Amour chimérique (4/4)

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Ils méritaient un moment de paix. Aussi fragile soit-il. Le jeune marié craignit de le voir se briser quand il surprit sa femme à fixer un objet au mur. Son sabre. Allait-elle finalement montrer les crocs ? L'ombre de la guerre menaça de s'installer à leur table. Si l'héritière y pensait, elle n'aborda pas le sujet. Tant mieux. Après ce qu'ils venaient de vivre, il espérait fort qu'elle ne le tienne pas pour responsable d'un crime qu'il n'avait pas commis. Il n'avait tenu aucun rôle dans la tragédie de Jawiad, n'étant âgé que de seize ans à l'époque. Si elle voulait régler ses comptes, qu'elle s'adresse aux personnes concernées. Pas à lui. Cette union l'avait déjà suffisamment mêlé à ces vieilles histoires. Pour s'en éloigner, il se tourna vers sa boisson chaude tant désirée. Elle l'aiderait à renouer avec le début de complicité qui s'était tissé avant ce dangereux interlude.


Et il ne s'y trompa pas. Pendant qu'il versait l'eau dans les tasses en cristal, cerclées de dorures et de roses, Ismara ne manqua pas de remarquer un bol rempli de grosses billes végétales. Elle s'empressa de demander de quoi il s'agissait.


— Des fleurs de thé, répondit-il. Vous allez voir...


Rahyel se saisit de l'une d'elles et la laissa couler dans l'eau chaude. Doucement, la boule s'ouvrit, s'épaissit, se développa, jusqu'à ce que sur cette base se dressent deux tiges couvertes de petites étoiles blanches. Du jasmin.


— Cela est divin... susurra-t-elle avec une spontanéité des plus naturelles.


Satisfait de son effet, il modéra pour la forme le propos tenu :


— N'exagérons rien... Mais allez-y, essayez. Il en existe plusieurs variétés.

— Ah ? réagit-t-elle avec ravissement. Je désire toutes les voir maintenant. Croisons les doigts pour que je ne tombe pas sur la même que vous, Votre Altesse...


Sur ce, elle sortit un bras de son nid de soie et l'écho d'un plongeon se répercuta rapidement entre les parois de cristal. Pendant que la bille se métamorphosait, l'héritière de Jawiad dompta son impatience en s'interrogeant sur un tout autre sujet :


— Puis-je espérer demain une journée aussi charmante que cet instant ?

— Hum... En partie, oui. Je suppose...


Déjà, il l'informa qu'avec les célébrations en cours jusqu'au petit matin, personne ne viendrait les déranger avant le milieu de l'après-midi.


— Nous pourrons donc dormir tard, releva-t-elle avec le sourire.

— Certes...


Ce moment de tranquillité servirait aussi à installer la Princesse dans ses nouveaux appartements, à lui faire visiter la propriété et la présenter au personnel. Ils auraient ensuite, avec de la chance, un peu de temps pour eux, puis se prépareraient pour un repas de fête plus intimiste. Ils y retrouveraient le Roi et son entourage proche afin de marquer l'entrée officielle d'Ismara dans la famille royale d'Amaraï. S'ensuivraient deux jours de repos bien mérités, avant de clôturer pour de bon les célébrations du mariage avec un défilé à Lumhika. Beaucoup des sujets de Sa Majesté désiraient eux aussi apercevoir les jeunes mariés.


Surtout avec tout le tapage qu'avait engendré cette union.


La tasse de Rahyel s'ambra. La flagrance du jasmin caressa son nez et sa langue.


— Je n'ose imaginer la foule à laquelle nous ferons face, commenta Ismara alors que sa fleur était sur le point d'éclore. Heureusement que Sa Majesté a tenu à nous en protéger aujourd'hui en invitant moins de monde que prévu.


Cette fois-ci, le Prince décela très bien le sarcasme derrière la politesse affichée. Sourcils froncés, il fixa sa voisine de table. Il ne rencontra que des yeux baissés. Il ne pouvait pourtant pas s'être trompé. Après tout, Solawari, le palais royal, débordait de convives. Tous deux le savaient, ils s'y étaient confrontés toute la journée. La jeune femme faisait forcément allusion à autre chose. Son visage plus fermé le lui confirma.


