Sombre idiot de clown : I

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Désœuvrée, Erenwë se saisit du bouquin qui trainait sur un fauteuil à côté d’elle. La couverture ouvragée, passablement élimée, représentait un arbre, encadré par des glyphes anciens. La Sældarín, le recueil qui rassemblait tous les mythes de son peuple. Si Angraema avait adoré ces nombreuses histoires que leur mère leur lisait, elle, Erenwë, les avait toujours détestées. Quoi de plus injuste que la triste destinée de Lethë, à la base une pauvre fille que son mari répudie parce qu’elle a osé contester l’idée de le partager avec une autre ? Le pire étant que c’était elle qui passait pour la méchante, dans l’histoire. Exclue de sa tribu, elle devait se réfugier sous terre, enceinte jusqu’aux yeux, abandonnée de tous, à la merci de toute la malveillance du monde. Comme elles, en somme.

D’après ce qu’Erenwë voyait sur son compteur lunaire, cela faisait trois jours qu’elle était enfermée dans la chambre d’Elshyn : on ne lui laissait pas voir sa sœur, soi-disant malade, et Roggbrudakh était lui aussi consigné. La jeune ældienne s’ennuyait terriblement, et surtout, elle n’avait personne à qui parler. De temps en temps, Innafay venait lui rendre visite, mais elle était mère de famille et devait s’occuper et de ses petits, des gosses en bas âge, et de son mâle, sans compter les innombrables répétitions auxquelles elle devait participer.

Ne sachant pas quoi faire d’autre, Erenwë avait accepté d’assister à ces répétitions pour se changer les idées, et c’était d’ailleurs ce qu’elle faisait présentement. Ça, on l’y autorisait : tant que les clowns l’avaient en vue, ils la laissaient faire ce qu’elle voulait.

Évidemment, elle trouva cette répétition affligeante. Les costumes des clowns étaient déjà moches en temps normal, mais ceux qu’ils portaient pour s’entraîner étaient encore pires. Erenwë échouait à comprendre ce qu’il y avait de si extraordinaire dans l’art de ces filidhean, que tout le monde, d'après sa mère, portait au pinacle.

« C’est probablement la plus dévoyée et la plus vulgaire des formes artistiques qui existent dans notre culture, les avait mis en garde leur mère lors de l’un de ses nombreux cours sur la civilisation ultari. Dites-vous bien que sur Ælda, très souvent, on bannissait ces bateleurs du dimanche hors des châteaux ou qu’on les empêchait d’entrer à Tiraslyn, la capitale de la Haute Reine. Ces saltimbanques étaient des parias, des marginaux, des artistes de petit niveau qui n’avaient absolument pas le même statut que les bardes de cour, déjà bien surestimés à mon avis. En plus, ils étaient violents, et provoquaient souvent rixes et bagarres de rue. Mais, comme toutes les troupes filidh ont survécu à la Grande Extinction en s’enfuyant lâchement dans le Dédale dont ils connaissaient les moindres recoins avec leurs petits vaisseaux extrêmement mobiles, ils ont pris une place considérable dans notre culture. Maintenant, tous les ædhil que je rencontre les portent aux nues, les érigeant comme les gardiens de notre civilisation et les garants de la pérennité de notre race. Bientôt, on nous fera croire que ces clowns malveillants sont les sauveurs de la galaxie ! Ne prêtez pas oreille à ces fadaises, mes filles. Les filidhean sont avant tout des menteurs, des voleurs et des regroupements de mâles débauchés exclus de leurs familles, qui refusent de se soumettre aux ellith et à la juste autorité des maisons nobles ! »

Erenwë n’avait aucune intention de pactiser avec les clowns : sa mère pouvait dormir tranquille. Elle ne les aimait déjà pas initialement, mais maintenant que ce fat d’Elshyn était venu l’insulter et la provoquer, elle les haïssait ; à l’exception peut-être de la sorcière Innafay. S’il y avait une chose qu’Erenwë ne supportait pas, c’était bien les mâles arrogants et sûrs de leur prétendue supériorité, une tendance innée chez les ellon à qui on a laissé les rênes trop longues, selon leur mère. Or, voilà ce qu’étaient tous ces mâles clowns ! En dépit de la laideur de leur mise, ils caracolaient fièrement sur scène, tandis que les rares femelles de la troupe torchaient les marmots qui piaillaient à côté ou faisaient de la figuration en les regardant avec admiration.

