Chapitre 3

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Le mastodonte et le moustachu s’élancèrent, lance brandie. En face, le capitaine se prépara au choc d'un moulinet d'épée.

L’archer cligna des yeux. Le balafré marchait aussi dans sa direction. Ses propres jambes tentèrent de l'emporter en l'arrière. Une dague contre un reître plus équipé et expérimenté que lui ? Son instinct de survie le dissuada de se pincer. Le jeune homme scruta son adversaire avec l'espoir d'y détecter une faille. Rien. Juste un visage au treillis de cicatrices implacables. Le soldat se raidit. Il recula encore.

L'épée brandie à hauteur d'épaule, le condottiere releva sa main libre. Il pointa des doigts ses deux agresseurs qui s'éloignèrent d'un saut l'un de l'autre. Une tactique d'encerclement. Il comprit. Sa main s'affaissa puis heurta son flanc. Il bondit en retrait afin de garder ses opposants dans son champ de vision, toutefois le mercenaire au crâne rasé fut trop rapide et s'en échappa.

Ses subordonnés l'avaient pris en étau. D'emblée, celui-ci se resserra.

L'agacement du capitaine ne dispersa pas son sang-froid. Il observa le colosse et le moustachu à tour de rôle d'un œil calculateur. Tous deux se rapprochaient de lui avec la prudence de chasseurs confrontés à un prédateur acculé.

L'archer se mordit la lèvre. Le balafré n'était plus qu'à trois mètres. Le jeune homme adopta une garde grossière pour l'accueillir. Un froncement de sourcils traversa le visage tailladé de son agresseur. Il se préparait à l'éventrer.

Le condottiere inspira à fond. Il plissa les yeux. Ses doigts jaillirent pour désigner le mastodonte qui se figea. Les environs s'électrisèrent. Le moustachu se jeta pour le pourfendre à temps. Cependant son supérieur prononçait déjà les premières syllabes d'un sortilège. Le colosse se réfugia derrière son bouclier. Espoir illusoire. La magie allait le déchiqueter quand même.

Un fracas tonitruant éclata dans la jungle, couvrant les ultimes voyelles du maléfice qui moururent dans la gorge du capitaine.

À l'unisson, la jungle gémit. Un silence suffocant se répandit parmi ses occupants comme un venin. L'aval. Les cieux s'y noircirent d'oiseaux qui s'enfuirent à tire-d'aile, décollant des troncs qui vacillaient par dizaines pour s'effondrer sur leurs congénères. Une chape de plomb s'y abattit avant de s'étendre au secteur tout entier.

Longtemps, la forêt resta médusée. Le spectre de la détonation plana pendant ce qui parut une éternité. Puis l'animation revint doucement. Quelques minutes encore, et elle avait retrouvé son intensité habituelle.

L'archer crut ses entrailles liquéfiées, le fracas et son souvenir l’emplissant encore tout entier. Devant lui, les soudards comme le capitaine demeuraient foudroyés. L'onde semblait les avoir changés en groupe statuaire. Plusieurs minutes d'efforts leur permirent néanmoins de s'extraire de leur gangue de stupeur.

« Tremblement de terre ? » lança le plus trapu des mercenaires d'un ton tout aussi chevrotant.

Le fer de sa lance était suspendu à moins d'un pied des omoplates du condottiere.

Son intervention n'en suscita aucune. À la place, une nouvelle détonation se chargea de lui répondre en s'élevant depuis l'aval. Vingt arbres s'abattirent encore.

« Ça vient de là où nous nous sommes séparés des autres », remarqua le soudard rongé par la calvitie.

Sa voix était blanche. Toutefois il continua de brandir sa pertuisane. L'archer estima plus prudent d'augmenter la distance qui le séparait de sa pointe. Roides, ses jambes lui parurent de bois lorsqu'il recula. Son adversaire ne le notifia pas, trop occupé à tendre l'oreille en direction du secteur qu'ils avaient traversés.

Une moue alarmée se peignit soudain sur son visage.

« Je crois qu'on se bat là-bas ».

Un troisième fracas – plus proche et puissant – les fit tous tressaillir. Les arbres et leurs occupants les imitèrent. L'humus de la forêt reçut une vingtaine de troncs supplémentaires.

Les cinq retinrent souffle et pensées dans l'attente d'une réplique. Deux minutes s'écoulèrent, interminables. Jamais elle ne survînt. Tous reportèrent leur attention les uns sur les autres. Aucun n'eut le temps de se mouvoir. Leurs sangs se glacèrent quand des cris stridents déchirèrent les airs.

Les mercenaires ne bougèrent plus le moindre cheveu. Vers l'aval, les hurlements redoublèrent. Leurs nuques se hérissèrent. On souffrait, agonisait, mourrait. Le jeune homme sentit l'effroi lui larder l'âme et les entrailles. Ses doigts blanchirent sur le manche de sa dague. Les éclats de voix étaient humains. Il voulut s'en protéger en se plaquant les mains sur les oreilles. Impossible. Ses muscles étaient prisonniers d'une camisole de terreur.

Les cris s'éteignirent. La troupe demeura foudroyée, les traits de chacun de ses membres figés dans une expression d'horreur. Autour d'elle, la jungle recouvra son effervescence naturelle avec une vitesse qui lui parut irréelle.

Le colosse revînt à lui.

« La deuxième escouade. Ils ont dû avoir la même idée que nous.

— Si c'est vrai, déclara le balafré après un moment, ils sont morts. »

Le moustachu se racla la gorge. Il balbutia quelque chose d'incompréhensible en guise d'intervention. Les accents implorants de sa voix indiquèrent qu'il se trouvait au bord de la crise de nerfs.

