Charmantes créatures (3/3)

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Les sabots claquèrent plus vite sur les pavés terreux, autant que les maux dans sa cervelle. À l'horizon, l'homme aux pensées troubles vit des toits qui s'élevaient au-dessus du mur d'enceinte. Il passa l'entrée unique du quartier princier et son poste de garde, chevaucha encore et arriva devant la porte principale. Il s'en élevait de l'autre côté la mélancolie d'une mélodie. Céleste, à n'en point douter. Il reconnaissait sa façon de jouer avec les cordes du koto. Les Princesses étaient là, dans la salle de réception.

Les ressentis encore en pagaille, l'époux s'efforça à les ranger à la hâte dans un coin de son esprit. Il refusait que ses femmes remarquent ses états d'âme. Il les affronterait seul.

Paré de son masque, il descendit de sa monture. S'apprêta à entrer...

— Mon frère ! Quel plaisir de te voir par ces temps mémorables !

Oh non, pitié, pas lui ! Il ne voulait pas l'entendre !

Poings serrés, Rahyel fit face à la silhouette svelte et altière qui se détachait du décor. Juché sur une jument blanche, le Prince héritier avançait au trot vers lui. Ses cheveux lisses, d'un noir aussi intense que le plumage d'un corbeau, voletaient sous la caresse du vent. Ils avaient été attachés en une haute demi-queue de cheval, sertie d'un pic décoratif et d'un anneau métallique surplombé d'un hibou, et couvraient jusqu'aux épaules sa tunique saphir qui n’arborait pas les usuelles longues et larges manches. Au contraire, très courtes et étroites, elles laissaient à nu celles plus moulantes d'un fin vêtement ébène. Cette tenue, idéale pour le port de l'armure, ne convenait absolument pas à son aîné : il ne revêtait que rarement ce genre d'attirail, puisqu'il préférait manier les mots au sabre. Décidément, il n'était vraiment qu'apparences...

L'animal du nouvel arrivant s'arrêta à quelques pas du jeune marié, le forçant à reculer. Ce dernier releva la tête vers celui qui, d'ordinaire plus petit que lui, osait le prendre de haut. Le cavalier négligea le mépris à son encontre et poursuivit sur sa lancée :

— Je dois avouer que je suis quelque peu intrigué. Je t'aperçois, au loin, le cœur vaillant, te hâter vers ton foyer. Chercherais-tu déjà du réconfort auprès de ta nouvelle épouse ?

— Areth...

— Rassure-toi, il n'y a là rien de surprenant. Notre devoir nous appelle en ces heures sombres de notre Histoire et tu préfères oublier dans les bras d'une femme...

Le plus jeune des deux Princes se figea à la dernière boutade. Son aîné était-il déjà informé de la présence confirmée des sorcières ? Une hypothèse plus que probable ; les filles avaient été arrêtées quelques heures plus tôt et il s'était sûrement entretenu avec Hastern entre temps. Quelle malchance... Pourtant, le cadet décelait un sous-entendu qu'il ne parvenait pas à saisir. Il tenta sa chance au milieu du flot de paroles :

— De quoi parles-tu ?

Amusé par la question, son frère rebondit aussitôt dessus :

— Mais enfin... d'amour, Rahyel ! Si tu savais comme je suis heureux de constater que vous vous êtes trouvés ! J'avais peur que tu ne l'acceptes jamais...

— Areth ! rugit le cadet, excédé par tous ces sarcasmes.

La musique de Céleste s'arrêta brusquement derrière eux, alors que le Prince héritier sourirait, ravi d'entendre son nom résonner avec une telle hargne. Ne cesserait-il donc jamais de l'irriter ? Le second fils du Roi attendait avec impatience le jour où un autre que lui verrait au travers des illusions créées par cette incarnation de l'hypocrisie.

Charmeur, Areth savait comment briller en société. Tellement qu'il en obtenait toujours toutes les faveurs, même lorsqu'il se jouait d'elle. Une réalité incontestable. Doté de traits féminins, preuves de son innocente beauté selon les plus naïfs, et d'un charisme naturel, il n'hésitait pas à s'en servir pour arriver à ses fins, quand il ne l'employait pas tout simplement pour s'amuser aux dépends de ses interlocuteurs. Un jeu. Tout n'était qu'un jeu à ses yeux. Si Rahyel ne doutait pas de l'empathie sincère que son frère dissimulait de main de maître, il ne supportait absolument pas sa langue perverse qui usait de mots traîtres pour toucher en plein cœur. Surtout qu'il pouvait s'en abstenir.

— Que cherches-tu à me dire ? insista le cadet.