La troupe était composée de trois femelles, et du double de mâles. Deux portées de quatre et six petits s’ajoutaient à ce groupe, ce qui portaient les effectifs du clan à dix-neuf ædhil. Aux yeux d’Eren, ils vivaient comme une tribu de trows, avec les mômes qui couraient dans tous les coins la queue déployée et les cheveux mal peignés, semant jouets et nourriture partout dans le vaisseau.

Parmi les trois femelles adultes, l’une d’elles, Innafay, était âgée d’une bonne dizaine de millénaires. Mais au lieu de tenir le rôle de matriarche, reine de son clan, elle était une simple recrue comme les autres, dont la fonction de « prophète » ne lui garantissait aucun pouvoir spécial. Le leadership se trouvait en réalité aux mains d’un mâle terriblement impertinent, le frère aîné d’Elshyn, un dénommé Syandel. Celui-ci, en tant que mâle dominant, s’était octroyé comme compagne non officielle la plus jeune et la plus fraîche des recrues femelles, une beauté facile de basse caste appelée Yriel. Cette dernière jouait, sans originalité aucune, le rôle de Narda, la déesse la moins intéressante du panthéon ældien, qui ne faisait que minauder, soupirer et se faire capturer, quelle que soit la pièce dans laquelle elle apparaissait. Un vrai rôle de composition !

L’autre femelle, Sinnanyn, naviguait apparemment de mâle en mâle, tout en restant officiellement en couple avec l’un des sous-chefs, tandis qu’Innafay, elle, se dévouait au père (unique ?) de sa portée. Erenwë trouvait révoltant qu’elle fasse encore des petits à son âge, mais après tout, pourquoi pas.

Quant aux autres mâles, ils copulaient entre eux, profitant de leurs visites dans les cours ældiennes en exil pour commettre quelques incartades. Lors de celle qui avait eu lieu dans sa famille à elle, lui avait brièvement raconté Innafay, Syandel et Adoniel, son second, avaient copulé avec cette catin de Tanit. Un devant, un derrière, comme chez les orcanides. Cela n’étonnait guère Eren : Tanit était une trainée, qui levait les fesses devant tous les mâles qui passaient à sa portée. Bien sûr, Eren et Arda avaient eu beaucoup d’amants, elles aussi : mais elles les avaient possédés, prenant souvent leur panache comme trophée, et jamais elles n’avaient servi de récompense, de jouet ou de pari à deux mâles en goguette comme de vulgaires proies. Tous ceux qui s’étaient moqués d’elles ou s’étaient montrés dédaigneux l’avaient payé chèrement : le plus impardonnable d’entre eux, Tínin, pouvait en témoigner.

Erenwë, en apprenant que les clowns avaient croisé sa famille, avait failli leur demander de rebrousser chemin et d’essayer de les contacter. Mais elle s’était retenue, mobilisant sa fierté pour se museler. Après tout, cette famille-là les avait rejetées, elle et sa soeur. Toutes les deux étaient seules au monde, désormais. Comme Lethë. Seule comptait leur mère : c’était elle qu’il fallait convaincre les clowns de rallier.

Mais ils ne semblait pas très chauds pour le faire.

— Sil-wen Lurín Daemana ? avait murmuré Innafay avec une moue bizarre. Tu ignores où elle se trouve. Ne vaudrait-il pas mieux tenter de retrouver ton père, Ar-waën Elaig Silivren ?

Cela avait énervé Eren qu’Innafay se réfère à son père comme le chef incontesté de leur tribu. Mais c’était malheureusement vrai. Il avait refusé d’obéir à leur mère, et l’avait exilée après la naissance de sa nouvelle portée. Erenwë trouvait normal que son père ait une deuxième femelle – après tout, elle avait toujours connu Rika – mais elle trouvait également normal que leur mère commande et reste avec eux. Or, cela, leur père l’avait également contesté.

— On rêve ? Au lieu de ne rien faire, aide-nous à répéter, ou bien occupe-toi des petits. La pauvre Yriel ne sait plus où donner de la tête.

Erenwë leva ses yeux rougeoyants sur l’auteur de ces paroles impudentes. C’était Elshyn, évidemment. Son corps tonique et musclé moulé dans un vieux costume à damiers, son infâme masque relevé sur ses cheveux trempés, le jeune clown la fixait d’un air condescendant, les mains sur les hanches. Comme Eren ne réagissait pas, il lui jeta le volume de La Sældarín. Elle échoua à le rattraper, et il retomba sur ses genoux.

— Allez, bouge-toi. On n’aime pas les tire au flanc, ici. Tout le monde participe, même si ce n’est que provisoire.

