Chapitre 8 suite

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Les yeux rivés sur la serve qui s’activait de plus belle, Berthe suspendit son souffle dans l’attente angoissante du verdict. Couverte de la tête aux pieds du sang de Catherine, Alis se démenait avec l’énergie du désespoir, refusant de penser aux malheureuses mortes en couche qu’elle n’avait pu sauver.

Appelées en renfort, Marie et Thérèse nettoyaient au fur et à mesure le flot de sang avec des chiffons et faisaient d’incessants allers-retours aux cuisines pour les changer contre des propres. L’action leur évitait de penser que la vie de leur compagne était en danger.

Sentant la fin proche, Catherine confiait ses derniers souhaits à une Berthe complètement effondrée et en larmes.

- Tu t’occuperas de ma fille, je te la confie… élève-la aussi bien que tu l’as fait pour moi. Je veux que tu saches… que je t’ai toujours considérée comme ma vraie mère. Dis aussi à Aymeric… que je lui pardonne, je regrette toutes les bêtises que je lui ai dites. Je ne les pensais pas. Il… me manque tant. J’aurai tellement voulu le voir… une dernière fois.

- Lutte, bon Dieu, au lieu de faire tes adieux, rien n’est encore joué, lui lança une Alis écarlate de colère. Aide-moi !

Sous la tension de l’instant, elle sentait la transpiration ruisseler entre ses omoplates et ses seins. Soudain, n’osant en croire ses yeux, Alis attrapa fébrilement la main de Catherine et chercha son pouls. Il battait ! Faiblement mais il battait, alors que le flot de sang commençait à s’atténuer. Le souffle coupé autant d’angoisse que par l’effort déployé, Alis gardait les yeux rivés sur le mince filet de sang.

Constatant avec une certaine stupeur mêlée de soulagement qu’il s’estompait, elle releva enfin la tête et osa regarder Berthe dont le visage cireux faisait aussi peine à voir que celui de Catherine. Pour la première fois de cette longue nuit, Alis esquissa un sourire et leur murmura d’une voix étranglée par l’émotion :

- Le pire est passé, je crois qu’elle va s’en sortir.

Berthe poussa alors un grand soupir de soulagement et serra Catherine dans ses bras.

-Merci mon Dieu, merci, sanglota la matrone.

- Ce n’est pas Dieu qu’il faut remercier, c’est Alis, réussit à chuchoter la maman.

C’est justement ce moment-là que choisi Arnaut, le chapelain du château, pour faire son apparition.

- Je viens confesser la mourante, annonça-t-il en se signant vivement, écoeuré par la vue de tout ce sang.

La scène faisait froid dans le dos : on se serait cru sur les lieux d’un crime ou de quelque rite païen. De sombres traînées de sang maculaient lugubrement les draps, les chainses, le sol et même le visage d’Alis qui avait tout de la prêtresse célébrant un sacrifice humain. L’impression était renforcée par les flammes mouvantes des chandelles qui illuminaient de leur lumière orangée les teints pâles et cireux des femmes présentes, faisant ressortir leurs yeux brillants cernés de noir.

- Vous pouvez passer votre chemin, il n’y a plus de mourante ici, s’exclama Alis en éclatant d’un rire nerveux qui, vu les circonstances, avait tout de diabolique.

Refroidie par son différent avec le chanoine Clotaire, elle ne portait pas les hommes d’église dans son cœur et celui-là, avec sa figure anguleuse et sa silhouette de grand échalas, ne lui inspirait pas plus confiance. D’ailleurs, il lui lança un regard glacial et rétorqua sèchement.

- Je partirai quand je le jugerai nécessaire, en attendant j’entendrai cette femme en confession que cela vous plaise ou non.

- Chapelain Arnaut, intervint Berthe d’une voix apaisante, peut-être pourriez-vous attendre tranquillement aux cuisines que nous ayons fini de tout nettoyer ? Je ne voudrais pas que vous vous salissiez. Catherine est maintenant hors de danger, mais elle se fera un plaisir de confesser tout ce que vous voudrez et pour vous éviter un autre déplacement, vous pourrez aussi bénir l’enfant.