Elle parlait bien de sa famille, absente. Le moment que Rahyel avait voulu retarder arrivait. Il se prépara mentalement à l'accueillir. La foudre qu'il redoutait depuis ce matin s'abattrait bientôt sur lui, sans nul doute.


Amaraï avait réduit en cendres Jawiad et emprisonné la seule survivante. Celle-ci ne pouvait prétendre au trône de sa cité. Le Roi estimait les avoir remportés dans les règles de l'art. Il avait libéré la Princesse de son statut de prisonnière seulement pour prouver sa bonne foi envers les autres peuples du Sud : il les traiterait en égal dans la guerre qu'ils mèneraient ensemble au Nord.


Du moins, sur le papier. Les Nomades, comme l'on appelait plus communément ces peuplades, n'avaient pas assister au mariage. Ils préféraient observer de loin la suite des événements. Ce qui laissait Ismara complètement isolée.


— Pardon, je m'égare, s'excusa-t-elle en se forçant à fixer la couronne de soleils formée par des soucis, bientôt surmontée d'une sombre amarante rouge. Oh, elle s'est enfin dévoilée.


Flotta dans l'air un subtil parfum de mystère et de colère refoulée. Celle qui les portait en son sein prit garde à ne pas s'extraire du manteau de soie royal pendant qu'elle humait son thé. L'orage ne gronderait pas ce soir. Cela peina presque Rahyel. Lui aussi connaissait la douleur qu'engendrait la disparition de proches, à s'en laisser dévorer par la rage et le désespoir. Il aurait aimé offrir une main réconfortante, un maigre moyen pour exprimer à sa compagne tout son soutien, mais choisit de ne pas s'y risquer. Pas après leur éprouvante relation charnelle. Alors il s'essaya à un exercice dans lequel il n'avait jamais excellé : trouver les mots justes.


— Je... hésita-t-il sur la manière de compatir. Sa Majesté et moi-même ne souhaitons... que... votre bonheur... ?


Il baissa les yeux. Comment avait-il pu débiter ces inepties que lui-même avait rejeté avec tant de haine des semaines durant ? La honte grandit en lui. Il refusa de regarder en face les conséquences de son échec cuisant.


Des ongles vernis de blanc glacier s'invitèrent à sa vue, offrirent une timide caresse à ses doigts abîmés par ses trop nombreux combats.


— Je n'en doute pas, murmura Ismara d'une voix aussi douce que triste.


La main sombre s'aventura un peu plus sur la peau claire, s'enhardit, s'empara de son homologue avec plus d'assurance. Une façon d'encourager le Prince à lever les yeux. Un sourire l'attendait en récompense, renforçant sa honte. Il avait voulu réconforter... et l'inverse se produisait. Les reproches plurent en son esprit. L'éclaircie provint encore de l'extérieur. Sa femme ne le lâcha pas.


— Quand l'effervescence autour de nous retombera... se risqua-t-elle à se projeter dans l'avenir. Pensez-vous que Sa Majesté acceptera de me recevoir ?


Le fils du Roi ne parvint à ce défaire de l'emprise de ces yeux verts fixés sur lui. Encore moins à réfléchir. Ou si peu. La veille, n'avait-elle pas déjà rencontré son beau-père en privé de façon officieuse ?


— Pour quelle raison ? Si je peux me permettre de vous le demander.


Au milieu de ses ressentis confus se détachait avec netteté l'impression que surgirait à tout instant un coup de poignard. Sans doute Rahyel se montait-il la tête pour rien. Néanmoins, l'expérience lui avait appris à rester sur ses gardes.


De son côté, hésitante à partager avec lui ses aspirations, Ismara garda le regard rivé sur la main emprisonnée entre ses doigts, tandis que ses cheveux noirs serpentaient parmi les dragons d'or.


— Et bien... Disons que Sa Majesté m'a rappelé de manière très précise mon rôle et mes obligations, cependant...


Dans ses prunelles jaillirent des espoirs, aussi forts que fragiles, qui imprégnèrent sa confidence :


— J'aimerais participer davantage à la réalisation de son rêve...

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