Indésirables (2/4)

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À son entrée dans le petit salon privé, le Prince fut accueillit par des servantes et la musique d'une âme meurtrie. Celle-ci s'épanchait sur son précieux koto, avant de s'interrompre à contrecœur, le temps d'effectuer une révérence aussi parfaite que son apparence. Ses cheveux d'or étaient coiffés en un chignon traditionnel, assorti d'une frange droite et de deux mèches qui encadraient son long visage de porcelaine. Ses yeux bleus, empreints d'une beauté froide, firent frissonner l'intrus dès qu'ils se posèrent sur lui. L'effet n'insuffla aucune réaction aux lèvres rosées qui récitèrent comme chaque jour :

— Bonjour, Votre Altesse. Avez-vous bien dormi ?

La question mécanique fut gratifiée d'un triste hochement de tête.

— Ne deviez-vous pas rester chez vos parents jusqu'au défilé ? demanda Rahyel, peiné et embarrassé de voir sa première épouse là, dans cet état, de si bon matin de surcroît.

— Je suis ici chez moi, rétorqua la Princesse Céleste sans émotion apparente.

Elle lissa les plis de son kimono aux couleurs d'un cerisier, rehaussées par du blanc et du turquoise, qui contaient les courbes d'une rivière foisonnante de vies au cœur d'un forêt divine. Puis elle se rassit sur les coussins avec une redoutable élégance. Ses doigts se remirent à parcourir les cordes du long instrument en bois. Les cris d'agonie s'y succédèrent. Le jeune homme préféra se taire.

À la place, il coulissa l'une des portes qui donnaient sur le jardin intérieur. Une brise, exceptionnellement douce en ce début de printemps, lui caressa le visage. Une bien maigre consolation. Même la somptueuse fontaine aux sirènes, qui reflétait la grâce orangée des cieux, ne lui apporta aucun réconfort. Alors il s'en détourna. Il abandonna ses bottes au pied d'une marche qui surélevait une partie de la pièce. Sur les tatamis trônait une table basse garnie d'un bouquet de fleurs et de victuailles. L'y attendait l'unique source de chaleur qu'il pouvait espérer : une tasse de thé. Il en huma le parfum, souffla légèrement dessus et se risqua à le goûter. Il grimaça aussi sec : trop chaud ! Il recommença la manœuvre, sans plus de succès. Obligé de patienter, il osa s'adresser à nouveau à Céleste :

— Comment comptez-vous occuper votre journée ?

Il la voyait mal se joindre à lui pour faire visiter la demeure à Ismara.

— À prier. Le temple est libre désormais, répondit-elle sur le ton de l'évidence.

Bien conscient qu'il n'obtiendrait pas un mot de plus de sa compagne, il préféra avaler d'un trait sa boisson encore brûlante que de pousser plus avant ses interrogations. Sa langue ne l'en remercia pas. Son ego non plus.

Ismara porterait ses enfants, que cela leur plaise ou non. Le ventre de Céleste n'avait réussi à retenir la vie au cours de ces huit dernières années de mariage, le Roi s'était servi du prétexte des négociations pour remédier à ce problème. Il ne pouvait se permettre que l'un de ses deux seuls héritiers ne perpétuent pas leur lignée. Ce qui impliquait de traiter son fils comme un vulgaire étalon que l'on accouplait à la première pouliche prometteuse...

Rahyel réprima sa douleur en mordant une boulette de riz.

Au seul son d'une mélodie déchirante, il poursuivit son petit-déjeuner. Le manque d'interaction conduisit son esprit vers un autre terrain, plus agréable, celui du dojo. La cérémonie l'avait accaparé tout entier, l'empêchant de s'exercer aux arts martiaux. Il voulait à tout prix se rattraper. Cependant, son absence avait indubitablement causé du retard dans sa gestion des affaires courantes de la capitale. Il le savait. Se résolut à en faire sa priorité. Combattit encore quelques furieuses envies de n'obéir qu'à ses pulsions...

— Quelque chose vous a-t-il contrarié ces jours-ci, Votre Altesse ? lança soudain sa première femme sur le ton doucereux d'une conversation anodine.

Elle garda les yeux baissés sur son instrument. Néanmoins, il savait que derrière le masque d'indifférence qu'elle aimait afficher, elle scrutait la moindre de ses réactions pour y dénicher une faille. Rahyel se retint de soupirer. Il voyait très bien où elle voulait en venir et aucune envie de discuter ne l'animait. Pas maintenant. Pas sur ce sujet, et pas avec elle. Surtout pas avec elle. Avec personne, en fait. Alors il se contenta de répondre :

— Non, rien.

Chance ou malchance, il ne subit pas d'autres questions. Des bruits de griffes les interrompirent. Trop vives à son goût, elles claquèrent sur le plancher extérieur. Elles n'auguraient rien de bon et anéantirent ses derniers bastions de rêveries. Il n'irait sans doute pas au dojo ce matin... La déception inéluctable, il se retourna tout de même vers la porte et découvrit son assistant, haletant. Ce dernier reprit son souffle, puis s'exclama :

— Votre Altesse ! Il faut absolument que...

— Bonjour à toi aussi, Elyas.

— Ah ! Pardonnez-moi !

Le goupil s'empressa de s'incliner devant le Prince et son épouse.

