Mes ailes brûlent

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Ai-je survécu pour mourir à nouveau ?


Ou suis-je simplement un monstre pour m’être joint dans les rangs de ceux qui détruisent ce qui a bâti l’humanité depuis ses débuts ?


J’ai perdu…


Le président Augustin, un homme de taille moyenne arborant une barbe taillée quotidiennement et deux orbes verdâtres, se tient parmi ses principaux conseillers (des amis de longues dates, dit-on) s’apprêtant à donner un discours magnifiquement bien préparé avec des mots soigneusement choisis. Le silence est dérangeant, et pourtant je l’adore, il ressort en moi les sentiments enragés de mon cœur. La scène est surélevée pour donner à cet homme un sentiment de puissance puisque celui-ci est à l’origine de la destruction massive de l’Ancienne Culture. Derrière les immenses grilles électriques, chargées par la centrale qui alimente la Capitale du Renouveau, une foule nous regarde. Leurs yeux sont remplis de colère.


Quel monstre ! chuchote une voix dans le coin de ma tête.


Ne suis-je donc pas un monstre parmi les monstres ?


L’un des conseillers du dictateur m’a donné une mission particulière : brûler la dernière bibliothèque du monde. Il me fixe d’ailleurs avec un regard calculateur, il me surveille. Si je ne le fais pas, la mort m’attendra. Un autre prendra ma place. Mais ai-je peur de mourir ? Non, je n’ai jamais connu la crainte de me retrouver dans les bras de cet être. Faucheuse, tu m’attends sans aucun doute. Je te sens, tu te faufiles dans mon ombre, ta faux effleurant mon cou. L’homme (ou est-ce le déchet ?) détourne la tête, le président ouvre la bouche, un sourire faux plaqué sur son visage. Les mots sortent, ils dégoulinent de cruauté cachée et d’hypocrisie. Quel monde pourri ! Apparemment l’apocalypse n’a pas été une assez bonne leçon pour nous, humains.


« Prenez les armes et nous vous donnerons de quoi nourrir les vôtres ! »


Et pourtant, je n’ai jamais eu de proches à nourrir. Je n’ai eu que des inconnus, des personnes dont je ne me souviens ni le visage ni le nom. Je passe lors de mes patrouilles solitaires dans les quartiers, délaisse volontairement de l’argent de manière subtile (des enfants me prennent mon portefeuille tandis qu’un autre me parle pour me distraire) ; serait-ce alors un moyen de me dédouaner de ce que je fais ? J’ai été forcé de rejoindre les forces armées de ce nouveau gouvernement. Pour vivre, il faut payer le prix. Ils m’ont parlé d’un nouveau monde, d’un endroit meilleur, d’un lieu façonné pour la paix ! Ils m’ont parlé de transformer ces ruines en un royaume lénifiant ! Toutefois, les années de service ont démontré la désillusion que j’ai subi.


Je suis une bête sanguinaire.


Liquide carmin, il dégouline, il se répand en dehors des cadavres jonchant les rues. La milice de la Haute ville est passée par là. Les conséquences de mes actions me hantent. Les squelettes me fixent sans merci. Ils m’accusent. Je plaide coupable. Est-ce la bonté la cause de leurs morts ? Liquide carmin, il roule sur mes joues, sur ma peau hâve. Le silence m’entoure. Les visages familiers dansent dans mon esprit. Des hommes qui m’ont donné un salut lorsque je passais, des femmes qui souriaient discrètement sur mon passage, des enfants qui… Quelle horreur !


Monstre…


Ai-je survécu à la fin de l’Ancien Monde pour assister à un tel désastre ?


Ou suis-je juste un être répugnant ?


La Capitale du Renouveau est flamboyante. Elle est le reflet de ce Nouveau Monde, de ce nouveau Royaume, de cette Dictature. L’humain est fascinant. Terriblement fascinant. On dit, on murmure que l’Ancienne Culture serait la cause de la fin de l’Ancien Monde. Quelle connerie ! Quelle bêtise ! Putain… Néanmoins, je n’ai jamais rien fait pour contrer cette rumeur (ou plutôt cette vérité faussée du gouvernement). Par peur de mourir ? Loin de là. Parce que personne ne m’écoutera. Qui écouterait une personne comme moi qui travaille pour un tel gouvernement ?


« Tu brûleras la Dernière Bibliothèque. »

L’ordre résonne dans mon crâne.


« L’Ancienne Culture est la cause principale de notre CHUTE ! »


Je grimace, repousse les paroles, je me lève la tête vers le ciel.


Quelle belle journée pour crever !


Le réchauffement climatique, malgré toutes les bonnes actions des personnes les plus concernées pour notre planète, a été un élément dévastateur de cette chute. La guerre a été la principale cause de cette fin. J’ai survécu. Mais parfois, j’aurais aimé qu’une balle me traverse, m’arrache à la vie comme on arrache un nouveau-né à sa mère.


« Meurs avec le sourire. »


Le Général m’a placé au milieu de l’armée dans un véhicule sécurisé avec les meilleurs soldats de l’Armée Mondiale de la Suprématie d’Augustin. Je suis silencieuse, mes paupières fermées, je vagabonde dans les souvenirs forts d’un ancien monde.


Qui est ni meilleur ni pire que celui d’aujourd’hui.


