La compagnie vengeresse du vœu exaucé : II

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Le lendemain, Fornost-Aran et ses frères firent leur grand retour à Sorśa, victorieux. Sans Mana, qui, directement du Ráith Mebd, était partie à Minas Athar avec Arda pour sa formation de Haute Prêtresse de la Reine Araignée. Reçue chez Uriel, j’appris deux choses : l’essaim kraken avait été détruit par les efforts conjoints des armées ældiennes et des Astra Leo, mais l’Elbereth n’avait pas été vue une seule fois sur le champ de bataille. Selon toute probabilité… Ren avait été arrêté, après avoir rencontré le gouverneur de Nuniel.

— Il est arrivé quelque chose à Ren, dis-je à Lathelennil en sortant de l’audience avec son second frère.

Fornost-Aran s’était de nouveau claquemuré dans sa Tour, en robe de chambre, sitôt rentré du champ de bataille. Les Niśven ont un fond profondément mélancolique, pour ne pas dire gothico-romantique.

— Qu’est-ce qui aurait pu lui arriver ? répliqua Lathelennil, les sourcils froncés. C’est l’Aonaran, et le guerrier le plus puissant de notre race.

— Ren est bon, naïf et plein d’espoir, lui appris-je. Il veut faire confiance aux humains, et à cause des sentiments que nous avons l’un pour l’autre, il est persuadé qu’une alliance humano-ældienne est possible. Il s’est peut-être fait avoir par la ruse, comme cela lui ai déjà arrivé par le passé, avec l’amiral Priyanca Varma. L’Holos le veut mort ou vif, et connaissant mes frères de race, je peux te dire qu’ils ne lâcheront pas avant que sa peau et sa queue rayée ne servent de tapis aux pieds du président Singh, qui doit le tenir responsable de la mort de son épouse et cheffe des Armées.

Lathelennil s’arrêta dans l’immense corridor silencieux.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ? me demanda-t-il, penché sur moi.

— Je vais récupérer l’Elbereth dans le Dédale… et je vais venir le chercher. C’est mon compagnon, et le père de mes enfants. Je ne peux pas risquer de le perdre une nouvelle fois. Pour moi, c’est inenvisageable.

Le dorśari me regarda en silence. Puis il me prit par les épaules.

— Je viens avec toi, décida-t-il en me regardant dans les yeux. J’ai promis de mettre mon épée à ton service. Et si tu pars en quête pour délivrer ton mâle de ses ennemis… Il est normal que je vienne pour me battre à tes côtés.

Je le remerciai, un peu gênée. C’était pour délivrer Ren, que je trompais allégrement avec lui, que je partais en guerre. Et pourtant, il se proposait pour m’aider.

— Je ne te laisserai pas affronter tous ces dangers toute seule, reprit-il. Que tu le veuilles ou non, Amarriggan a fait en sorte que nos routes se croisent. Nos destins sont liés.

— Je croyais que tu ne croyais ni aux sældar, ni au destin, Lathelennil, objectai-je.

— Ce n’est pas que je n’y crois pas, reconnut-il. C’est juste que… Je refuse qu’une force supérieure prétende guider mes actions. Et toi, je sais que tu es faite de ce bois-là, également.

C’était vrai. Lui et moi avions beaucoup en commun.

— Il va d’abord nous falloir retrouver l’Elbereth, dis-je.

— Tu crois qu’elle te laissera accéder à son bord ?

— Elbereth m’a accepté comme son pilote : je suis officiellement le capitaine de ce cair, pour reprendre un concept humain. Ren, lui, a le grade de commandant. Sachant Ren en danger, elle doit se morfondre de ne pas pouvoir venir l’aider. La relation entre Ren et Elbereth est particulièrement intense, beaucoup plus profonde que celle qui lie habituellement un ædhel et un wyrm. Si je débarque devant son bord, elle m’ouvrira le sas sans hésiter.

Lathelennil acquiesça.

— Et ensuite ?

— Ensuite... Enquêter, chercher à savoir ce qui est arrivé à Ren. Je serais peut-être obligée, pour cela, de me rendre à la base des Astra Leo… Et de les attaquer, le cas échéant.

— Un plan bien risqué, et bien frontal, pour une petite humaine capitaine de cair, observa Lathelennil, les bras croisés.

— Une petite humaine possédant un émetteur gravitationnel, secondée par un impitoyable seigneur de la guerre dorśari, lui-même protégé de Demosariel !

Lathelennil se rengorgea, flatté par la description glorieuse que je faisais de lui.

— Mais tu as raison, reconnus-je. Prendre d’assaut les Astra Leo, la flotte d’élite de l’Holos… Ce n’est pas un plan viable. Et ce n’est même pas certain qu’ils sachent quelque chose.

— Le gouverneur de Nuniel, chuchota Lathelennil avec empressement. S’il y en a un qui sait où est ton mâle, c’est lui !

J’acquiesçai.

— Tu as raison. Enfin, selon ce qu’on découvrira… Lever une troupe de choc. Si seulement on pouvait avoir les filidh !

