une femme à l'accent venant tout droit du Portugal, s'immisce, à pas de loup.

— Marchel, Mamich Renée, y'a une p'chtite... coupe la Portugaise.

Je risque un « bonjour » timide.

— Mademoiselle, vous cherchez ? demande le vieux, strict.

La situation est pittoresque et l'homme à lunettes semble faire la morale sans pour autant l'appliquer. En un rien de temps, sans que je contrôle ma diplomatie, je lui signale avec cynisme :

— La politesse. C'est par où ?

— Et v'lan dans ta gueule, Marcel ! ricane la petite dame.

— V'parlez sur un autre ton, gamine ! grommèle le vieux gendarme.

— Mais c'est qu'il continue à emmerder l'monde. Va me réparer cet appareil et mets-la en sourdine ! s'acharne-t-elle sur le flic.

Je m'éclipse à petits pas vers le perron et monte les marches jusqu'au hall d'entrée.

Au cinquième étage, Iban a laissé la porte entrebâillée. Je m'approche doucement et m'invite. Je le trouve dans le salon, situé derrière une arcade sur ma gauche. L'espace est bien trop clair à cause de la lumière qui se répercute sur les murs blancs. La clarté du jour me fait ciller des yeux. Je ne détaille pas plus que ça la pièce, car son locataire se lève du canapé pour s'avancer vers moi.

Taillé comme une arbalète, Iban a des cheveux crépus noirs et sa fine moustache lui donne une touche de Freddie Mercury. Légèrement basané, ses grands yeux hagards me contemplent.

— Ouah ! On dirait un ange, c'est flippant. Je crois que je n'ai pas encore décuvé...dit-il en clignant rapidement les yeux, puis les frotte avec ses poings.

— Quoi ? m'exclamé-je en me retournant vivement derrière moi.

— Non, toi débile. Dans cette clarté, tes cheveux sont argentés et ta peau est super lisse ! Elle se fond avec la lumière du jour, dit-il lentement.

Un instant où je garde un silence de cathédrale. Je prends un air sérieux et mystérieux à la fois, le regard fixé sur lui intensément et annonce :

— « Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand... »

— Blabla c'est ça, fous-toi d'ma gueule ! me coupe-t-il, vexé tandis que je m'esclaffe. C'est une réalité, je n'y peux rien... Tu préfères quoi ? Que j'te dise que tu ressembles à Javotte ? Ok. Bon, t'es un peu boulote, je t'avoue, mais ça, ça s'arrange, Moby Dick !

— Ah enfin une vérité ! Merci ! avoué-je en évitant de me regarder dans le miroir de l'entrée.

Il lève les yeux au ciel et précipite le pas vers moi, me prenant par mes bourrelets. J'ai un mouvement de recul.

— Ce que tu as là, ce sont des poignées d'amour. Les hommes attrapent souvent ces mignons bouts de gras par affection. Et lors des ébats sexuels, c'est une façon de prendre la femme pour avoir plus de maintien. Tu n'es pas énorme, tu es proportionnée. Tu as des hanches, des fesses et de la poitrine. Il suffit de perdre quoi ? Un peu de bras et de ventre, mais tes cuisses sont très bien. Cesse de te faire du mal, j'ai beau être homosexuel, je sais que beaucoup d'hommes aiment les femmes voluptueuses comme toi. Genre des amortisseurs, c'est cool à c'qui paraît pour les mecs.

— O.K... On peut parler d'un autre sujet moins embarrassant, j'aurais peur que tu retournes ta veste, tenté-je de rattraper mon malaise.

Il explose de rire.

— Non, j'ai toujours préféré les tuyaux d'arrosage aux pelouses, tente-t-il de m'expliquer en me lâchant. Mais, je ne sais pas.... Tu es arrivée et tu as illuminée cette pièce. Atypique. Oui, c'est cela : tu es atypique. Et, la ferme ! Pas besoin de citer la Bible.

— L'évangile selon Luc pour être précise.

— L'évangile, la Bible. Bonnet blanc. Blanc bonnet.

Explorant mon visage, ses petits iris noirs s'attardent dans le vide.

— Alors, tu es étudiante en art et archéologie, change-t-il de sujet. Pour quoi faire ?

— J'aimerais devenir archéologue.

— De quelle époque ? Quelle civilisation ?

— Je me dirigerai en dernière année de Licence. Déjà, à partir de là, je déciderai si je poursuis en art ou en archéologie. Et toi, alors tes arts appliqués ?

— Complexe mais pour faire court, je suis à l'Ecole Bouillu. J'étudie les arts appliqués mais aussi le stylisme, l'architecture d'intérieur, le design objet...dit-il avant de jeter un coup d'œil autour de lui. M'enfin, ne fais pas attention à la déco d'ici, je manque d'argent.

— Je n'ai rien dit. Mais, je pourrais t'aider, si tu veux bien de moi, bien sûr ! Je sais peindre. Mon père m'a appris depuis que je suis toute petite.

Durant les vacances scolaires, chaque fois que mon père partait sur un chantier, il m'emmenait avec lui. Et je me souviens encore tous ces moments à l'admirer lorsqu'il peignait jusqu'à ce que j'aie l'âge de pouvoir l'aider.

— Hum, c'est intéressant, réfléchit-il. Viens, je te fais visiter.

La salle du fond, dans le salon, est un débarras. Iban a rangé toutes les choses inutiles : un réel fouille-merde comme il en existe souvent. La cuisine comporte quelques rangements et un bar. Deux chambres longent le couloir. La première est inoccupée, mais meublée d'un bureau et d'un lit déjà recouvert d'un drap. La deuxième est la chambre d'Iban. Au fond du couloir, la salle d'eau avec douche et WC compris. Le tour est rapidement fait. Je n'ai pas besoin de savoir la surface de cet appartement pour en apprécier l'ambiance, le locataire suffit à rendre vivable le lieu.

Nous discutons du partage des courses, des factures et du loyer. Après l'état des lieux et la mise en entente de notre colocation, nous décidons que j'emménagerai dès que possible. Nouvelle que je me dois d'annoncer rapidement à mes parents.

C'est en sortant du 32, rue Ballu, que mon téléphone sonne, indiquant : « Maman ».

Je mets dix billets sur la télépathie.

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