Sombre idiot de clown : II

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— Arda ! hurla-t-elle en voyant sa sœur chérie, l’être qu’elle aimait le plus au monde, saine et sauve dans un grand lit.

— Eren ! clama sa sœur en retour.

Les deux ældiennes se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, se frottant la joue, les épaules, et s’échangeant maints baisers et caresses.

— Tu vas bien ? la pressa Arda. Où sommes-nous ?

Du coin de l’œil, Eren jeta un regard à Elshyn, qui s’était adossé, les bras croisés, dans l’encadrement de la porte, et faisait semblant de ne pas les regarder.

— Nous sommes surveillées, précisa Eren à sa sœur en dialecte khari. Ce mâle-là en particulier… Il est sournois. C’est le frère du chef des clowns.

Arda leva l’un de ses délicats sourcils.

— Le chef des clowns ?

Eren la regarda. Sa sœur avait l’air très affaiblie. Sa captivité avait été très dure, et elle avait souffert de malnutrition. Par-dessus le marché, c’était elle qui avait subi les effets du somnifère de Roggbrudakh : cela avait sans doute été le coup de grâce pour son organisme fatigué.

Émue, Eren caressa le visage de sa sœur, remettant en place ses longues tresses blanches. Ardamirë avait toujours été coquette et féminine, gardant ses cheveux longs et libres, contrairement à Eren qui les avait plus courts et toujours attachés. Sa bouche pulpeuse avait pris une teinte violacée, et elle fixait sa sœur d’un regard rêveur, ses beaux yeux aux longs cils légèrement baissés.

— Ne t’en fais pas, Arda, la rassura-t-elle en remontant le drap sur sa chemise entrouverte. Repose-toi. Je veille sur toi, comme chez les orcanides.

Arda sourit faiblement.

— La prochaine fois, c’est moi qui veillerai sur toi, ma sœur, lui dit-elle en posant la longue main fine sur son avant-bras.

Eren se blottit contre le corps mince de sa jumelle. Qu’est-ce qu’elle avait d’autre au monde, à présent ? Si sa sœur mourait, alors, elle n’aurait plus qu’à se tuer.

La jeune ældienne sentit la présence – et surtout l’odeur – d’Elshyn, venu silencieusement se positionner sur le bord du lit. Eren avait perdu la notion du temps. Depuis combien de temps était-elle là, couchée sur le lit d’Arda ?

— Elle dort, murmura le jeune ældien en posant sa main sur l’épaule d’Eren. Il faut la laisser, maintenant. Viens. Je t’emmène à Roggbrudakh.

Eren jeta un œil contrarié sur les longs doigts du jeune mâle. De quel droit se permettait-il de la toucher, encore ?

Mais elle se leva sans un mot et le suivit. Elshyn en profita pour remonter la couverture à nouveau, et poser sa sale main sur le front d’Arda. Puis, après avoir contrôlé la présence d’un réservoir d’eau sur la console près du lit, il poussa Eren hors de la pièce, sortant sur ses talons.

— Elle a fait une réaction très violente au fer de sa cage, lui confirma Elshyn en refermant la porte. Les orcanides utilisent souvent ce matériau pour garder captives des femelles ædhil, car ils savent que beaucoup d’entre nous y sont allergiques.

Eren le regarda, impitoyable.

— Pourquoi que des femelles ædhil ? s’enquit-elle d’une voix dure, prête à la polémique. Pourquoi pas des mâles ædhil, vous êtes immunisés, peut-être ?

Elshyn secoua la tête, surpris.

— Non, mais tu sais bien que les orcanides enlèvent en priorité des femelles, pour les féconder… C’est la réalité, malheureusement.

Eren lui jeta un regard vipérin.

— Je suis sûre qu’ils enlèvent également des mâles, répliqua-t-elle. On peut faire dun-dun aux mâles, aussi. Et c’est ce que les orcanides préfèrent par-dessus tout !

Habituellement, les mâles galants se bouchaient les oreilles à l’évocation d’un mot comme dun-dun, pour montrer aux dames qu’ils n’avaient entendu ou vu aucune évocation de nature sexuelle en leur présence. Mais celui-là, Elshyn, ne fit rien de tel. Il se fichait des conventions.

— Non, insista-t-il, entêté. Les orcanides ne font dun-dun qu’aux femelles ædhil. Ils tuent les mâles et ne les prennent jamais prisonniers : c’est trop de risque pour eux.

De nouveau, Eren le regarda.

C’est trop de risque pour eux, le singea-t-elle d’une voix volontairement bête. Non mais tu t’entends ? Et les Sœurs du Rouge, alors ? Tu crois peut-être que c’est sans risque d’avoir une gladiatrice d’Arawn ou une consacrée au dieu de la guerre dans un vaisseau, pour un orcanide ? Et puis, tu n’as pas honte de dire un mot comme dun-dun devant moi ?

