Amour chimérique (3/4)

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Encore un effort, en douceur, et Rahyel s'écroula aux côtés d'Ismara dans la moiteur des draps. Il se sentait mal, sale, détestable. Il roula sur le dos pour se distancer de ce qui venait de se passer, tant sur le plan mental que physique. Son cœur battait vite, beaucoup trop vite. Le malaise qui logeait dans son ventre menaçait de s'étendre à tous ses muscles. Inspirer. Expirer. Se concentrer sur le seul point positif de cette situation.


Ils avaient consommé ce maudit mariage.


Cela signifiait que cette trop longue journée prenait fin en cet instant. Au moins un soulagement. Le jeune homme s'autorisa un sourire en dépit de la tension qui le broyait jusqu'à l'âme. Il se tourna vers sa nouvelle épouse pour lui communiquer son sentiment. Il la remercia en son for intérieur pour la confiance qu'elle lui avait accordée ce soir. Pour deux inconnus qui s'étaient rencontrés le matin-même devant l'autel, ils avaient formé une bonne équipe dans cet Enfer.


À sa droite, la Princesse de Jawiad n'avait pas bougé. Ses yeux verts fixaient le plafond, tandis que ses cheveux formaient un soleil noir sur l'oreiller. Son visage rond n'exprimait plus une belle détermination face au devoir à accomplir, mais du vide. Abyssal. Un voile de sueur couvrait sa peau caramel sans qu'elle ne cherche à l'enlever. Elle apparaissait comme une poupée désarticulée, petite et frêle, dans la couche d'un géant à la musculature monstrueuse.


L'image abîma un peu plus l'armure du Prince d'Amaraï, qui cacha l'orage ombrageant l'azur de ses yeux sous sa crinière en pagaille. Sa mâchoire carrée se serra et ses poings blanchirent. Il aurait aimé offrir une première fois plus agréable, emplie d'affection sincère plutôt que forcée. Si seulement on leur avait laissé le temps de se connaître... Hélas, leur rang exigeait d'eux des sacrifices, certains plus lourds que d'autres.


« Puissent ton courage et ton dévouement être salués » avaient-ils ainsi conclu leurs vœux de mariage au temple de l'Amour.


Quelle farce grotesque... Comme pour fuir des volontés supérieures, Rahyel attrapa les vêtements dont il s'était débarrassé pendant les ébats, enfila d'abord un haut cache-cœur afin de vite dissimuler les cicatrices qui parcourraient son cou, son buste et ses bras ; puis finit avec le pagne et le pantalon. Il avait besoin d'espace. Et d'une infusion. Une voix d'outre-tombe le retint à sa levée du lit :


— Dois-je rester ici ou m'en aller ?


L'homme à l'esprit embrouillé se figea, le temps d'intercepter le sens des mots. Sa femme voulait savoir si elle devait ou non quitter le lit conjugal pour rejoindre ses nouveaux appartements. Dangereuse tentation. Il se voyait mal la chasser, même si son attrait pour une solitude salutaire menaçait de prendre le pas sur la bienséance. Il balbutia :


— Comme vous voulez...


Il s'interdit de la forcer à quoi que ce soit. Ses désirs égoïstes ne décideraient pas pour elle.


— Le protocole n'indique-t-il rien à ce sujet ? insista-t-elle, amère.


Il crut déceler également une pointe de sarcasme, mais préféra ne pas en jurer. Tous deux étaient éreintés. En tout cas, pour un premier jour au palais, elle avait très bien supporté le poids des traditions. L'éducation dont elle avait bénéficié pour entrer à la Cour d'Amaraï avait payé. Aucun des hypocrites qui se cachaient derrière un sourire de bienvenue n'avaient goûté à la satisfaction de la voir exécuter un faux pas.


La présence de l'héritière de Jawiad ne faisait pas l'unanimité au palais. Elle ne servait que de prétexte pour faire avancer des négociations avec les peuples du Sud, dont le succès reposait plus sur l'avancée d'un ennemi commun au Nord que sur une envie de paix durable. Ce qui rendait d'autant plus impressionnant sa force de caractère. Elle avait accompli son devoir sans montrer la moindre faille à ses ennemis. Elle pouvait donc s'autoriser à retirer son costume de mariée modèle. Du moins, pour ce soir. D'autres épreuves toqueraient à leur porte bien assez tôt. Dès le lendemain, sans aucun doute. Alors d'ici là...


— Vous êtes libre d'agir à votre guise, lui confia-t-il sur un ton qu'il voulut rassurant.


