Charmantes créatures (2/3)

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Une demi-douzaine de sous-officiers supplémentaires assuraient désormais le maintien en ordre de la cave. Le genou bandé, le soldat blessé boitait vers l'escalier sous bonne escorte. Il fallait espérer que les dommages ne soient pas irréversibles. Il n'en irait probablement pas de même pour son collègue. La fiole qu'il avait reçue au visage semblait contenir un produit corrosif. Les yeux brûlés, il ne récupérait jamais leur plein usage. Conscient de sa réalité, il rejetait la compassion de ses pairs en grognant et gesticulant des bras.

— Assurez-vous qu'il soit correctement dédommagé, exigea Rahyel en scrutant la scène.

— Évidemment, répondit Ormand.

Un ultime acquiescement et les deux hommes se tournèrent vers la gauche, vers les responsables de ce drame. Bien gardées, assises de force et les mains attachées dans le dos de sorte qu'aucun doigt ne se touche, les deux suspectes avaient été bâillonnées. Elles pleuraient en silence le cadavre de leur amie étendu devant elles. Il avait été déplacé pour pouvoir inspecter la table et ses alentours plus facilement.

— Des sorcières, vous croyez ?

Son supérieur demeura silencieux. Il observa d'un œil critique ces adolescentes, toutes vêtues de kimonos en bon état. Leurs ceintures arboraient de rares fantaisies, signe que leurs finances permettaient ce genre de petit luxe. À première vue, elles ne souffraient pas de la faim ni d'un manque de soins. Des filles banales, en somme. Elles ne devaient pas avoir plus de quinze ou seize ans. Celle qu'il avait tuée paraissait à peine plus âgée. Cependant, leur jeunesse n'empêchait pas la pratique de rites interdits. Un fait que tous gardaient bien à l'esprit. Entre les mensonges de l'herboriste et le comportement agressif qu'elles avaient montré à leur égard, les doutes s'envolaient les uns après les autres.

— Nous ne tarderons pas à le savoir, finit-il par souffler.

Pour le moment, ni fleurs ni glyphes obscurs n'avaient été trouvés. Rahyel s'intéressa donc au fatras de droite qui avait intrigué Elyas un peu plus tôt. Avec l'aide du capitaine, il déplaça les tapisseries, planches et autres baguettes de bois qui gênaient. La place dégagée, il découvrit un sac de toile. Étrange... Il ne semblait pas avoir souffert d'un quelconque écrasement. L'inscription « jasmin » notée sur toute la hauteur se lisait sans difficulté. Le jeune homme dénoua le cordon et commença à sentir un parfum familier. Alerte, il jeta un œil au contenu avant d'y plonger la main. Il en ressortit de petites fleurs blanches pareilles à des étoiles. En piteux état, voire fané, ce jasmin était invendable. Personne ne devrait donc s'étonner de le retrouver à la cave.

Sauf que les autres invendus n'y étaient pas entreposés...

Quant à cette fragrance entêtante, il la détestait suffisamment pour la reconnaître entre mille. Bien déterminé à percer à jour tous ces mystères, Rahyel enfonça davantage son bras au cœur de ce cosmos floral. Il chercha, tâta... identifia ce qu'il redoutait. L'en extirpa aussitôt. Une rumeur circula derrière lui.

Au creux de sa main, siégeait bien la fleur des ensorceleuses. Cette maudite darucia... Elle s'apparentait à une araignée, aussi blanche que les premières neiges d'hiver, dont la centaine de pattes recroquevillées s'entremêlaient dans tous les sens. Immonde. Elle ne lui inspirait que du dégoût et une furieuse envie de la détruire, tant elle ne symbolisait pour lui que des problèmes à venir.

Activement recherchées par les autorités, les darucias étaient prohibées dans tout le royaume. Seul un certificat délivré par les plus hautes instances permettait à certaines personnes d'en posséder. Posséder, et non revendre. Du moins, pas sous cette forme. Les médecins et apothicaires, qui représentaient la majorité des exemptés, les transformaient en médicaments pour soigner l'asthme. Sinon, sans cette surveillance accrue, elles servaient d'autres machinations. Les plus innocents en extrayaient du poison. Les plus pernicieuses en exploitaient le potentiel magique. Grâce à ces plantes, les sorcières parvenaient à entrer en transe plus rapidement, l'étape incontournable pour initier n'importe quel sortilège.