D'un roux automnal, la fourrure du nouvel arrivant se ponctuait de noir à chaque extrémité, de la pointe des oreilles au bout de la queue, en passant par le museau et les pattes. Une touche de blancheur hivernale contrastait l'ensemble. Elle s'appropriait en partie les joues, descendait le long de la gorge et poursuivait son avancée jusque sous la tunique. Celle-ci, couleur charbon comme tout soldat peupléen, se parait de la ceinture rouge des officiers. Elle attestait du grade de sous-lieutenant de son porteur, dont l'allure enfantine due à son jeune âge n'entachait en rien ses compétences. Un sabre court complétait la tenue.

Elyas ne portait ni bottes ni pantalon, comme tous ceux de son espèce. De tels accessoires les gênaient pour courir ou se tenir correctement debout. Certains mâles protégeaient toutefois leurs pattes arrières dans des plaques en cuir qui laissaient libres les coussinets et les orteils, quand les femelles préféraient utiliser des bandelettes de tissu esthétisées. Leurs tenues, partageant des similarités avec celles des humains, témoignaient du lien très étroit qui s'était établi au fil du temps entre les deux espèces. Cela participait aussi à renforcer l'image et la cohésion nationales.

Depuis l'époque de la Création, où la Bienveillante Nanami avait donné vie à une foule de créatures à partir de ses écailles, les cycles de réincarnation avaient fini par façonner en partie le monde actuel. Il en était ressortit deux espèces dotées de la parole et de l'intelligence : les Humains et les Goupils. En Amaraï, la cohabitation se passait relativement bien, les siècles aidant. La société toute entière s'était bâtie sur cette collaboration. L'on parlait même souvent du Peuple Uni – dont dérivait le terme peupléen – pour désigner humains et goupils sans distinction d'espèce. Chacun veillait les uns sur les autres, en frères unis face à l'adversité.

Cette union était d'ailleurs particulièrement bénéfique pour l'armée. Les goupils qui choisissaient de s'enrôler devenaient souvent de très bons éléments, des combattants hors pair qui ne faillaient pas à leur réputation. Agiles et rapides, ils accomplissaient des prouesses au corps à corps. Ils en devenaient presque insaisissables grâce à leur petite taille.

Debout côte à côte, Elyas arrivait à hauteur de hanches de son supérieur hiérarchique. Ce qui ne se voyait pas en cet instant, puisque ce dernier n'éprouvait aucune envie de se lever.

— Que t'arrive-t-il ? demanda Rahyel, toujours aussi las.

La journée débutait à peine et il pressentait déjà que les ennuis s'accumuleraient.

— Des sorcières, s'exprima enfin Elyas. Des sorcières auraient été repérées en ville !

Le Prince accusa le coup. Il n'aimait décidément pas la tournure des événements. Le choc passé, il s'interrogea sur le ton employé par son assistant. Des fausses alertes leur parvenaient régulièrement, à cause d'imbéciles qui s'amusaient à accuser des femmes à tort pour espérer toucher une récompense. Alors pourquoi paniquer cette fois-ci ? Quel élément changeait la donne ? Il exigea plus de détails.

— Je n'en sais pas plus. Apparemment, on soupçonnerait une herboriste de les abriter.

— Et ?

À première vue, rien ne sortait de l'ordinaire. Alors encore une fois, pourquoi une telle agitation ?

L'air grave, le goupil déclara :

— L'un des peupléens du Général Hastern est déjà parti enquêter sur place.

Le Prince se raidit. Cette annonce ne lui plaisait guère. Le Général... ! Par les Déesses, comment avait-il eu accès à cette information avant lui ? Le Roi lui avait récemment confié les affaires supposées en lien avec la magie au sein de la capitale et de ses alentours. Alors de quel droit ? De quel droit Hastern osait-il encore interférer dans sa mission... ? Non. Cela attendrait. Il devait d'abord s'assurer de la véracité de ces propos. Des rumeurs, il ne pouvait s'agir que de fausses rumeurs. Il s'accrocha à cette idée pour calmer ses nerfs.

Le haut-gradé n'aurait cependant pas envoyé quelqu'un si la menace n'était pas fondée... Bon sang !

— Je vais m'y rendre également, décréta-t-il en se levant de table. Je veux savoir ce qu'il en est et voir comment les soldats se comportent sur place.

— Que... Quoi ? Ne préférez-vous pas envoyer quelqu'un pour vous représenter ?

— Non. Prépare les chevaux.

— Mais enfin... tenta de protester le goupil. Je ne crois pas que ce soit très raisonnable, vous devriez plutôt parler au Général en attendant un rapport du...

Rahyel le fit taire d'un geste de la main. Sa décision était prise. Il ne reviendrait pas dessus. Les milices de la capitale manquaient encore d'expérience pour identifier certaines pratiques de la sorcellerie. Vérifier par lui-même lui apporterait un gain de temps considérable. Et une tranquillité d'esprit...

— Sa Majesté risque de ne pas apprécier votre témérité.

Touché. Céleste l'avait arrêté net dans son élan. La veille, le monarque avait bien rappelé aux nouveaux mariés ce qu'il attendait d'eux : des héritiers. Pourtant, on exigeait aussi de lui des preuves de ses compétences militaires. Un Prince d'Amaraï ne se dérobait pas à son devoir. Il mettait sa vie au service du royaume, au mépris de tout danger. En cela, il ne jouissait pas de privilèges et combattait sur le terrain aux côtés des soldats sous son commandement. Réussir ou mourir ; il n'y avait pas de place pour les faibles dans la lignée royale.

Il ne faillirait pas.

Décidé, Rahyel asséna encore une fois :

— Prépare les chevaux.

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