— Non, sourit Elshyn, nullement déstabilisé. C’est toi qui l’a prononcé la première. Quant aux consacrées… Elles se suicident, lorsqu’elles sentent que le vent de la bataille tourne en faveur des orcanides. Pour ne pas être prises vivantes, justement. Je le sais : ma mère était une Sœur du Rouge.

— Je le sais aussi, grogna Eren, furieuse contre ce mâle qui bataillait sans vergogne pour ne pas lui laisser le dernier mot. Moi, c’est ma grand-mère qui en était une, et elle s’est faite sauter avec une grenade prismatique pendant une attaque orcanide, justement ! Mais c’était pour pouvoir en tuer un maximum.

Elshyn lui porta un intérêt renouvelé.

— Ta grand-mère était une consacrée ? C’est pour cela que tu parles le dorśari ? demanda-t-il d’un ton à peine un peu plus doux.

— Mes deux parents sont dorśari, idiot, répliqua Eren, peu encline à déposer les armes. T’as vu la couleur de ma peau ? Et t’as déjà vu un ylfe noir dans une cour de lumière ?

Elshyn sourit.

— Non... Mais ça aurait pu. Regarde Ar-waën Elaig Silivren…

— Qui est un dorśari, à la base, lui apprit Eren. Tu parles de mon père, là ! N’essaie pas de me faire croire que tu ne le savais pas. Tout le monde le sait, sur ce foutu vaisseau ! Innafay m’a fait raconter toute ma vie, et je sais très bien qu’elle vous a tout répété.

— C’est vrai, admit Elshyn, un nouveau sourire éclairant son beau visage. Tiens, on arrive chez Roggbrudakh. Là je suis désolé, mais je vais devoir entrer avec toi.

Eren grogna une réponse imperceptible, alors qu’Elshyn, toujours aussi fat, la poussait pour passer devant. Son sang avait été plaisamment échauffé par cette joute verbale, et c’est avec une légère frustration qu’elle arriva à la porte de la cellule de Roggbrudakh. Il lui fallait quelque chose – ou quelqu’un – pour passer ses nerfs. Et Elshyn, particulièrement combattif, lui semblait être la victime toute désignée.

— Roggbrudakh ! appela Eren en entrant dans la cellule où l’orcanide était assis, désoeuvré, sur un bord de couchette. À sa vue, le visage patibulaire de l’orc s’éclaira.

— Eren ! fit-il en se levant. Toi, bien ? Arda bien aussi ?

Eren constata qu’Elshyn n’appréciait guère cette amitié orcanide. La majorité des ædhil haïssait les orcanides, si ce n’est la totalité. Le jeune clown ne faisait pas exception à cette règle.

L’orc blanc se leva, dépliant son imposante silhouette. Lorsqu’il fit mine de se diriger vers Eren, le jeune coq ældien s’interposa.

— Reste où tu es, ordonna-t-il, menaçant. Ne me force pas à intervenir.

Roggbrudakh jeta un regard mauvais au svelte ædhel, qui, selon Eren, faisait preuve de beaucoup d’ambition.

— Roggbrudakh ami Eren. Ylfe pas ami !

— Laisse-le, fit Eren en repassant devant Elshyn. Roggbrudakh ! Tu vas bien ? Les clowns ne te traitent pas trop mal ? Ils ne t’ont pas maltraité, au moins ?

Eren s’approcha de Roggbrudakh pour échanger avec lui le même type d’embrassade qu’elle avait eu avec sa sœur. Elle savait que cela allait choquer le clown, ce qui la réjouissait.

L’orcanide lui tapota le dos, heureux de cette soudaine montée en grade.

— Clowns pas maltraité Roggbrudakh, répondit-il. Bonne nourriture. Mais Roggbrudakh s’inquiéter pour Arda et Eren.

— On t’a dit mille fois qu’elles étaient en sécurité, gronda Elshyn, canines apparentes.

Roggbrudakh tourna son regard pâle vers le jeune clown. Eren se fit la réflexion qu’à ce moment-là, il avait l’air particulièrement menaçant.

— Toi mal intentionné. Roggbrudakh le sent ! Pas pouvoir mentir à Roggbrudakh.

Elshyn plissa les yeux.

— Mal intentionné ? C’est-à-dire ?

L’orcanide releva le menton, un petit sourire sur son visage cruel.

— Toi savoir. Toi savoir !

Eren constata qu’Elshyn avait perdu de son flegme moqueur. Il semblait furieux. Sentant qu’il allait se jeter sur l’orcanide – et se faire sérieusement blesser – Eren le poussa dehors.