L’homme d’église leur jeta un regard méprisant, mais s’abstint de tout commentaire. Sans plus se soucier de l’état de Catherine, il tourna les talons et sortit de la remise.

Comme mues par un signal, Berthe et Alis s’activèrent à finir de nettoyer et de changer Catherine. Pendant ce temps, Marie faisait les cent pas en chantonnant pour essayer de calmer le nourrisson. À grands renforts de cris, la fillette réclamait sa pitance.

Dès que la jeune maman fut à nouveau confortablement installée sur une paillasse propre, Alis, qui elle aussi s’était changée, s’approcha de Marie pour lui prendre le bébé. Elle regarda avec attendrissement le visage fripé rouge de colère et déposa l’enfant emmailloté dans les bras de sa mère. Radieuse, Catherine l’attrapa avec douceur et le plaça dans le creux de son bras pour mieux l’admirer.

Alis lui conseilla de la mettre au sein tout de suite afin de l’habituer à téter.

La tension retomba d’un coup lorsqu’elles virent le petit bout de choux attraper goulûment le mamelon de sa maman.

- Alors, comment vas-tu appeler cette jolie petite fille ? Lui demanda Alis.

- J’aime bien Agnès… et je souhaite que tu sois sa marraine, c’est grâce à toi qu’on s’en est sortie toutes les deux, lui répondit Catherine en regardant amoureusement sa fille.

- C’est avec grand plaisir que j’accepte. J’espère que je te décevrai pas, murmura la jeune serve en l’embrassant moitié riant moitié pleurant de joie.

- Je ne me fais aucun souci là-dessus, sourit Catherine.

- Maintenant, il faut que tu te reposes. Marie va rester avec toi pendant que je te prépare un peu de nourriture et un fortifiant.

Alis prit Berthe par le coude et l’entraîna à sa suite. Avec stupéfaction, elle s’aperçut que la matinée était déjà bien entamée : quelques plats ornaient la grande table, prêts à être présentés à la mesnie. Pas étonnant qu’elle se sente vidée et épuisée !

Avec l’aide de Pierre, Alis prépara un plateau repas pour Catherine ainsi qu’une décoction de son cru à base d’orties pour compenser l’importante perte de sang. Lorsqu’elle revint, elle trouva Marie, Thérèse et Bénédicte occupées à contempler Agnès avec admiration. Alis confia l’enfant aux trois lavandières émoustillées et s’assit sur le bord de la paillasse pour aider Catherine à se restaurer.

Elles furent interrompues par l’apparition du chapelain Arnaut qui revenait à la charge. Son allure austère et sévère arrêta aussitôt tout bavardage. Avec humilité, Marie s’empressa de lui présenter le nouveau-né.

Arnaut jeta à peine un coup d’œil au nourrisson et se contenta de lui tracer un minuscule signe de croix sur le front. Sa voix lugubre et sèche se répercuta contre les murs de pierre de la remise, faisant frissonner les jeunes filles.

- Voilà tout ce que je puis faire pour cette enfant conçue dans le péché.

Trop hébétée pour réagir, Alis regarda fixement le chapelain qui les toisait avec mépris.

- Laissez-nous et retournez à vos occupations, leur ordonna-t-il d’un ton sans appel.

Alis ouvrit la bouche sur une réplique bien ajustée, mais fut coupée dans son élan par Marie qui l’entraînait à l’écart avec une mimique lui intimant le silence. La mort dans l’âme, la serve n’eut d’autre choix que d’obtempérer : elle n’était pas chez elle et ne pouvait se permettre de faire un esclandre qui aurait mis Berthe dans l’embarras. Cependant, avant de pénétrer dans la cuisine, elle voulut en avoir le cœur net. Aussi, elle retint Marie par le bras et lui chuchota :

- Pourquoi a-t-il fait ça ?