Erenwë retint une malédiction au fond de sa gorge. Elle fut obligée de le suivre jusqu’à la scène en maugréant, trainant des pieds, le livre à la main. Elle espérait vivement qu’on ne lui refilerait pas les petits : ils étaient toujours hirsutes et morveux, des traces de viande ou de lait mal essuyées autour de la bouche.

— Eren a accepté de nous aider à répéter, annonça Elshyn en indiquant à la jeune ældienne un endroit sur la scène. On pourrait en profiter pour revoir la partie finale de La Danse du Calice, avec Eren à la place de l’Étranger.

Surpris de voir la susnommée parmi eux, Innafay et Syandel se retournèrent. Puis le charismatique chef de troupe regarda son petit frère, les sourcils froncés.

— Tu ne peux pas demander à quelqu’un, surtout non-filidh, de tenir ce rôle, Elshyn, le réprimanda-t-il. Il n’y a que l’Aonaran qui peut le faire, tu le sais.

— J’ai dit qu’elle allait se tenir à sa place, pas le jouer, précisa l’impudent cadet. Et comme sa peau a presque la même couleur que le masque de l’Aonaran...

Eren lui jeta un regard noir. Elle hésita à lui mettre un coup de griffe, mais la réaction de Sylandri lui coupa l’herbe sous le pied.

— Retire immédiatement ce que tu viens de dire, fit le meneur en venant se placer devant son frère. Si Eren veut nous aider à nous répéter, elle le peut, mais pas sur cette pièce-là, en jouant ce rôle-là !

Eren releva la tête.

— J’ai pas peur de ce rôle, moi, les informa-t-elle en s’avançant. Je préfère encore ça que surveiller les enfants. De toute façon, je ne crois pas à vos clowneries. Je me tiendrai là, si ça peut vous faire plaisir, et à condition qu’on me laisse rendre visite à ma sœur et à Roggbrudakh ensuite.

Syandel s’avança vers elle. Il portait encore son abominable masque de bouffon, celui qui représentait l’Amadán. Eren le trouvait si laid que, lorsqu’il vint se planter devant elle, elle fut obligée de baisser la tête.

— Tu ne sais pas ce que tu dis. En tant que chef de cette troupe, je ne peux pas te laisser le faire. Tu joueras le rôle de Narda, pendant qu’Yriel ira se reposer. Elle est enceinte, elle a besoin d’y aller doucement.

Évidemment. Eren lui jeta un regard discret : elle ne venait pas d’avoir une portée, celle-là ? En même temps, trois femelles pour six mâles...

— J’espère que vous n’attendez pas de moi que je me déguise en bouffonne comme vous, répliqua Eren d’une voix prudente. Car c’est hors de question. Jamais je ne porterai ces costumes criards et moulants, ou l’un de ces horribles masques, et encore moins ces perruques laides comme tout. Plutôt mourir !

Loin de les vexer, sa diatribe provoqua quelques discrets mais inquiétants rires. Sous les masques qu’ils portaient, tout prenait une tournure inquiétante, songea Eren.

— Tu n’es pas une filidh, donc tu ne porteras ni masque, ni costume, ni perruque. Mais tu peux au moins te tenir aux endroits que je t’indiquerai et te déplacer comme tel, ou est-ce que c’est trop te demander ?

Eren comprit que Syandel avait cessé de plaisanter. Les clowns les avaient aidées, elle et sa sœur, mais elle ne se sentait pas tirée d’affaire pour autant.

À la première occasion, décida-t-elle, il faudra s’échapper.

C’est ce qu’elle allait dire à sa sœur et à Roggbrudakh tout à l’heure, lorsque les clowns auraient fini de jouer avec elle.

Yriel, la soi-disant femme enceinte, quitta la scène pour aller récupérer les marmots qui s’étaient déjà éparpillés en dehors de la pièce. Eren la regarda sauter lestement de la scène à la salle, ses pieds nus effleurant à peine le sol dallé, alors qu’elle courait, sa longue natte se balançant sur ses fesses étroites et musclées. Avec son corps compact et cet air mystérieux, félin et féral qu’avaient tous les filidh, Eren la trouvait bien plus belle que Tanit. Or, Syandel n’avait pas hésité à coucher avec cette dernière.

Saleté de mâle, songea Eren en reportant son regard aigu non pas sur Syandel – dont elle se fichait comme une guigne – mais sur son frère, ce jeune coq d’Elshyn.

