Chapitre 1

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Monstrueuse. Seul ce terme collait à l'atmosphère que dégageait la scène. Le soldat qui l'étudiait mesura toute la sécheresse de sa trachée lorsqu'il déglutit pour ravaler son haut-le-cœur. Effroi, horreur, par terre. Ses pupilles dilatées y restaient braquées. Du sang, rutilant dans la clarté vespérale. Un cadavre finissait de s'en vider, à demi englouti par la végétation de cette clairière oubliée des monts de Lierre où il avait été abattu.

  Le corps avait été désarticulé, son visage écorché avec assez de violence pour éclabousser les herbes alentours de chair en lambeaux. Pourtant, le soldat avait compris qu'il ne pouvait s'agir que d'un des mercenaires de son groupe. Mieux, il savait qu'il s'agissait du quadragénaire avec lequel il avait échangé des éclats de rire, quelques heures auparavant.

  Il rajusta mécaniquement son carquois sur son épaule. Lacérés et déformés, les traits du mort laissaient imaginer une souffrance abominable. L'archer sentit se tordre ses tripes. Le souvenir de son visage hilare lui revînt en tête avec une netteté effrayante.

Le mort était étendu sur ce qui restait de son flanc, quelques débris de cotte de mailles incrustés dans le thorax. Son agresseur l'avait éventré avant de répandre ses entrailles partout par terre. Subjugué, le soldat les observa sinuer, se croiser et se chevaucher parmi les herbes. Sa nausée s'amplifia. Pourquoi un tel acharnement ? S'agissait-il d'une tentative d'intimidation macabre ? Son esprit accusait trop le choc pour qu'une telle éventualité ne l'effleure. Jamais il n'avait rencontré de telle horreur par le passé. Il était trop proche de la vingtaine pour cela, et sa formation de guérisseur s'était interrompue avant de pouvoir le préparer à une expérience de cette ampleur.

À nouveau, l'archer se sentit défaillir. Il déglutit. Cette fois-ci, une appréhension viscérale noya toute protestation de sa gorge.

Il aurait pu se trouver là, à la place du quadragénaire. Cette réalité venait de fondre sur lui. Une onde glaciale le traversa de part en part, bientôt remplacée par une chaleur suffocante. La panique attaqua la base de son crâne. Il résista, haleta. La perspective d'une mort atroce et imminente lui écrasait la poitrine. Ses pensées divaguèrent sous son épouvante. Ses yeux, en revanche, poursuivirent machinalement leurs investigations.

Les bras comme les jambes de la victime avaient été pelés avec une minutie malfaisante. Brisés, ses poignets étaient transpercés d'esquilles osseuses. Les rétines de l'archer le notèrent sans que leur propriétaire ne réagisse. Celui-ci exhumait ses rêves de reconnaissance pour tenter de s'y réfugier. Les chairs de la main gauche du mort avaient été mises à vif elles aussi. Le soldat se maudit d'avoir quitté son poste de sentinelle et de s'être porté volontaire pour cette mission. La main droite, elle, était carbonisée jusqu'au poignet. Les yeux de l'archer le consignèrent. Son esprit invoqua un à un les souvenirs de ses proches et de son entourage.

Soudain, un ordre cinglant l'arracha à sa méditation.

« Rapport. »

Le soldat sursauta. Il se détourna du corps mutilé de son acolyte. Une goutte de soulagement vînt côtoyer l'océan de son effroi. Il se redressa. Son apaisement sombra jusqu'aux tréfonds de son estomac.

Son supérieur le dévisageait dans l'espoir de déclencher sa réaction. Trois mercenaires bardés de maille l'encadraient, patientant appuyés sur leurs pertuisanes ou leurs boucliers usés. Tous partageaient la même expression lugubre, que soulignaient les contreforts luxuriants des Monts de Lierre qui s'élevaient dans leur dos.

« Beaucoup souffert et longtemps », émit l'archer pour seule réponse.

Les trois soudards échangèrent des murmures. Le capitaine étouffa un grondement de rage. Son interlocuteur juvénile tenta de comprendre sa frustration après l'avoir surprise. Cependant il échoua à saisir toute la fébrilité du condottiere, qui s'écarta de la scène pour faire les cents-pas derrière les trois lanciers. Ce qu'ils poursuivaient depuis des jours venait de lui ravir un troisième homme, le plus expérimenté de surcroît. La compagnie qu'il avait formée s'en trouvait vulnérable. Ses membres avaient-ils seulement affaire à une créature vivante et mortelle ?

