Chapitre 2

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   Le plus grand des lanciers se mordit la lèvre. Son geste avait été trop brusque, assez pour être surpris. Ses deux accolytes lui expédièrent une oeillade aigre.

  Le capitaine s'avança d'un pas mesuré vers les mercenaires, qui resserrèrent les rangs. Livide, le visage du condottiere rivalisait de pâleur avec ses doigts, ses phalanges, blanchis d'étreindre la poignée de son épée. Il se tenait prêt à dégainer au premier péril. L'archer le comprit et mesura tout le tact des soudards.

  À distance respectable des lanciers, leur chef stoppa son avancée. Il les jaugea l'un après l'autre, l'expression calculatrice. Tous conservèrent un silence absolu.

  Le capitaine sourit. Ses traits hirsutes se tordirent.

« La proximité de la jungle et des Monts de Lierre, sans doute ? Ou alors les circonstances ? ».

  Les soudards restèrent muets. L'archer les vit raffermir leur emprise sur leurs armes. Sa prudence lui souffla de les imiter. Il agrippa une dague passée à sa ceinture.

« Que mijotez-vous ?

  L'assemblée frémit. L'interrogation, son timbre,

évoqua au jeune homme la menace d'une lame effilée comme un rasoir et plaquée contre une carotide.

« On parlait de comment vite retrouver le monstre et le tuer », risqua le lancier au crâne rasé.

  Le capitaine lui décocha un regard luisant de promesses assassines. Le soudard recula en se tassant sur lui-même.

« Je suis aussi abruti que toi ? »

  Les sourcils du condottiere dessinèrent une arabesque furieuse.

« Toi, je t'éventrerai le premier ».

Il cracha par terre.

« Vous êtes des imbéciles si vous pensiez pouvoir déguerpir en nous laissant tous derrière vous, le jeune, la deuxième escouade et moi ».

  La menace raviva la détermination des trois lanciers, qui bombèrent le torse et redressèrent les épaules. La situation dégénérait.

« Le bleu est avec nous, déclara le colosse.

— Stupide ».

  L'échange abasourdit l'archer. Les deux camps le voyaient en allié. Lui fallait-il rejoindre la mutinerie ou la combattre ? À qui sa loyauté devait-elle aller ? Sa volition lui parut disparaître. Les soudards détenaient l'avantage du nombre, pas de l'expérience ni de la magie. Le capitaine avait terrassé quatre hommes à lui seul, peu avant le début de la traque. Le jeune homme l'avait vu en mutiler deux sans les toucher. La surprise avait condamné les autres.

  Comme le second, le premier choix l'exposait à la mort. L'archer le réalisa. Une déflagration d'adrénaline l'irrigua avant de lui ravir tout contrôle. Sa dague lui parut s'animer pour jaillir hors de son fourreau. Glacial. Tel fut l'éclat que lui renvoya l'acier nu et effilé de la lame.

  La satisfaction s'empara du visage du condottiere qui dégaina à son tour. Alarmé, le balafré pivota le chef. Ses traits couturés de cicatrices se durcirent dès l'instant où ses yeux se posèrent sur l'arme du jeune homme. Un grondement sourd – suivi d'un juron – s'extirpa de sa gorge. Le soudard rajusta son casque sur sa tête. Puis il acheva de se retourner pour faire face à l'archer.

  Le poing gauche pressé contre la poitrine, le capitaine pointa les lanciers de son épée dans l'espoir de les intimider.

« Voilà. Obéissez ».

  Le plus trapu des mercenaires brandit sa lance et se prépara à charger. La main de son gigantesque acolyte se referma sur son épaule. La sérénité avec laquelle le colosse s'adressa au capitaine désarma le jeune homme.

« Le profit t'aveugle.

— Et vous la peur.

— Les armes, le fer, l'affrontement. Ils ne résoudront rien.

— Vous êtes des rats.

— Tu ramollis, capitaine. »

  L'intervention du balafré lui rapporta le regard furibond du mastodonte.