— Les clowns n’obéissent qu’à ce qu’ils croient être les injonctions de leur dieu, fit Lathelennil, fronçant les sourcils. Ils refuseront de se bouger pour un seul ædhel, fut-il Ar-waën Elaig Silivren… Seul Syandel sait qui il est réellement. Et il y a un consensus chez les filidhean : personne ne doit se mêler des affaires de l’Étranger. Même s’il le voulait, Syandel-Marcheur-de-Voile n’aurait pas le droit d’envoyer sa troupe au casse-pipe pour un seul Aonaran.

Je me collai contre le mur, frustrée.

— C’est injuste, murmurais-je. Tout ce que vit Ren, ce qu’il a vécu… C’est tellement injuste !

— C’est la voie de l’Aonaran, statua Lathelennil. Une voie que personne n’accepte d’emprunter. Il n’y a vraiment que d’irrépressibles naïfs comme ton Ren pour décider en toute connaissance de cause de sillonner un tel chemin !

Je me tournai vers lui.

— Qu’est-ce que tu en sais ? fis-je, volontairement cruelle. On n’est pas venu te chercher pour ça, toi. Qu’est-ce qui te permet de dire des choses pareilles, de prétendre savoir ce que c’est que cette voie ?

Le rire désabusé de Lathelennil résonna sur les silencieux murs de marbre.

— Détrompe-toi, ma beauté… On est venu me chercher pour signer ce pacte de dupes, dont le soi-disant élu sort toujours perdant. Deux troupes de clowns parmi les plus féroces de l’époque se sont battues pour avoir l’honneur de faire de moi l’Aonaran : la guilde de l’Amarrigan Hilare, et celle de l’Aube Mourante. L’Amarrigan Hilare est, comme son nom le suggère, une troupe renommée pour sa cruauté sur le champ de bataille – même parmi nous, les dorśari, c’est pour dire ! Leurs rangs attirent depuis toujours les personnalités à l’humour le plus macabre et le plus sadique. Quant à l’Aube Mourante… Ce sont leurs rivaux. Depuis les débuts de cette secte, les deux troupes se tirent la bourre, se lançant des défis toujours plus extravagants et coûteux en vies, qu’elles soient barbares ou ædhil. Alors que j’étais encore jeune, ayant tout juste été tiré du sommeil dans lequel un geas m’avait plongé pour plusieurs millénaires, les olham de ces deux troupes – deux femelles complètement démentes – ont demandé à mes frères de me livrer à elles. Mes frères auraient refusé s’ils avaient connu leurs plans, mais les deux traîtresses déguisèrent leurs intentions en faisant croire qu’elles venaient pour mon panache. Parce qu’il était en damier, personne ne l’avait jamais demandé… Mais le fait qu’elles soient filidh parut logique à mon frère Uriel, qui arrangea cette rencontre pour moi.

Lathelennil se tut un moment, la gorge sèche. Sentant qu’il était fatigué, je poussais la porte d’un salon – le salon d’améthyste, appelé ainsi, car tout y était de cette couleur, et uniquement de cette couleur – et l’invitai à s’asseoir sur un lourd fauteuil capitonné, après avoir claqué des doigts pour réclamer à une eyslyn de lui servir du gwidth.

— Tu dis qu’elles déguisèrent leurs intentions, lui demandai-je doucement alors qu’il buvait comme un assoiffé. Elles ne te désiraient pas pour amant ?

Lathelennil secoua la tête.

— Non, fit-il en reposant sa coupe. Ce n’était pas cela, qu’elles voulaient de moi. Bien sûr, elles m’ont pris ma virginité au passage, mais… Il s’agissait plus des dernières attentions qu’on donne au sacrifié qu’un désir irrépressible de leur part. Et elles se sont jouées de moi, tout le long. J’ai longtemps gardé de ces horribles, interminables nuits, un souvenir atroce, qui me hante encore aujourd’hui. Et ce jour encore, je ne sais si l’expérience était voluptueuse ou abominable !

Prise par un brusque sentiment de pitié, je lui posai la main sur l’avant-bras.

— Mais que te voulaient-elles ? le pressai-je pour qu’il continue.