Le colosse interpella son supérieur. Tout flegme avait abandonné sa voix comme son visage.

« On ne continue pas, point barre ! C'est ta dernière chance. »

L'intéressé l'entendit à peine, absorbé dans une transe intense dont témoignait sa posture vulnérable. Affaissés le long de son corps au mépris de tout danger, ses bras donnaient l'impression d'avoir oublié l'imminence de l'affrontement.

Le capitaine se tînt longuement ainsi, immobile. Derrière lui, la pertuisane du moustachu paraissait hésiter à lui transpercer les omoplates.

Le condottiere cilla avant de se ranimer dans un sursaut. Un geste fulgurant plus tard, son index gauche désignait le plus trapu des soudards, qui battit des paupières lorsqu'il le réalisa.

« Toi. Va couper la main brûlée d'Azdlesti.

— Moi ? s'étrangla le mercenaire au crâne rasé. Pour quoi faire ? »

Le pouce et le majeur du capitaine flanquèrent son index pointé sur le lancier.

« C'est ça ou je te réduis en charpie. Obéis ».

Le moustachu grogna. Il consulta son gigantesque acolyte – qui hocha la tête – avant d'obtempérer puis de se diriger vers le cadavre du quadragénaire d'un pas lourd.

Le condottiere pivota de manière à avoir le colosse et le balafré dans son champ de vision. L'un comme l'autre affichaient une perplexité ostensible.

« On décarre.

— Pourquoi mutiler le vieux ?

— Sa main nous permettra d'obtenir la récompense. Les nobles la prendront pour celle du monstre dont ils n'ont jamais vu précisément l'apparence.

— Vraiment ?

— Je te garantis qu'ils le feront. Nous l'arrangerons s'il le faut.

— Les explosions, rappela le soudard au visage couturé de cicatrices. Elles provenaient des secteurs que nous avons traversés avant d'arriver ici. Donc, nous ne pouvons pas rebrousser chemin en utilisant les sentiers que nous avons suivis jusqu'ici. Quelle qu'elle soit, la chose qui a fait ça nous y cueillerait tous. »

La mine du capitaine s'assombrit.

« Ces sentiers faisaient un détour pour rester sur la ligne de crête. Nous allons couper par l'Est. Nous éviterons les bois ravagés et les dépasserons. Plus bas, nous serons en sécurité.

— Traverser la jungle risque d'être difficile. Ou dangereux.

— Pas en restant groupés et silencieux. »

Le colosse laissa échapper une nouvelle moue dubitative.

« Tu préfères reprendre le sentier et découvrir toi-même l'origine de ce désastre ? »

Le condottiere désigna l'aval d'un ample mouvement du bras gauche. Ses épaules se détendirent et retombèrent lorsque le mastodonte dénia d'un geste du chef.

« Vous trois, vous passez devant. Le jeune suivra derrière vous. Je ferme la marche.

— Te laisser dans notre dos en pleine jungle ? ricana le balafré en grattant son crâne dégarni. Tu nous prends pour des cons ?

— Ce qui a dévasté les bois peut nous rattraper. S'il y parvient, vous serez ravi que je sois en arrière pour le recevoir. »

À contrecœur, le soudard acquiesça d'un bougonnement.

« Nous survivrons tous », lança le capitaine à la cantonade.

Ces cinq syllabes résonnèrent comme une promesse aux tympans de l'archer. Il s'empressa d'y croire, et jura que quelque chose avait commencé à investir son corps avec la régularité d'une marée montante. Fut-ce de l'espoir ? Le massacre d'Azdlesti et les récents hurlements l'en firent douter.

L'onde le gorgea d'une tiédeur qui l'apaisa. Le jeune homme l'interpréta comme le signe qu'il pouvait s'en sortir et allait y parvenir. Néanmoins, son instinct lui susurra qu'il se fourvoyait.

Il l'ignora, se remit en mouvement afin de pacifier ses pensées. Rengainer sa dague l'aida à mettre ses idées noires en déroute, ou plutôt à les tenir à distance pour le moment.

Derrière lui, le moustachu étouffa un juron écœuré quand il atteignit le cadavre du quadragénaire. L'archer le perçut clairement. À nouveau, la scène et son horreur fleurirent sur ses rétines. Il maudit ces souvenirs ensanglantés, et tenta de les rejeter en passant son carquois de son dos à sa ceinture.

Le geste se révéla impuissant. En revanche, s'emparer de son arc lui insuffla une bouffée de courage et de lucidité. Le jeune homme saisit une flèche avant de l'encocher, puis se ravisa et répéta l'opération après avoir attrapé deux projectiles supplémentaires. Trois tirs rapides. Il estima que cela suffirait à terrasser à peu près tout ce que pourrait leur opposer la jungle. La corde de son arc eut une réaction irréprochable lorsqu'il la testa.

Cela lui tira un faible sourire.

Un bruit sourd éclata dans son dos. Une pertuisane fracassant un poignet écorché. L'image déversa un relent de bile dans sa bouche en traversant ses pensées. La nausée le fit pivoter en sens inverse. L'Orient. La jungle s'y élevait, insondable.

Le colosse, le balafré et le capitaine s'observaient en chiens de faïence en lisière de la clairière. Au-delà, la forêt déployait ses profondeurs sibyllines et luxuriantes jusqu'à l'inconnu. Les jambes de l'archer l'y emportaient avant qu'il ne le réalise. Leur propriétaire en retira un soulagement qui ne le surprit pas. Se précipiter au-devant d'un affrontement potentiel lui restait plus agréable que de continuer à supporter la proximité des restes du quadragénaire.

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