Ce dernier lui rendit son regard. Il secoua la tête en la regardant d’un air sévère, puis rabattit son masque sur son visage. Malheureusement pour Eren, il jouait le rôle du jeune Anwë, l’amant de Narda. Ce dernier étant supposé être d'une extrême beauté, avec des cheveux clairs et un visage de prince, il était normal qu’il soit joué par le plus joli mâle de la troupe. Sauf que le mâle en question portait un masque d’une laideur frustre, et un costume que jamais le roi des dieux n’aurait accepté de porter.

La scène qu’ils répétaient précédait la dispute fatidique entre Lethë, la seconde femelle de Anwë, avec ce dernier. Pour l’instant, Narda et Anwë badinaient dans la forêt, ce dernier virevoltant autour d’elle pour lui conter fleurette. Lorsque le déplaisant Elshyn déboula devant elle et la prit par la taille, Eren se raidit. Dure et compacte comme un bout de bois, elle fit rater à son cavalier une figure acrobatique, qu’apparemment il effectuait sans problème d’habitude.

— Recommence ! lui ordonna son frère, qui se tenait debout, les bras croisés, en bas de la scène.

Elshyn revint se placer près d’elle.

— Essaie de coopérer, l’entendit-elle siffler derrière le rictus de son masque. Si on réussit cette scène, je t’emmène voir ta sœur.

Eren se laissa faire. La sensation des longs doigts du jeune clown sur sa taille lui déplut, et plus encore lorsqu’elle se retrouva manipulée comme un objet, saisie et brandie comme un trophée. Mais ayant vu Yriel répéter cette scène avant, elle l’imita et s’étira gracieusement entre les mains d’Elshyn lorsqu’il la souleva au-dessus de lui.

Un clappement sec de la part de Syandel mit fin à l’acrobatie. Eren fut redescendue le long du corps d’Elshyn. Elle le frotta au passage, ses doigts encore serrés forts sur le bras du jeune ældien. Elle lui jeta un regard bref, surprise de la force et de la dureté des muscles qu’elle avait sentis sous ses doigts.

Un adversaire qu’il faudra éliminer par la ruse et le pouvoir de la Reine Araignée, le jour venu, décida-t-elle en remettant ses vêtements en ordre.

Elshyn avait de nouveau retiré son masque. Son odeur de mâle ayant transpiré, et la vue de ses cheveux collés à son front dérangèrent Eren, qui s’écarta d’un pas. Mais ce fut pour venir heurter la haute silhouette de Syandel, qui avait retiré son masque et lui souriait de son véritable visage, loin d’être laid.

— C’était très bien, Eren, la félicita-t-elle. Tu as la danse dans le sang : ça se voit !

Erenwë marmonna, surprise et embarrassée. C’était la première fois que quelqu’un d'autre que sa sœur lui faisait un compliment. Elle aurait voulu répondre par une pique bien placée, mais rien ne lui arriva aux lèvres. Comme Innafay quelques jours plus tôt, Syandel l’avait habilement désamorcée.

La jeune ældienne se tourna donc vers Elshyn. Mais ce dernier l’ignorait, occupé à ramasser ses affaires, une étoffe de lin autour du cou.

— C’est fini pour aujourd’hui, annonça Syandel. Mettez-vous en cercle sur scène pour la méditation finale. Toi aussi, Eren !

Malgré elle, Eren fut obligée de prendre part à ce rituel filidh. Toute la troupe, même Yriel qui était revenue, s’assit en tailleur sur la scène, formant un grand cercle. Syandel forma de ses longs doigts quelques passes ésotériques, qui furent imitées par tout le monde les yeux fermés et tant bien que mal par Eren. Puis tous les danseurs levèrent leurs mains jointes au-dessus de leur front et s’allongèrent par terre, face contre le sol. Puis tous se remercièrent mutuellement. Eren ne savait pas de quoi, mais elle reçut les remerciements de tout le monde, comme les autres.

La jeune fille s’attendait à ce que les clowns partent tous remettre leurs masques dans le sanctuaire de l'Amadán qui se trouvait à côté, cette fameuse salle au sol en damier dans laquelle elle s’était réfugiée le premier jour. Mais tout le monde s’éparpilla sans plus de cérémonie, laissant son masque trainer sur une console, sur un sofa, par terre, ou même être mordillé par un marmot. Syandel saisit deux de ses petits dans les bras – la deuxième portée était la sienne, visiblement – et quitta la pièce comme les autres. Eren se retrouva seule sur scène, ne sachant que faire.

— Ne reste pas plantée là toute seule, lui lança Elshyn avant de passer la porte. On dirait l’Aonaran ! Viens, je vais te conduire à ta sœur.

Eren sauta en bas de la scène et suivit le jeune ældien.

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