— Tu ne veux pas nous attendre là ? susurra-t-elle d’une petite voix sucrée, la main sur la poitrine d’Elshyn.

Surpris du changement de ton d’Eren, le jeune ældien en perdit son latin.

— Mais…

— J’en ai pour cinq minutes. Reste là, pour voir s’il n’arrive rien, fit-elle avant de retourner dans la cellule.

— Roggbrudakh, demanda-t-elle rapidement, est-ce que tu parles le dorśari ?

— Oui, acquiesça ce dernier. Roggbrudakh esclave sombre seigneur de Dorśa, pendant jeunes années.

— Très bien. Désormais, nous ne communiquerons plus que dans cette langue.

L’orc blanc en parut ravi. De fait, il parlait dorśari couramment, cent fois mieux que l’ældarin, et tout de suite, Eren trouva qu’il avait l’air moins idiot en s’exprimant normalement.

— À la première occasion, lui annonça Eren, il faudra fausser compagnie aux clowns. Dès que l’opportunité se présentera, nous nous enfuirons. Tu viens de me parler de Dorśa… J’ai l’intuition que notre mère est là-bas. Je pense qu’elle est partie lever une armée pour nous délivrer. Après tout, nous sommes des dorśari, et notre grand-mère était la sœur du roi de Dorśa, Fornost-Aran.

Roggbrudakh plissa les yeux.

— Ceux de Dorśa sont malintentionnés, dit-il. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée d’aller là-bas. Roggbrudakh connaît Dorśa, et il sait que cela ne plaira pas à Arda et Eren. Arda et Eren ne sont pas mauvaises : elles sont gentilles.

Eren se retint de soupirer. Pourquoi tout le monde se targuait-il de réfléchir à sa place ? Depuis quand Roggbrudakh avait-il des velléités de commandement ?

— On en reparlera, lui concéda-t-elle. En attendant, tiens-toi prêt. Il se peut qu’on doive quitter ce vaisseau d’un moment à l’autre : ça pourrait se décider très vite.

Elshyn s’impatientant, Eren prit congé de l’orcanide. Le jeune ældien la raccompagna en silence jusqu’à sa chambre. Arrivée devant la porte, Eren se retourna.

— Si tu veux encore te rendre utile, va me chercher un plateau de victuailles et amène-le dans ma chambre, ordonna-t-elle à Elshyn.

Le jeune ældien plissa les yeux.

— Je te signale que c’est ma chambre, au départ, lui fit-il remarquer.

— Je sais, j’ai dû faire brûler un peu de poudre d’araignée pour effacer la puissante odeur de mâle qui y régnait, persifla-t-elle. Mais Innafay avait pris soin de changer les draps.

— Tu as encore de la poudre d’araignée ? s’exclama Elshyn. Où ça ?

— Dans des endroits secrets, où un clown bien élevé ne devrait pas chercher à s’introduire, le tança Eren en cherchant à échapper à son regard inquisiteur.

Mais Elshyn l’avait déjà coincée contre la porte.

— Peut-être que je ne suis pas un clown bien élevé, railla-t-il avec un mauvais sourire.

Eren jeta un rapide coup d’oeil aux muscles secs et puissants de ses bras, dont le costume, particulièrement collant, laissait voir les moindres lignes. Elle était retenue par ces bras-là, qui, de part et d’autre, l’empêchaient de s’enfuir. Elshyn était nettement plus grand qu’elle, et nettement plus fort qu’elle, aussi : elle l’avait constaté lorsqu’il l’avait ceinturée et soulevée, dans sa tentative d’évasion. Eren déglutit et regarda son visage, brièvement, ce sourire insolent, qui dévoilait toutes ses dents, puis le glyphe filidh en forme de carreau sur son costume, au niveau de son cœur. Étudiant une manière de lui faire mal, le regard d’Eren passa de son torse développé à son bas-ventre, son petit visage se chiffonnant en constatant que ces affreux clowns poussaient l’outrecuidance et le grotesque jusqu’à porter des plaques d’armure pour protéger leurs parties. Impossible de recourir à ce coup bas, donc.

En revenant sur le visage d’Elshyn, Eren constata que le clown avait suivi la direction de son regard. Son sourire avait un peu perdu de sa superbe, mais son souffle s’était fait plus court, et elle le sentit presser son corps chaud et dur contre elle. Lâchant un glapissement d’horreur, elle se laissa tomber entre ses jambes, son dos glissant contre la porte. Puis elle profita de la surprise de l’ældien pour pousser ce dernier, entrer dans la chambre et s’y enfermer à double tour.

— Sombre idiot de clown ! lui cria-t-elle à travers la porte, son petit sac de poudre d’araignée - confisqué tout à l'heure - dûment récupéré.

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