  Le condottiere émit un sourire bestial. Son poing se resserra sur sa poitrine. À leur tour, les phalanges de sa main gauche devinrent laiteuses. Le jeune homme sut ce qu'il tramait.

« Nous pouvons encore tous en réchapper.

— Begs, Knenth, Fanarakia, Ologan et Driziam le traquent toujours dans la jungle.

— Nous n'aurons pas pu les suivre.

— Vous êtes encore plus stupides que je ne le pensais.

— On se perd souvent dans la jungle. Et vite.

— Vous ne les abandonnerez pas. Aucun d'entre vous. »

  Les tremblements colonisèrent son poing fermé. Le mercenaire au crâne rasé tressaillit. Ses jambes s'ébranlèrent de terreur.

« Pas en restant vivants, tout du moins.

— Ils sont déjà tous morts, s'emporta le lancier à la moustache. Massacrés et écorchés à cause de toi ! »

  Le condottiere abaissa la pointe de son épée en fronçant les sourcils. Ses doigts se détendirent faiblement.

« Connerie. Ils sont entraînés et expérimentés.

— Le monstre s'en fout !

— Trois d'entre nous ont déjà été liquidés, commenta le balafré sans détacher son regard de l'archer. Les autres ont pu se faire avoir à leur tour.

— Capitaine, intervint le colosse. Continuer la traque est trop risqué et tu le sais.

— Sans mission, pas de paie.

— Au diable, la paie ! »

  Le mastodonte acquiesça.

« Vivants, déclara-t-il avec flegme, nous pourrons être employés ailleurs.

— Qui emploierait des traîtres doublés de déserteurs ?

— Ça, personne ne le saura. »

  Le capitaine étouffa un rictus menaçant.

« Tu m'ôtes les mots de la bouche. Aucun d'entre vous ne survivra à sa désertion.

— Tu ne nous tueras pas, assura le colosse, placide.

— Vraiment ? Je me porte garant d'une exécution atroce. »

  D'un geste vif, le condottiere se mit en garde. Il brandit le poing gauche droit devant lui, puis pointa l'index, le majeur et le pouce sur les trois soudards dans un claquement de langue.

  Le plus trapu des lanciers siffla d'effroi. Il leva son bouclier d'un bras défaillant. Le colosse se raidit. L'hostilité du capitaine brisa son impassibilité avant de le faire bégayer.

« Mais.. Tu.. Regarde le vieux. »

  L'intéressé gisait toujours par terre non loin d'eux, son cadavre désormais exsangue.

« Il a été massacré et il était le plus aguerri d'entre nous. La chose a joué avec lui comme un chat avec un rongeur : sans qu'il ne riposte une fois. Son expérience ne l'a pas aidé. »

  Le balafré signala son assentiment d'un borborygme.

« Que savons-nous du monstre ? poursuivit le mastodonte. Les informations que nous ont donnés les nobles valent autant que ce que les paysans nous ont appris : rien. Tu ne peux pas dire le contraire. »

  L'épée levée et les doigts tendus devant lui, le capitaine demeura immobile et silencieux. Son mutisme restaura l'assurance du colosse qui développa sa pensée.

« Affronter un adversaire inconnu ici, c'est un suicide collectif. Tu veux le surprendre ? Regarde ce qui reste du vieux. Il a pu essayer, mais la chose y est arrivée avant qu'il ne réussisse. Nous sommes à cinq contre un. Même si nous restons discrets, le monstre nous entendra toujours mieux que nous pourrons le faire. La surprise ne peut qu'être de son côté.

— Il n'a pas non plus à se coordonner pour agir et réagir, renchérit le balafré en gardant le bouclier levé. Donc plus vif. »

  Son gigantesque acolyte hocha le chef.

« Nous restons à cinq contre un, insista le condottiere. Notre proie ne peut surprendre un groupe entier et l'abattre comme elle l'a fait avec Azdlesti.

