Indésirables (3/4)

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Bon sang... Impossible de passer.

Si les portes de la ville offraient des accès prioritaires aux forces de l'ordre, ce n'était évidemment point le cas des avenues sur lesquelles elles débouchaient. De bon matin, habitants et voyageurs s'y amassaient déjà pour profiter des airs encore festifs de Lumhika, ce qui ralentit la progression du Prince et de son escorte. Se faufiler entre les roues de charrette, les apostrophes à la cantonade et les fumets des grillades s'avéra compliqué. Même emprunter des rues secondaires, et donc moins bondées, ne les aida pas à gagner du temps. Pire. Malgré le manteau qui cachait en partie son uniforme, Rahyel craignit que les dessins à son effigie, flanqués sur les murs des boutiques et des maisons, ne trahissent sa présence et provoquent une émeute. Loin de le rassurer, il entendait parfois à son approche des poésies transformées en chants populaires. Elles répandaient sur la capitale leurs messages d'espoir au sujet des fiancés, désormais unis, et contenaient l'attente du peuple de voir les époux défiler bientôt sous leurs yeux.

Néanmoins, au grand soulagement du fameux marié, personne ne l'importuna. Il réussit sans problème à traverser la foule jusqu'aux faubourgs. Proche de sa destination, il repéra un mur de soldats peupléens, armés de regards aussi noirs que leur tunique, qui encerclait la zone et intimidait tous les badauds trop curieux.

Ces inconscients ne pouvaient-ils donc pas déguerpir d'eux-même ? Ne ressentaient-ils pas le danger ? Si une attaque de grande ampleur survenait, Rahyel refusait d'essuyer d'inutiles pertes civiles. Sans doute faudrait-il étendre le périmètre...

De ce qu'il voyait, les inconscients restaient toutefois rares. L'agitation anormale inquiétait la plupart des passants, pourtant habitués aux descentes impromptues de l'armée. Celle-ci ne les y trompa pas, tant elle paraissait plus violente qu'à l'ordinaire. Il émanait du fracas des fouilles en cours un danger palpable, et pas des moindres. C'était celui qui précédait la mort. Tête basse pour fuir les messagers de l'Impartiale, ils pressaient le pas ou bifurquaient dans des ruelles adjacentes de peur d'être mêlés à de sordides histoires.

La barrière vivante s'ouvrit à l'arrivée du fils du Roi, pour se refermer derrière lui. Ce dernier donna quelques ordres pour garantir la sécurité de chacun. Ceci fait, il posa pied à terre, confia son imposante monture ébène à un sergent et, son assistant sur les talons, s'engouffra dans l'herboristerie incriminée dont la devanture aussi délabrée que défraîchie n'invitait guère à entrer. Le plancher grinça sous ses bottes. De féroces éclats de voix et de verre l'agressèrent de plus belle.

— Je vous en prie, Monseigneur... ! hoqueta la vieille femme voûtée prisonnière d'une poigne de fer. Vous... vous devez me croire !

Indifférent à ces lamentations, le capitaine en charge de la fouille, un homme brun d'âge mûr avec un léger embonpoint, resserra sa prise et poursuivit son interrogatoire :

— Alors arrête de me mentir. Il y a forcément quelqu'un qui t'aide depuis la mort de ton mari. Un fils ? Un employé ?

— Non... Non, je vous l'ai déjà dit... je...

Malgré son manque de force évident, la pauvre gérante tentait de délivrer son bras rachitique qui arborait un bracelet de mariage décoloré par le temps. Ses yeux au bord de l'inondation se posèrent soudain sur le nouvel arrivant, la dernière branche à laquelle se raccrocher.

— S'il vous plaît... souffla-t-elle en avançant d'un pas vers lui.

— Arrière ! lui intima le capitaine en la rejetant brusquement au sol.

Elle ne s'en relèverait pas dans l'immédiat. Satisfait, l'officier se tourna vers Son Altesse et la salua en s'excusant de ne pas s'être exécuté plus tôt. Le jeune homme n'apprécia pas ce qu'il constatait et ne se priva pas de le faire savoir à bonne distance des oreilles de l'interrogée. L'expérience lui avait appris que l'abus de violence n'amenait qu'à de fausses révélations. Combien de fois encore devrait-il se répéter sur le sujet ?

— Les vieilles habitudes ont la vie tenace face au manque de résultats, se justifia le capitaine Ormand, navré de ne répondre aux attentes princières.

Ce qui ne plut guère au fils du Roi. Il allait répliquer, mais le subordonné de Hastern enchaîna intelligemment sur un résumé de la situation. De ce qu'il savait, les caisses de l'herboristerie qui fêtait sa troisième décennie se retrouvaient souvent vides depuis que la maladie avait frappé le gérant un an plus tôt. La trésorerie ne s'était pas améliorée par la suite. Cependant, un élément intrigant justifiait les recherches approfondies de l'armée : la boutique connaissait récemment un nouvel essor avec l'arrivée de mystérieuses jeunes filles aperçues entre ses murs...

— Oh, Altesse... gémit l'herboriste sur le plancher humide.

— Si tu veux que ton supplice s'arrête, tu n'as qu'à nous dire qui sont ces filles ! aboya Ormand en la menaçant de lui asséner un coup de pied dans le ventre pour qu'elle parle plus vite. Alors ? Qui sont-elles ? Et où sont-elles ?!

Stoïque face à ce triste spectacle, Rahyel s'abstint de tout commentaire. Il ne savait encore que penser de cette histoire. La possibilité que la magie s'immisce dans la capitale de manière si voyante lui paraissait toujours inconcevable. Pourtant, le comportement de la gérante le dérangeait. Elle ne cherchait même plus à nier ou à motiver la présence de potentielles étrangères, seulement à obtenir sa clémence. Était-ce là un demi-aveu de sa culpabilité ? Difficile d'en juger. Elle n'espérait qu'échapper aux coups, ce qui brouillait la lecture de ses réactions. Quelle plaie. Ils n'en tireraient rien...

Las et conscient que son statut réduisait les maigres chances d'obtenir quelque chose de cet interrogatoire, il abandonna le gradé à sa tâche. De nouvelles plaintes et sanglots résonnèrent dans son sillage. Rahyel se dirigea vers l'arrière-boutique où il espérait ne rien y trouver pour classer cette affaire au plus vite. L'encadrement de la porte dépassé, il jeta par réflexe un dernier regard en arrière et entraperçut les oreilles basses d'Elyas.

— Si elle est innocente, elle n'a rien à craindre, essaya de le rassurer le Prince.

Le jeune goupil se contenta d'opiner du chef. Son maître se recentra sur la pièce. Comme la précédente, les peupléens en uniforme s'affairaient à la mettre sens dessus-dessous. Un désastre. Avaient-ils seulement conscience de leurs actions ? Les ensorceleuses étaient maîtresses dans l'art de la dissimulation, alors comment pensaient-ils les percer à jour en se montrant si peu pointilleux ? Ces méthodes de barbare commençaient à l'agacer prodigieusement, au point de rappeler à lui ses maux de tête.

Et le froissement désagréable des pages des livres de compte finit d'achever sa patience.

— Faites un peu attention ! aboya-t-il. Si des preuves sont compromises par votre indélicatesse, je vous en tiendrai pour personnellement responsable. Me suis-je bien fait entendre ?

— Oui, Votre Altesse, répondirent tous les présents en chœur.

Bien. Au moins cela de réglé.

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