Marie la regarda comme si elle lui avait dit la plus grosse énormité qui puisse exister :

- Tu ne sais pas ?

- Non, quoi ? S’impatienta Alis.

- Agnès n’a pas de père.

- Comment ça pas de père ? Il est mort ?

- Non, enfin… je ne pense pas.

Puis devant l’air de plus en plus incrédule d’Alis, elle lui expliqua :

- Catherine n’a jamais voulu dire qui il était. On suppose que c’est un des soldats de la garnison. Il a dû lui faire croire qu’il s’était énamouré d’elle pour mieux arriver à ses fins et, après l’avoir engrossée, il l’a abandonnée. Elle nous a juste avoué qu’elle ne pouvait pas dire son nom par crainte de représailles car il est très violent et l’a déjà frappée. Heureusement que Berthe était là. Elle l’a aidée à conserver son travail en intercédant en sa faveur auprès de la baronne.

Alis en resta sans voix. Aussi, tandis qu’elle suivait Marie dans la cuisine, elle se repassa les évènements de la nuit en se demandant qui pouvait être assez goujat pour laisser une si gentille fille dans la détresse.

Soudain, les mots que Catherine avait prononcés dans son délire lui revinrent en mémoire. Se pourrait-il que le père soit le capitaine ?

Alis avait souvent pensé à lui ces jours-ci, mettant ça sur le compte de la rancune qu’elle ressentait à son égard. Tout dans son attitude la révoltait, surtout le dédain dont il avait fait preuve envers sa famille le jour de l’arrestation de son père. Et même si soi-disant il s’était racheté en autorisant Gautier à le prendre en croupe, elle n’arrivait pas à lui pardonner sa suffisance.

Alis le méprisait de tout son être et en même temps avait du mal à effacer de sa mémoire son sourire charmeur et son regard bleu si pénétrant lorsqu’il avait essayé de l’embrasser. Le trouble qu’elle éprouvait alors la plongeait dans un océan de perplexité. Elle s’était même surprise l’autre jour à guetter le galop de son cheval !

Cela ne pouvait être que lui sinon pourquoi Catherine aurait-elle prononcé son nom avec autant d’adoration ? Il était bien assez rustre pour faire une chose pareille.

Et dire qu’il avait cherché à la séduire et à l’amadouer !

Etouffant la colère qu’elle sentait monter, Alis se glissa d’un mouvement brusque sur le banc aux côtés de Berthe. La vue de toute cette nourriture chassa pour un moment ses sombres pensées : après ces émotions, il était temps de prendre un bon remontant.

Soudain, elle s’aperçut que quelque chose ne tournait pas rond. Elle regarda Berthe et esquissa un sourire compatissant devant la mine épuisée de la matrone qui, une fois n’était pas coutume, chipotait dans son écuelle.

- Ne vous inquiétez pas, elle s’en remettra. Ce n’est pas la première fois que j’assiste à ce genre de problème et je peux vous assurer que Catherine saura faire face. Elle est robuste et…

- Je sais tout ça, l’interrompit sombrement la matrone.

- Mais alors…

Le visage encore livide, Berthe se tourna vers elle et s’écria :

- Te rends-tu compte qu’il a fallu que je sois sur le point de la perdre pour m’apercevoir que je tenais à elle comme à ma propre fille ! Je l’ai peut-être bien élevée, oui, mais je ne lui ai jamais dit que je l’aimais. Crois-tu qu’une vraie mère ferait cette erreur ?

Alis regarda un instant la matrone sans répondre puis attrapa sa main.

- Parfois des gestes sincères valent plus que de simples mots. Et puis, maintenant vous pourrez rattraper le temps perdu.

Berthe hocha pensivement la tête et regarda Alis avec une moue triste.

- Il ne se rattrape jamais, ma belle. Oui, ça je peux te le dire, il ne se rattrape jamais.

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