— La supériorité numérique, pas vrai ? ironisa le mercenaire casqué. Tu vois clair, capitaine ? »

  L'intéressé s'empourpra. À nouveau, il parut se préparer à bondir. Le colosse fusilla le balafré du regard avant de se hâter d'intervenir.

« En temps normal, concéda-t-il, le nombre aurait été un avantage décisif. Mais il va devenir un handicap avec la jungle. Et le monstre nous y conduit de plus en plus profondément. »

  La respiration de l'archer s'accéléra. Lui aussi s'était aperçu qu'ils n'avaient cessé de gagner en latitude et de se rapprocher du cœur des Monts de Lierre.

« Les arbres, les lianes, les buissons, la mousse, le sol boueux. Tout ça nous empêchera de rester groupés. Le monstre nous distancera sans peine. Nous ne pourrons le pister. Et la végétation le dissimulera jusqu'au dernier moment si lui prend l'envie de nous tendre une embuscade. »

  Le timbre du mastodonte gagna en gravité.

« L'abattre est impossible.

— L'abattre ? répéta le condottiere en plissant les yeux. Qui vous parle de l'anéantir ? »

  L'archer sentit la perplexité envahir le colosse dont elle mina la répartie. Il observa les deux autres soudards. L'un et l'autre lui parurent tout aussi déstabilisés.

  Le capitaine conserva une arrogance glaciale.

« Les pécores qui nous ont renseigné seraient pour vous des compagnons idéals. Vous êtes trop lents et cons pour avoir compris quelque chose. Envisager de tous vous sacrifier pour finir cette mission ? Je ne suis pas stupide, ni cupide. Dérangé ? Je le suis encore moins. Par contre, je tiens à mon gagne-pain. Ou plutôt à ce qu'il reste capable de m'assurer des revenus. Mais il est rassurant que vous le pensiez. J'ai encore de beaux et longs jours devant moi. »

  Il s'interrompit, les dévisagea à tour de rôle. Ses yeux restèrent chargés d'éclairs. L'agressivité de sa posture diminua lorsque ses muscles se détendirent.

« Je ne souhaite pas traquer ce monstre à mort non plus.

— Alors, rebroussons chemin.

— Hors de question. Pas tant que nous n'aurons pas rejoint les autres.

— Mais ils sont morts, martela le lancier au crâne rasé, exaspéré.

— Ferme-là.

— Plus tôt tu te feras à l'idée, avertit le balafré, mieux ce sera pour toi, capitaine.

— Silence », le coupa sèchement le colosse.

  Ses deux acolytes le gratifièrent d'un regard inquisiteur.

« Que veux-tu faire ?

— Rassembler la compagnie avant d'empocher la récompense qui nous est déjà due.

— Donc éliminer le démon. »

  Le mépris avec lequel expira le condottiere fit se dilater ses narines.

« Non.

— Alors quoi ? Dis-le vite. Il nous surveille peut-être depuis le couvert des frondaisons.

— Je veux le pousser suffisamment loin dans la jungle pour qu'il y reste le temps que nous rejoignions les nobles et qu'ils paient. À cinq, nous sommes vulnérables. Rattraper les autres et faire jonction avec eux fera de nous un trop gros morceau pour ce monstre. »

  Il se tut. Le mastodonte pivota la tête sur sa droite. Le balafré l'imita en se penchant vers la gauche.

  Les trois mercenaires se consultèrent d'un coup d'œil éclair.

« Garde ton plan, déclara le soudard dévoré par la calvitie.

— Il n'y a aucun autre choix possible.

— Nous sommes séparés de la deuxième escouade depuis trop longtemps, se justifia le colosse. La rechercher dans la jungle nous mettra à la merci de cette chose. Nous ne te suivrons pas.

— Alors je vous y forcerai.

— Nous verrons », rétorqua le balafré.

  L'archer le vit lever sa lance pour la pointer dans sa direction. La peur lui broya la poitrine et les entrailles. Il esquissa un pas en retrait. L'affrontement éclatait.

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