Les régions ravagées du Nord pouvaient témoigner de leur malveillance...

Devant la gravité de la situation, qui envenimait ses pensées un peu plus à chaque seconde, Rahyel s'efforça à garder la tête froide. Réfléchir. Il devait réfléchir. Toutes les marchandises étaient contrôlées aux portes de la capitale et des fouilles aléatoires étaient effectuées régulièrement. Alors comment ces horreurs étaient-elles entrées ? Sous sa surveillance ? Peut-être devrait-il rendre visite aux postes de garde. Si certains tiraient au flanc, il ne manquerait pas de les rappeler à l'ordre ! Non. Pas tout de suite. Passer ses nerfs attendrait. Comment justifierait-il une telle négligence ? Que... Que dirait-il au Roi ?

— Altesse ? le sortit Elyas de ses délibérations internes.

Le goupil patientait à ses côtés, visiblement bredouille. Rien d'autre n'était à mettre à charge de ces filles. Seulement ce sac des plus dérangeants. Une forte tension s'accapara les muscles du jeune homme. Il devait aussi déterminer si les passeurs avaient profité des foules venues assister aux récentes célébrations pour l'introduire ici ou s'ils se jouaient de lui depuis bien des lunes.

Le Prince se releva, fit volte-face. Lorsqu'il montra ce qu'il tenait en main aux suspectes, celle qui s'était jeté sur lui écarquilla les yeux de surprise. Sa réaction parlait pour elle, criante de culpabilité. Il ordonna néanmoins qu'on la débâillonne pour lui poser la question d'un ton glacial :

— Que répondez-vous à cela ?

Tandis que les larmes de sa complice redoublaient d'intensité, l'adolescente téméraire niait avec vigueur de la tête.

— Impossible. C'est... impossible... chuchota-t-elle, éberluée.

Tout son corps hurlait à l'incompréhension. Elle refusait d'admettre l'évidence, alors qu'une non-initiée ne reconnaîtrait pas cette fleur si facilement. Une attitude qui agaça Rahyel. Il exigea des réponses. Sur-le-champ !

— Ne perdez pas votre temps avec elles, Votre Altesse, lui conseilla le capitaine. Je suis sûr qu'elles seront plus bavardes devant les interrogateurs.

Effectivement. Puisque posséder de la darucia sans autorisation relevait du crime de haute trahison, il pouvait envoyer sans délai toutes les suspectes au Donjon des Espérances. Ce qu'il autorisa. Il comptait bien leur arracher la vérité au plus vite. Les deux filles furent donc tirées hors de la cave, sans aucun égard pour les larmes de l'une et le poignet ensanglanté de l'autre. Le corps enveloppé de leur complice sans vie ferma la marche qui scellait leur destin. Les plaintes de la gérante, traînée dehors avec ses protégées, complétèrent cette pitoyable scène avant de mourir noyées dans la cacophonie de la rue.

Elles avaient toutes été emmenées. Elles ne risqueraient plus d'attenter à l'intégrité physique de ses soldats. Ces derniers, prudents, poursuivaient leur mission. D'ailleurs, l'un d'entre eux héla l'assemblée. Il venait de trouver un lot de statuettes en pierre peintes en blanc, toutes trois surmontées d'oreilles de goupils. Elles auraient pu paraître innocente si une capuche avait masqué leurs yeux, à la manière dont on représentait l'Impartiale, la Déesse de la mort. Mais il n'en était rien. Des personnes grimacèrent, d'autres blêmirent. Toutes ces pupilles écarlates dérangeaient, parce qu'elles appartenaient à la Déesse impure des hérétiques.

Autrement dit... la Renarde.

Ils avaient bien déniché un repaire de sorcières.

La menace bien en tête, l'officier de sang royal réfléchit comme il le put au milieu de ses pensées chaotiques. Il n'en conclut qu'une chose : il devait retourner au palais de toute urgence pour en informer Sa Majesté et le Conseil.