Catégoriques, telles s'étaient avérées les déclarations des commanditaires de leur mission. Ceux-ci avaient dépeint leur cible comme un redoutable prédateur chassé des terres méridionales de Rür. Des locaux leur avaient ensuite fourni une toute autre description, celle d'un déséquilibré rompu à la pratique des magies ancestrales. Néanmoins l'archer rejetait la véracité de ces renseignements à présent.

Le quadragénaire avait été torturé avec une violence et une patience défiant l'entendement. Son sort tranchait avec celui des deux autres mercenaires abattus avant lui. Eux n'avaient pas subi de sévices avant leur mise à mort. Tout indiquait que les trois soudards survivants s'en étaient également aperçus.

L'archer les observa à tour de rôle. Celui de gauche collectionnait cicatrice sur cicatrice sur son visage. Il avait conservé son casque dans l'espoir de dissimuler sa calvitie. En vain. Sa silhouette semblait écrasée par le colosse qui flanquait sa droite, dont la taille, la tignasse et les yeux globuleux le distinguaient des autres. À ses côtés, le dernier des soudards arborait une moustache soigneusement assortie à son crâne rasé. Son acolyte à la carrure massive le faisait paraître encore plus trapu qu'il ne l'était vraiment.

Les trois mercenaires étaient habités d'une nervosité dont l'intensité ne put échapper au jeune homme. L'angoisse saillait de chacune des œillades qu'ils s'adressaient. Leurs mimiques qu'ils n'osaient qu'esquisser du fait de la proximité de leur chef en disaient aussi long sur leur fébrilité.

  Le balafré remarqua l'attention de l'archer. Ce dernier le vit se pétrifier, puis se ranimer pour le scruter avec inquiétude. Il battit des paupières, déstabilisé. Le mercenaire lui avait renvoyé un clin d'œil. Ses sourcils du jeune homme froncèrent avant de s'imbiber de sueur glacée. En réponse, la bouche du soudard silencieux émit un soubresaut qui alerta ses deux acolytes. À leur tour, ceux-ci pivotèrent vers l'archer puis le dévisagèrent, une impassibilité intimidante sur le visage.

Au bout de ses doigts, des démangeaisons grandissantes. Le soldat comprit qu'ils lui réclamaient son arc. Les mercenaires le toisèrent pendant un instant qui lui sembla interminable. Sa nervosité se décupla de seconde en seconde. Ils s'interrompirent soudain et, une volée d'œillades circulaires plus tard, entamèrent un conciliabule qui enflamma sa curiosité. La prudence qu'ils déployèrent pour communiquer lui parut trop artificielle pour ne trahir autre chose qu'un sinistre projet. Des picotements certifièrent ses appréhensions en colonisant sa nuque.

L'archer fixa les soudards d'un nouvel œil. Prévoyaient-ils de les abandonner à leur sort ici, le capitaine et lui, après les avoir agressés ?

  Ce danger n'avait pas fini d'envahir ses pensées quand les lanciers pivotèrent de nouveau dans sa direction. Son instinct le fit reculer d'un pas. L'appréhension s'empara des soudards. Ils jetèrent un regard derrière eux. Seuls le capitaine et ses allez-retours incessants rompaient l'oppressante placidité des alentours. Les trois mercenaires reportèrent leur attention sur l'archer.

  Le balafré lui adressa un discret hochement de tête. L'intéressé devina qu'il tentait de lui signifier quelque chose. Ses sourcils l'indiquèrent derechef. Le colosse imita son acolyte sans plus de succès. Son obstination le distingua de son camarade, car il déploya toute une panoplie de gestes et d'expressions dans l'espoir d'être compréhensible. Néanmoins la perplexité du jeune homme fut la seule à lui répondre.

  La fébrilité du mastodonte sapa sa patience. Il se plaqua une paume sur le poignet dans un claquement sonore. Le geste frappa l'archer de stupeur. Face à lui, le soudard fut une nouvelle fois persuadé d'avoir échoué à se faire comprendre. Il échangea une volée de murmures avec son voisin de droite.

  Cependant, le jeune homme venait de saisir le message. Les lanciers voulaient qu’il déserte avec eux.

« Vous êtes trop bavards ».

  La moelle de l'archer se changea en glace. Les trois mercenaires se raidirent en face de lui. Il fit volte-face. Son estomac se rétracta.

Le capitaine s’était retourné, le regard fou. Il avait tout découvert.

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