Amour chimérique (1/4)

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Une ère de paix succédait à la guerre. Les ennemis d'autrefois liaient le destin de leurs enfants, en ce jour à encrer dans l'Histoire. À la Cour d'Amaraï, mille et un kimonos à la beauté fleurie accueillaient les promis, l'un après l'autre. La réalité épouserait bientôt le rêve enchanté...




À genoux devant l'autel sacré, Rahyel ne croyait pas en toutes ces fables.


Rien ne changerait. L'avenir radieux que son mariage vendait au peuple ne viendrait pas. Du moins, pas de la manière attendue. Cette mise en scène ne servait que de façade pour des négociations plus importantes. Si un événement aussi anodin suffisait à apaiser les tensions existantes, le Conseil ne courberait pas l'échine de si mauvaise grâce devant les sommes engagées par le Roi. Une triste vérité. Il n'était qu'un pion sur l'échiquier politique.


Étrangère à l'amertume du Prince, la statue de la Sirène lui ouvrait grand les bras. Déesse de l'Amour et de la Création, la Bienveillante Nanami lui offrit un peu de réconfort. D'ordinaire, il détestait se rendre au temple. Trop de fantômes y résidaient. Ce matin, cependant, il s'en accommodait. Il se sentait protégé des fantasmes de la foule sur sa triste situation, enjolivée par la passion des poètes. Quelle plaie.


Au moins, ici, il n'entendait que la douce sérénade de l'eau. Elle glissait le long des parois de pierres pour rejoindre le bassin des carpes koï devant lequel se tenait la Grande Prêtresse. Figure terrestre de la parole divine, elle avait revêtu les traditionnels kimono blanc et hakama bleu de cérémonie. Elle initia sans tarder le rituel de purification.


Une vague d'impatience traversa Rahyel. Tant pour en finir avec cette mascarade que pour découvrir sa promise. Il devait se l'avouer. Pendant des semaines, il avait observé l'avancée des préparatifs d'un œil mauvais. Seul le maigre espoir de plaire à son monarque l'avait convaincu de ne pas se plaindre de l'honneur qui lui était accordé. À présent qu'il vivait l'événement, sa curiosité éclipsait ses réticences. L'inconnue avec qui il partagerait sa triste vie l'intriguait. Il ne l'avait jamais rencontrée et savoir qu'elle était assise là, en face de lui, sans qu'il ne la voit, le frustrait. Impossible de se soustraire à la tradition. Elle exigeait des fiancés qu'ils gardent la tête baissée jusqu'à l'échange des vœux.


Alors il en fut ainsi.


Les jeunes gens trempèrent index et majeurs dans une coupole d'eau sacrée. Le geste permit une entorse involontaire aux règles. Apparut dans son champ de vision une peau caramel. La couleur interpella Rahyel. Elle lui parut surnaturelle, tant elle contrastait avec la blancheur de la sienne. Un dur rappel qu'ils appartenaient à deux mondes distincts.


Dans d'autres circonstances, ils ne se seraient pas choisis. Ni même croisés... ou peut-être que si. La fin de la guerre aurait été scellée de cette manière quelle qu'en soit l'issue. Tous les chemins menaient sûrement sous le toit de l'Amour. S'en rendre compte s'avéra plus difficile à digérer que de cacher son désarroi derrière son sens du devoir. Le Prince haïssait les événements qui échappaient à son contrôle. Ils brisaient bien trop de vies, à commencer par la sienne.


Impuissant face aux volontés divines, il traça une ligne verticale de la lèvre supérieure au creux du cou, signant la fin du rite.


S'éleva alors un chant solitaire, en cadence avec les clochettes d'un instrument de musique. Puis la Grande Prêtresse se tut. Le moment des vœux était arrivé. Le prochain battement de cils révélerait enfin la personne que le jeune homme n'avait vue qu'au travers d'un portrait trop avantageux. Il releva la tête. Sa mâchoire carrée se décrispa.


La Princesse Ismara correspondait à la description qui lui avait été faite. Sous son épais chignon noir, une certaine candeur émanait de la rondeur de son visage. Ses yeux vert félin scrutaient les intentions de leurs homologues azurés. Ceux-ci étaient complètement exposés. D'habitude, Rahyel les cachait en partie au monde, mais ses mèches rebelles s'étaient sagement rangées en arrière pour l'union sacrée et formaient une cascade d'encre noire homogène jusqu'en haut de la nuque. Tant pis. Il accepta d'être à découvert, ce qui rassura sa compagne, en partie.