Sa migraine accueillit cette perspective à grand renfort de tambours. Elle redoubla d'intensité à la sortie de la cave, sous l'effet d'une lumière aveuglante.

Naefir, le puissant étalon du Prince, accéléra la cadence. Hors de la capitale, au bout de la route de cerisiers en fleurs, se dessinaient les contours de Solawari. Dominant la capitale depuis les collines nord, le palais s'apparentait à une petite cité capable de s'autogérer. En son centre se dressait le bâtiment principal, celui du Roi, qui se distinguait de ses semblables chapeautés de toitures incurvées par sa seule grandeur. Puisqu'il s'élevait au-dessus des tuiles sombres, la clarté de son bois ainsi que la finesse de ses dorures faisaient d'autant plus ressortir son architecture trop riche. Un fait qui renforçait son symbole de pouvoir ; il détenait en son sein le destin de tout un chacun.

Rahyel passa les portes titanesques, puis sous des arches, avant de côtoyer les arbres fruitiers et les habitations des courtisans. Enfin seul avec son assistant,il soupesa l'option de retarder son entrevue avec le Roi. Il avait besoin de plus de temps pour se calmer et réfléchir à la façon dont il annoncerait la mauvaise nouvelle.

— Je comprends, répondit Elyas à ses côtés. Moi aussi je n'y crois toujours pas. Je pensais, ou j'espérais, qu'elles n'étaient que des escroqueuses.

Rien d'étonnant. Tous avaient souhaité le même dénouement. Pourquoi ces filles s'étaient montrées si imprudentes, alors qu'elles savaient pertinemment que le feu les attendaient au bout de leur obscur chemin ? Cela n'avait aucun sens, même pour des débutantes.

Le jeune homme ressassa en boucle les images des fouilles et de l'attaque, en quête d'un indice qui contredirait cette conclusion. Il n'en repéra aucun. Ou seulement un détail sans lien direct avec les suspectes. Il revit son assistant les tirer hors de leur cachette, sans aucune protection. Le jet de la fiole ne lui avait-il pas suffit comme avertissement ? Quel inconscient ! Il aurait pu subir le même sort que l'autre soldat ! Rahyel ne pouvait pas laisser passer une telle conduite à risque.

— Au fait, Elyas...

— Oui, Altesse ?

— Dois-je vraiment te rappeler la dangerosité des sorcières ? Ce n'est pas parce que nous avons quitté le Nord que tu dois manquer de prudence. Je ne veux plus te voir les affronter au corps-à-corps. Suis-je bien clair ? Tu as un sabre, alors sers-t'en la prochaine fois !

Le goupil, à peine affecté par la réprimande, resta un temps songeur. Puis il chercha à se justifier :

— Je ne sais pas. Sur le moment, les mordre m'a paru la parade la plus adaptée pour ne faire aucune victime. J'ai agi à l'instinct. Je n'ai pas vraiment réfléchi.

— Cela est bien ce que je te reproche...

Gêné, Elyas sourit de tous ses crocs. Le Prince soupira. Certaines choses ne changeraient jamais... Pour conserver un semblant de sérieux, il lui demanda plutôt d'aller chercher deux des membres de son équipe qui logeaient à la caserne. Leur permission était terminée, il avait besoin d'eux. Quant au troisième, qui s'était occupé des affaires courantes en son absence, il l'avait déjà croisé avant son départ pour Lumhika dans le bureau commun de sa résidence. Ils l'y rejoindraient pour élaborer ensemble un premier plan d'action, avant d'envisager un quelconque entretien avec le Général Hastern ou Sa Majesté.

Le goupil parti, Rahyel continua en direction du quartier princier. Les bâtiments se succédaient à n'en plus finir. Le jeune homme comptait profiter du peu de temps dont il disposait avant l'arrivée de ses peupléens pour rendre visite à ses épouses. S'il manquait cette occasion, la surcharge de travail qui lui incombait l'empêcherait de les voir avant le lendemain matin, dans le meilleur des cas. Aussi, bien qu'il fît confiance à Céleste pour respecter les codes de la bienséance, il tenait à s'assurer par lui-même que la Princesse Ismara ne manquait de rien afin de garder l'esprit tranquille sur cet aspect de sa vie.

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