La colère suintait de chacune de ses paroles, mais il avait tout de même réussi à se contenir. Un excellent point. Il ne se laisserait pas moquer plus longtemps. Son aîné devait le savoir, puisqu'il guettait les moindres de ses réactions avec son regard perçant, aussi bleu que le sien. Un temps silencieux, ce dernier considéra enfin sa demande avant de lancer :

— Ne fuirais-tu pas notre Père ?

Pris en faute, Rahyel baissa les yeux.

— Cela est bien ce qui me semblait, poursuivit Areth avec plus de dureté. Et je ne m'en étonne guère. Rappelle-moi... quand, pour la dernière fois, avons-nous vu des sorcières se promener en toute liberté à Lumhika ?

Pas de réponse. Son interlocuteur n'en attendait de toute façon aucune et asséna :

— Ou pire, à Solawari ?

Cette fois, le plus jeune des frères releva brusquement la tête. C'était injuste ! Cette affaire n'avait rien à voir avec...

Les portes de la résidence s'ouvrirent pour Céleste, ce qui ajouta à son malaise. Il la sentit également affectée par ces mots alors qu'elle effectuait une révérence parfaite. Areth profita de l'inattention de son frère pour lui asséner le coup de grâce :

— Je te conseille de ne pas trop traîner. Père et le Conseil attendent ton rapport dans les plus brefs délais.

Le cadet, pris de court, ne put que bafouiller sous la gifle magistrale. Le temps qu'il avait espérer gagner lui glissait entre les doigts. Sa Majesté le convoquait d'urgence dans la salle du Conseil pour qu'il s'explique.

Une tension dans son bras le força à fermer le poing. Maudit soit Areth ! Il savait déjà que se tiendrait cette réunion exceptionnelle avant même qu'il ne l'interpelle. Ne pouvait-il pas le lui annoncer d'entrée de jeu au lieu de tourner autour du pot ?

En dépit de sa volonté d'en découdre, Rahyel s'efforça de maîtriser sa colère. Il ne souhaitait pas alarmer davantage sa première épouse. Il vint poser sur son épaule une main réconfortante en guise d'apaisement. Les doigts graciles en caressèrent le dos, avant de la déloger avec une froide courtoisie.

Areth ne manqua rien de la scène. Ismara non plus. Celle-ci, en retrait jusqu'alors, s'était décidée à venir à la rencontre des Princes. Elle rayonnait dans son kimono jaune soleil, mais ne savait que faire de sa lumière. Étrangère à toutes ces tensions familiales, elle ne s'intégrait pas dans la noirceur du tableau. Elle dut s'en rendre compte parce qu'elle veilla bien à garder ses distances pour ne froisser personne. Céleste se contenta de l'ignorer et Rahyel de les observer, amer. Il constatait ce qu'il avait craint : ce nouveau mariage ne les conduiraient que vers plus de tristesse en dépit de leurs bonnes volontés. Alors pourquoi s'embêter à essayer ?

Face au silence qui se profilait, seul le Prince héritier se résolut à ne pas laisser sa belle-sœur à l'écart :

— Vous me voyez désolé, Princesse, que les célébrations de votre mariage soient écourtées par la faute d'un petit manque de vigilance et de compétences.

Rahyel serra les dents. Ismara ne le remarqua pas et enchaîna :

— Pensez-vous que le défilé sera reporté ?

— Je crains qu'il ne soit annulé pour des festivités plus flamboyantes encore, répondit Areth avec moins de légèreté dans la voix. Si vous me permettez ce conseil, vous devriez vous focaliser sur la suite.

Il l'informa d'un message de la porte-parole des Nomades. Elle adressait de vives félicitations aux nouveaux mariés, ainsi qu'à leur souverain qui avait respecté son engagement et, par ce geste, témoigné de sa considération envers les Terres du Sud. Grâce à cet acte, de nombreux clans étaient rassurés quant aux intentions d'Amaraï, bien que certains déploraient de ne pas avoir assisté à l'événement à cause de la défiance ambiante. Cependant, sous peu, tous se mélangeraient.

— Alors tenez-vous prête, conclut-il, confiant en l'avenir.

— Je le serai, affirma-t-elle avec aplomb.

Les deux échangèrent un sourire, au grand dam de Rahyel qui voyait clair dans le jeu de son aîné. Il coupa court à cette mascarade en prévenant ses épouses de ne pas l'attendre, puis remonta en selle. S'étirèrent de suffisance les lèvres de l'héritier qui ne put s'empêcher d'ajouter :

— Je ne te savais si impatient de rapporter tes exploits, petit frère... Hey, attends-moi !

Le second fils du Roi partit au trot afin s'épargner d'énièmes longues tirades. Hélas, elles le rattrapèrent en un clin d'œil.

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