Le Prince d'Amaraï et second fils du Roi s'efforçait à garder le dos bien droit, comme tout bon soldat, afin de valoriser les dragons d'or qui éclairaient la nuit obscure de son kimono. Cependant, en se tenant ainsi, il renforçait la différence de taille et de gabarit avec sa partenaire. Il se percevait comme un géant à la musculature monstrueuse face à une petite créature frêle. Cela lui déplaisait. Il ne désirait en aucun cas l'intimider. Elle le comprit avec une redoutable perspicacité. À la merci de ce regard, le jeune homme de vingt cinq ans se réfugia dans son texte appris par cœur :


— Moi, Rahyel, fils de Sylvar, je me présente en ce jour devant toi, Ismara, fille de Suali, et te demande de considérer les sentiments que je m'apprête à mettre à nu. Ils se montreront nobles et sincères, la Bienveillante Nanami y veillera.

— Je t'écoute, Rahyel, fils de Sylvar.

— Je souhaite devenir ton époux. Si tu le veux, je te promets de t'honorer, de te chérir et de te protéger jusqu'à ce que l'Impartiale Déesse de la Mort vienne récolter mon âme. Pour l'heure, j'aimerais traverser l'océan de la vie à tes côtés. Acceptes-tu de devenir mienne ?

— J'accepte de devenir tienne. Puissent ton courage et ton dévouement être salués.


Ismara tendit son bras gauche et Rahyel y attacha un bracelet en perles de cerisier, symbole de leur engagement. Il releva les yeux et finit happé une fois de plus par ceux de sa compagne. Sous la réserve qu'elle arborait perçait une pointe de curiosité. Mais aucune hostilité. Pourquoi ? Il s'était attendu à plus de combativité de sa part. Ne désapprouvait-elle pas ce mariage ? Le royaume d'Amaraï avait réduit en cendres sa précieuse cité de Jawiad et malmené son peuple. Elle éprouvait forcément du ressentiment à l'égard de ses ennemis d'hier.


Rien ne filtra à ce sujet.


Soumise aux mêmes traditions que lui, l'héritière de feu le Raja apparaissait aussi pure dans ses intentions que les glaciers de son kimono, où dansaient des papillons ténébreux. Elle récita ses vœux à la perfection, son fiancé conclut non sans regret :


— J'accepte de devenir tien. Puissent ton courage et ton dévouement être salués.


Le pincement au cœur s'intensifia lorsque son bracelet de mariage rejoignit le premier qu'il portait déjà au poignet. S'éteignit sous ses yeux une longue période de sa vie.


En douceur, la main ornée de perles de sa nouvelle femme se glissa au creux de la sienne, tandis qu'un large ruban bleu s'enroulait autour d'elles afin de sceller cette union. Les clochettes résonnèrent de plus belle.


— Bienveillance, Puissance, Générosité, Impartialité ! scanda la Grande Prêtresse. Ô Déesses, j'en appelle à vous. Rejoignez-nous dans la maison de l'Amour, car ce jour est mémorable ! Venez, admirez ces jeunes gens ! Forts et vaillants, ils portent en eux la fierté de leurs ancêtres. Ô Déesses, je vous en prie, protégez-les ! Que joie et prospérité parsèment leur route afin qu'ils continuent d'honorer leur famille et que le fruit de leur amour grandisse en toute sécurité. Ô Déesses, regardez-les ! En cet instant béni par vos soins, ils scellent leur promesse d'avenir.


Sur ces dernières paroles, Rahyel se pencha avec réticence vers Ismara. La pudeur s'invita alors que leurs lèvres s'effleuraient.




À la sortie du temple, la bulle d'intimité explosa sous la pression d'une masse informe de visages, galvanisée par un discours enflammé du Roi. Un défilé de courbettes poursuivit les jeunes mariés jusqu'au palais, où le temps se distordit entre les trop longues heures de danses et de verres levés. Le Prince fatiguait, ne supportait plus cette euphorie malsaine. Par les Déesses, combien de regards rieurs, de sourires factices, d'intentions masquées devrait-il encore affronté avant que cette torture ne l'achève ?


Hélas, l'unique moyen de quitter un Enfer était d'en rejoindre un autre, comme lui rappela sa femme à l'oreille.


Des paroles qui ne manquèrent pas d'interpeller Rahyel. À qui étaient-elles destinées ? Il se savait mauvais au jeu des apparences, mais pas au point de posséder un masque aussi transparent. La balance pencha donc plutôt vers l'héritière de Jawiad, dont la famille avait péri dans les flammes. Assister à de telles célébrations sans ses proches rouvrait forcément des blessures. Lui-même n'échappait pas à cette règle.

Alors, main dans la main, les époux fuirent le bal des hypocrites pour l'intimité d'une chambre.

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