Chapitre 9

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La tête à moitié enfouie dans l’oreiller, Gui de Séverac gisait à plat ventre sur le lit. Un sourire béat éclairait son visage endormi pendant qu’une de ses mains reposait sur l’opulente poitrine d’une jeune femme allongée nue à ses côtés. Un léger drap les recouvrait jusqu’à la taille et cachait leurs jambes délicieusement emmêlées. Le damoiseau venait de se réveiller mais ne bougeait pas, gardant les yeux fermés pour mieux savourer l’instant présent. Jamais il ne s’était senti aussi bien ni aussi détendu.

- Ah, comme j’aimerais que ce moment dure éternellement !

Sous ses doigts, la peau douce et élastique de Marion, la servante assoupie à ses côtés, l’électrisait. Jamais il n’aurait cru que les bras d’une femme puissent dégager autant de sensualité. La jolie Marion aux cheveux de miel et aux yeux d’un vert espiègle, avait été affectée à son service ainsi qu’à celui de son père dès leur arrivée à Millau. La vitalité mêlée de candeur qui l’animait avait eu tôt-fait de séduire Gui. Dès qu’elle entrait dans sa chambre pour refaire son lit ou lui apporter de l’eau, il avait l’impression que le soleil envahissait la petite pièce pourtant dépourvue d’ouverture autre que la porte. Et lui, il restait planté là au beau milieu de la chambre, épiant ses moindres faits et gestes, savourant les sourires qu’elle distribuait aussi généreusement que son bavardage. Dès qu’elle faisait mine de partir, une telle chape de plomb s’abattait sur ses épaules que tous les prétextes étaient bons pour la retenir.

Gui, qui depuis sa plus tendre enfance ne vivait que pour la musique et la poésie, n’avait jamais ressenti de tels sentiments envers une personne du sexe opposé. Malgré le rang que lui conférait son statut de fils unique du baron de Séverac, il ne savait comment aborder Marion. Et quand l’envie de la serrer dans ses bras devenait intolérable, les paroles des chevaliers de Combs et de Pégayrol revenaient le hanter :

« Si une jouvencelle te plait, prends-là ! De gré ou de force, quelle importance du moment où tu y prends du plaisir. »

Mais Gui n’avait pas eu besoin d’avoir recours à de telles extrémités. De toute façon, il aurait été incapable de la moindre violence envers elle. En fait, tout s’était déroulé le plus naturellement possible. La veille, quand Marion était apparue pour lui apporter un pichet d’eau fraîche pour la nuit, il était assis sur son lit et chantait à mi-voix en pinçant les cordes de sa harpe. Gui ne l’avait pas entendue frapper, aussi il avait vivement sursauté à son entrée en faisant mine de poser son instrument.

- Non, Monseigneur Gui, ne vous arrêtez pas ! S’était-elle aussitôt écriée. C’est tellement joli ce que vous chantez, je peux écouter ?

- Euh, bien sûr, avait répondu un Gui tout confus en rajustant sa harpe.

C’était bien la première fois qu’il se sentait intimidé devant un auditoire.

Au début, Marion s’était tenue debout au pied du lit. Puis, mue par une force invisible, elle était venue s’asseoir à ses côtés. Lorsque la chanson s’était terminée, un long silence s’était installé. Soudain, elle lui avait pris la main en murmurant d’une voix chevrotante de larmes retenues.

- Je n’avais jamais rien entendu d’aussi beau.

- C’est parce que je l’ai composée en pensant à toi.

- C’est vrai ?

- Oui, sans le moindre doute, avait-t-il murmuré en approchant son visage du sien.

Et, oh comble de joie, Marion ne l’avait pas repoussé et l’avait laissé l’embrasser.

À ce souvenir, le sourire de Gui s’élargit : jamais il n’oublierait la délicatesse de ce premier baiser ni les instants encore plus fous qui lui avaient succédé. Étant aussi peu expérimentés l’un que l’autre, ils avaient tâtonné longuement, explorant leurs corps offerts, luisants de reflets mordorés sous la lueur mouvante des deux chandelles disposées de chaque côté du lit. Tout était si doux et si beau dans cette découverte du plaisir que son bonheur avait presque failli être gâché lorsqu’il avait enfin réussi à la pénétrer. La grimace et le cri de douleur qui avaient crispé son joli visage l’avaient complètement décontenancés. Lui qui vivait dans son monde, peuplé d’histoires d’amour et de chevalerie ne se serait jamais douté que l’acte pouvait engendrer une quelconque souffrance. Chagriné par cette découverte, Gui avait failli se retirer avant d’avoir achevé sa course. Heureusement, s’apercevant de sa réticence à poursuivre leurs ébats, Marion avait réussi à esquisser un sourire d’encouragement et avait enroulé ses jambes autour de ses hanches pour l’empêcher de partir si près du but.

Gui remua imperceptiblement sous le drap. Coincé contre la jambe de Marion, son bas-ventre commençait à se réveiller à ce doux souvenir. Il ouvrit les yeux et souleva à demi sa tête auréolée de boucles blondes ébouriffées. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas le seul à être réveillé : Marion le regardait avec un sourire malicieux empli d’adoration.

- Bonjour, Monseigneur Gui. Avez-vous bien dormi ? Murmura-t-elle d’une voix sensuelle en s’étirant comme une chatte.

Gui éclata de rire à cette réplique qu’elle lui servait tous les matins lorsqu’elle venait faire sa chambre.

- On ne peut mieux ! Et vous, gente damoiselle ?

Sans attendre sa réponse, il lui enlaça la taille et l’attira contre lui.

- Je vois que Monseigneur est en pleine forme de bon matin, s’exclama-t-elle en riant entre deux baisers fougueux.