— Elles voulaient me sacrifier à Arawn, le dieu de la mort. Elles se sont emparées de mon panache dans son temple, sur une île ignoble, à Tir Bea Na Arainne, la nécropole des Aonaranan… À l’époque antique où s’est déroulée cette triste histoire, Shemehaz n’était pas encore apparu. Mais une prophétie nébuleuse existait, colportée par la secte des adorateurs de l’Amadán, qui étaient aussi des adorateurs d’Arawn, un sældar que, traditionnellement, aucun ædhel ne vénérait. Certains murmuraient même que l’Amadán et Arawn n’étaient en fait qu’un seul et même dieu, d’où l’appellation qu’on lui donnait, « Celui dont le Visage est Noir et Blanc »… Un côté décomposé, l’autre magnifique. Maintenant, on dit qu’Arawn est l’autre face de Shemehaz, et c’est ce personnage qui est personnifié par l’Aonaran. Une figure, dans tous les cas et de tout temps, crainte par les nôtres. Se retrouver nu dans son temple, sous le tertre des morts, aux pieds de cette immense statue, entouré des momies d’ædhil décomposés… Les femelles avaient beau être superbes, et nues elle aussi, qui plus est assises sur moi, il m’était impossible de me focaliser sur quelque chose de plaisant. D’autant plus qu’un terrible détail s’imposa immédiatement à mon regard : les queues de ces ædhil morts. Toutes noires et blanches… C’est très rare, chez nous, d’être à la fois noir et blanc. C’est une robe qui est à la fois révérée et crainte, recherchée et évitée. Tu n’as qu’à voir les réactions qu’a suscitées ton Ren, avec sa peau sombre, ses cheveux blancs, et sa queue rayée, sablée de noir… Ah, mais tu les ignores peut-être. Non ? Et bien, dis-toi que c’était pareil – mille fois pire, même – soixante millénaires avant sa naissance. Les filidhean avaient emmené une bonne dizaine d’ædhil dans ce temple interdit, et les avaient sacrifiés à leur dieu. Comment, quand, par la main de qui exactement ? Je n’en savais rien. Mais c’était indubitablement le sort qui m’attendait. Les ébats à deux têtes qu’elles m’imposaient n’étaient qu’une compensation, pour m’éviter de mourir vierge, car normalement, l’Aonaran ne doit pas l’être, il doit renoncer de son plein gré aux joies de l’amour et de la famille. Je dis bien, normalement. Je sais que pour ton Ren, les choses se sont passées autrement. À cette époque où Shemehaz n’était encore qu’une catastrophe lointaine, le rôle de l’Aonaran était très différent de ce qu’il est devenu après la Chute, ou même à l’époque de Śimrod et Silivren. Et pour que marche sur la terre l’avatar d’Arawn, les candidats devaient mourir. Voilà. C’était le sort qui m’attendait… Le sort que mon aîné, le puissant Fornost-Aran, celui qui avait failli – celui qui aurait dû ! – régner sur toutes les Cours, m’a évité. Tu te souviens de ce qu’a dit Edegil au banquet sur le Ráith Mebd, quand il a rappelé à mon frère qu’il avait failli faire passer tous les serviteurs de l’Amadán au fil de l’épée ? C’était pour cela. Mon frère a déclaré la guerre aux filidhean pour me récupérer, en faisant fi de la protection que ces derniers prétendaient donner à tous les ædhil. Sorśa ne dépend de personne, Sorśa se protégera toute seule, a-t-il dit. Sorśa est orgueilleuse, Sorśa est fière, et si elle doit tomber, ce sera sans jamais avoir courbé la tête devant personne ni cédé au chantage d’une secte qui prétend parler pour tous les nôtres. Voilà ce qu’il a dit… Mes frères sont ce qu’ils sont, mais encore aujourd’hui, malgré toutes mes rancoeurs, les différends et les jalousies – oui, les jalousies — que je peux avoir envers eux… Je n’oublie pas qu’il fut un jour où, par amour pour moi, leur petit frère imparfait et souffreteux, l’avorton de la portée, le bicolore à la robe si ridicule qu’elle plaît aux serviteurs du Fou, ils ont déclaré la guerre aux filidhean, la seule faction ædhel qu’aucun monarque n’ose contredire ou refuser. Et ce faisant, déclarer la guerre aux Cours entières. On dit que c’est une spécificité Niśven, de se fâcher avec tout le monde, de déserter et de décevoir… Mais nous, les quatre frères – et notre sœur, aussi, que nous adorions, mais qui nous fut dérobée par les machineries clownesques – et nos cousins aussi, nous nous tenons les coudes. Sans eux, j’aurais été sacrifié à Arawn, et je serai devenu comme ton mâle, un combattant fantôme, sans âme, promis à un noir destin. »

Alors que je le fixais en silence, stupéfaite, il ouvrit sa chemise et me montra une rune sur son coeur, habilement dissimulée parmi les autres marquages dont sa peau était ouverte. Je reconnus immédiatement ce symbole : c’était celui que j’avais vu gravé sur le front de la créature que Ren et Śimrod avaient tuée à bord du Ráith Mebd. La marque de l’Aonaran.

— C’est aussi pour cela que je me permets de parler directement à ton Ren, tout en sachant ce qu’il est réellement, précisa Lathelennil. De toute façon, dépravé comme je suis, je n’ai aucune chance de me réincarner. Je suis déjà damné, en un sens. En attendant, je peux me permettre de taper dans le dos de l’Aonaran. Pas en public : il ne faut pas inciter les autres à la damnation, et me voir tutoyer l’Étranger pourrait leur faire croire de fausses choses. Mais en privé, il n’y a aucun problème, et Ren le sait. Il le sent. C’est pour cela aussi qu’il me fait autant confiance, et qu’il m’a demandé expressément de veiller sur toi… Tout en connaissant parfaitement mes sentiments à ton égard.

Tout me paraissait clair, à présent. Mon attirance pour Lathelennil, également, me devenait plus explicable. Il partageait une connexion avec Ren, à un niveau cosmique, au-delà des simples liens du sang.

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