Peu convaincue, Ismara souffla du nez, ce qui froissa Rahyel. Il s'efforça à n'en rien montrer. Ses pensées manquaient toujours de clarté pour déterminer si elle se moquait de son hospitalité ou non. Sans doute pas. Prêter une attention particulière à chaque geste et leurs interprétations affectait sérieusement son jugement. Ingurgiter du thé devenait vital. Par politesse, il allait demander quelle boisson plairait à la Princesse, quand il s'interrompit pour détourner le regard. Elle se rhabillait sous le couvert des draps.


Le Prince descendit les deux marches qui délimitaient l'espace à coucher et alluma quelques lanternes au passage. Se dévoilèrent des meubles en bois ancien, des estampes aux murs et un autel à la Sirène. Un fantôme rejoignit peu de temps après le halo lumineux, dans sa tunique en soie rose que ses longs cheveux ébouriffés recouvraient en partie. Sa parole, d'abord triste, gagna en couleurs au fil de la chasse aux ténèbres. Un tas de pensées anarchiques fut évacué, sans attendre de réponse. Rahyel ne s'en plaignit pas. L'art de la conversation ne lui parlait guère. Écouter lui convenait mieux. Son épouse s'exprimait sans aucun accent en amarin – la langue d'Amaraï. Une telle maîtrise provenait-elle d'un dur apprentissage ou d'un don naturel ?


Dans tous les cas, un regard reprit vie à cet instant. Sublime.


Comme pour le célébrer, les servantes surgirent à cet instant. Elles disparurent sitôt entrées, avec pour seule trace de leur existence la demande de leur maître sur la table basse. Ismara s'empara de la bouteille spéciale préparée à leur intention, en versa le contenu dans deux petits verres et en tendit un à son époux.


— Je n'aime pas l'alcool, l'informa-t-il en grimaçant.


Aucune raison particulière ne l'obligeait à partager son dégoût pour de tels breuvages, sinon à passer pour un goujat. Il ne se l'expliquait pas. Sans doute qu'une forme de frustration l'avait poussé à délivrer sa pensée : il avait jusque là réussi à esquiver tous les entrechocs des verres qu'on lui avait proposé, même ceux initiés par son frère aîné. Cela relevait d'un bel exploit, à souligner, et le gâcher avait de quoi contrarier.


— J'ai cru le remarquer, répondit-elle avec bienveillance. Je crains toutefois que ni vous ni moi n'ayons guère le choix cette fois-ci encore. Courage, un dernier effort.


Hélas, elle disait vrai. Il devait se plier aux traditions. Cette liqueur sacrée, à base de fleurs de cerisier, se devait d'être consommée. La boire envoyait le message aux Grandes Déesses que chaque étape du mariage avait été respectée et les remerciait pour l'attention qu'Elles leur avaient accordé en ce jour de toutes les unions. Le Prince accepta son sort à contrecœur.


— Cela est fort, la prévint-il.

— Je suis prête.


Mue par une hardiesse retrouvée jusqu'au bout des lèvres, la jeune femme leva son verre et déclara :


— À cette ère nouvelle. Puisse-t-elle nous apporter la paix promise.

Puisse-t-elle nous apporter la paix promise, répéta-t-il sans conviction avant de trinquer.


Rahyel but la liqueur cul sec et grimaça sous la brûlante morsure. Ismara l'imita, puis toussa violemment. Elle n'était pas prête ! Elle se rua sur une cruche d'eau et s'en servit une grande rasade qu'elle engloutit d'un trait. Amusé, son époux ne commenta pas la scène, mais ne se priva pas de laisser transparaître son sentiment.


— Ne vous moquez pas ! se plaignit-t-elle entre deux gorgées, faussement offusquée, avant de s'effondrer sur l'un des coussins et de le regretter en sentant une douleur poindre dans son bas-ventre au vu de la main qu'elle y posa.


Ce geste, couplé à sa réplique vaine, invoqua leurs rires. Ceux-ci, d'abord gênés, gagnèrent en volume jusqu'à rendre l'atmosphère plus légère. S'ensuivit un silence serein, agréable, trop vite troublé par les détonations des feux d'artifice qui se propagèrent des jardins du Prince à l'ensemble palais. Tout le royaume savait désormais que le mariage avait été consommé. Ismara frissonna. Elle demanda à emprunter le long manteau, sur lequel des dragons dorés éclairaient la nuit obscure, qui constituait une partie de la tenue masculine de cérémonie.


— Oui, prenez-le, l'autorisa Rahyel pendant qu'il allait fermer la fenêtre.

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