Vais-je obéir ou vais-je mourir ? Ils se posent probablement cette question. Ce n’est guère rare qu’un agent désobéisse aux ordres. Des hurlements nous parviennent. La foule s’est réunie. Déjà réuni, je pense, souriant intérieurement. Être un agent double est dangereux. Si le Général le découvrait, la torture que je subirai serait certainement pire que la mort que je recevrai.


Cependant, je le sais.


Je le sais si bien. Le cortège s’arrête. Un problème est arrivé. Le Général est devant. Je respire doucement. Nous sortons. Je suis comme une condamnée m’approchant des échafauds. Je perçois les regards brûlants de haine de nos adversaires, je suis comme le Mal Incarné (le suis-je vraiment ?). Je m’avance, encadré par mes protecteurs (exécuteurs, murmure quelqu’un dans mon esprit).


Tu es répugnante, se moque une voix épicène dans mon esprit.


Il y a longtemps, j’ai…


Teint pâle, partiellement grisâtre. Orbes bleus, visage ovale, corps criant de famine. Âme cassée, libertée emprisonnée, choix aux conséquences inévitables. Passé, présent, futur. Le Temps se fige. L’Horloge sonne. Les Dieux se tournent vers le Haut. Les Parques se redressent.


Là. Là-bas. Le bâtiment se dresse. Symbole du Passé. Symbole du Présent. Une aura de Pouvoir entoure les lieux, elle dégage la Connaissance. Ses défenseurs se redressent. Ils m’affligent la pire des punitions. La Liberté hurle. La Haine brille. Mes protecteurs s’arment, ils avancent d’un pas. Je croise le regard perçant de l’un des chefs du mouvement rebelle. Là. Là-bas.


Incapable.


..Foi en l’humanité.


Et pourtant, je suis incapable…

D’exécuter cet ordre.


La balafre, m’appelle-t-on. La traître, dira-t-on dans le futur. Ô si seulement j’avais suivi l’Ombre de la Liberté dans cette thébaïde raffinée ! Pourquoi suis-je comme Luke dans Percy Jackson ? Sauver les Dieux ou les détruire ?


Bête sanguinaire, tu n’as donc aucune émotion ! crie cette femme aux cheveux blonds.

Tu es comme eux, tu ne sais pas de quoi tu parles ! hurle cet homme des rangs ennemis.

Tu ne mérites pas de vivre en ce monde ! rugit une voix inconnue dans mon crâne.


Tourmentez-moi ! Tuez-moi, bordel ! Je serre les dents, je marche vers les deux tandis que l’Armée divise la foule, la garde loin de moi. Les injures fleurissent, des jets de pierre me heurtent.


Le monde disparaît brusquement.


Mélopée du passé. Voix du futur. Piano du présent. Le soleil brasille dans un vaste et majestueux ciel bleu. Quelle belle journée pour brûler, n'est-ce pas ? Désir enivrant, temps changeant, froidure extrême. Je m’arrête en face de la dernière bibliothèque. Des caméras sont braquées sur moi. Les cris issent de la foule.


Suis-je un monstre pour avoir trahi les miens ?


« On me tuerait si on savait que je rencontrais une chienne du gouvernement ! »

Je tends un disque dur. L’homme se fige, il reconnaît le symbole. Il lève le regard. Je décèle de la surprise. Je me détourne sans un mot. Cela n’a duré qu’une minute. Je réapparais dans le coin de la rue sous l'œil d’une caméra, frottant une vieille blessure qui m’a laissé une cicatrice.


Je suis horrible. Il n’y a pas de doute là-dessus. Je suis vraiment une terrible personne. Je m’avance, pénètre les lieux comme si cela m’appartient (dans un sens, c’est la vérité). Le silence est puissant, la connaissance s’étale sur des centaines de mètres de largeur et de hauteur. Dedans, il n’y a pas d’yeux.


Dedans, on ne me voit pas.


Dehors, tout le monde attendra les coups de midi.


Je serai aux premières loges.


J’ai perdu foi en l’humanité.


Certes.


Mais survivre sur Terre est nécessaire pour découvrir toutes ses beautés cachées.


Des chaînes sont enroulées autour de mes frêles épaules.


Prisonnière de ce monde.


Empoisonnée par ce choix inexistant.


Sauver ou Détruire l’Ancienne Culture ?

Ce n’est pas un choix car je l’ai déjà fait.


On nous appellera des Traîtres. Ou des Anges Déchues. L’unité de destruction s’active dans la bibliothèque. Puis midi sonne.


L’étincelle part.

Le Président Augustin sourit. Il a achevé son objectif.

Les Défenseurs de l’Ancienne Culture hurlent, leurs espoirs anéantis.

Mes propres ailes brûlent.



La Dernière Bibliothèque de la Terre a brûlé à midi. Au même moment, une Bombe a explosé à la Haute Ville anéantissant de nombreuses vies dont celle du Président Augustin. Cet après-midi même, un communiqué a révélé que le régime a été renversé.

L’unité de Destruction, des agents de l’ancien gouvernement, est le coupable dans cette affaire. Des écrits, des lettres et un journal ont été retrouvés dans leur base par les Défenseurs de l’Ancienne Culture.

Des Traîtres, nous pourrions dire.

Des Héros Grecs, nous dirons.

La Culture est sauvée.

-D, journal du Renouveau, 2100.

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