Des bruits de pas décidés et celui d’une porte ouverte à la volée interrompirent brusquement les deux tourtereaux. Gui eut juste le temps de recouvrir leurs corps nus avec le drap avant l’irruption du baron de Séverac encore tout ébouriffé. Le damoiseau se redressa dans le lit et dévisagea son père d’un air mi-fautif mi-provocateur.

Le baron eut un instant d’hésitation et regarda autour de lui comme s’il s’était trompé de chambre. Réalisant ce qui se passait, un sourire fugitif éclaira son visage vite remplacé par le pli coléreux qu’il arborait en entrant.

- J’ai à vous parler, mon fils. Seul à seul dans la mesure du possible, commença-t-il en ramassant les affaires de Marion et en les lui jetant sans ménagement.

La jouvencelle lança un coup d’œil apeuré à Gui et comprit à son air ennuyé qu’elle n’avait d’autre solution qu’obéir. D’un geste nerveux, elle attrapa sa chainse et l’enfila à la hâte sous le regard inquisiteur et courroucé de Déodat de Séverac. Au passage, celui-ci aperçut les larges aréoles brunes de son opulente poitrine.

Aussi, malgré la colère qui lui tenaillait les tripes, il se sentit soulagé. Enfin Gui se conduisait comme un homme et avait su se montrer à la hauteur. La tache rouge qui ornait le drap blanc le confortait dans son opinion. Néanmoins, son fils allait avoir vingt ans et à cet âge-là bien d’autres, en commençant par lui, n’en étaient pas à leur première expérience !

- Enfin, tout vient à point à qui sait attendre, pensa-t-il en observant la fille esquisser une révérence avant de passer la porte comme si elle avait le diable aux trousses.

Gui regarda sortir Marion en soupirant. Il était déçu que sa première nuit d’amour s’achève de la sorte et la mine furieuse qu’arborait son père ne lui disait rien qui vaille. Il pressentait que les ennuis ne faisaient que commencer. Aussi, dès que la porte se fut refermée sur Marion, il ne fut pas étonné de voir Déodat de Séverac pointer un doigt accusateur dans sa direction :

- Comment peux-tu songer à prendre du bon temps alors que nous sommes la risée de ce château ? Cela fait plus de huit jours que nous sommes retenus à Millau et toujours pas de nouvelles de Roger de La Canourgue. Cela ne peut plus durer !

Ce n’était pas la première fois qu’il le voyait dans une telle colère, mais Gui se sentait toujours impressionné et impuissant face à ces crises d’autorité. Aussi, il regarda avec inquiétude son père tourner en rond comme un ours en cage au milieu de la chambre et vitupérer sans relâche contre son ennemi, avant d’oser intervenir :

- Calmez-vous, père, que voulez-vous que nous fassions d’autre ?

Tout en parlant, Gui essaya de récupérer ses vêtements en boule au fond du lit, mais le chevalier fut plus rapide et les lui envoya dans la figure d’un geste rageur.

- J’y ai réfléchi toute la nuit, moi ! Tout d’abord, nous irons remercier Gilbert pour son hospitalité puis nous lèverons le camp. Je n’attendrai pas un jour de plus ce chien qui se paye ma tête.

- Mais, il ne devrait plus tarder, ce serait dommage de le manquer : cela retarderait d’autant les négociations.

- Peut-être mais je n’en puis plus de jouer les parasites. Gilbert est un homme charmant qui se plie en quatre pour nous faire plaisir néanmoins les lois de l’hospitalité ont des limites que je ne veux pas franchir.

- Mais que ferons-nous si Roger de La Canourgue arrive dans les jours qui viennent ?

- Le vicomte nous fera prévenir et nous reviendrons, voilà tout.

Devant l'air buté du baron, Gui n’insista pas et commença à s’habiller. Tout en enfilant sa chainse, il vit son père se diriger d’un pas décidé vers la porte et s’arrêter, la main sur le loquet.

- Dès que tu seras prêt, va prévenir Aymeric afin que nous puissions partir dès none.

Gui n’eut même pas le loisir de répondre que déjà le lourd battant se refermait d’un coup sec derrière Déodat de Séverac. Soulagé, il replongea avec bonheur au milieu des coussins qui ornaient son lit de couleurs vives et chatoyantes.

Quelle mouche avait donc piqué son père de si bon matin ?

Gui était un jeune homme calme et réservé qui ressemblait à s’y méprendre aux angelots entourant la vierge Marie, tant par son visage rêveur orné de boucles blondes rebelles que par ses grands yeux bleus délavés. Il avait en aversion tout ce qui concernait la guerre et le pouvoir, ne concevant pas que l’on puisse gâcher sa vie, déjà bien courte, en batailles incessantes et inutiles. Il préférait chanter les louanges de l’amour à travers des poèmes et ballades qu’il composait en secret, loin des oreilles de son père qui ne comprenait rien à ce genre d’inclination poétique.

Un sursaut de lucidité le poussa hors du lit : ce n’était pas le moment de se rendormir.

Gui finit de s’habiller à la hâte et alla s’asperger la figure d’eau tiède dans le broc que Marion lui avait pourtant rempli de frais la veille : la chaleur était encore plus intolérable ici, dans cette cuvette abritant Millau, qu’à Séverac.

Renonçant à dompter sa tignasse après quelques essais infructueux, Gui se dirigea vers la porte. Les grognements de son ventre le rappelèrent à l’ordre. Aymeric pouvait attendre, il irait le réveiller dès qu’il se serait sustenté : sa nuit mouvementée lui avait ouvert un sacré appétit. Cette perspective lui redonna le sourire et il accéléra son allure vers les cuisines en espérant revoir la belle Marion… qu’il n’était pas pressé de quitter.

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