Chapitre 23

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 Je n’avais pas fermé l’œil du reste de la nuit. Au petit matin, je tentai de m’endormir. Je sombrais enfin quand des beuglements me remontèrent à la surface des eaux sombres du sommeil, tel un banc de poissons pris dans les filets d’un chalutier.

 — Oh ! bon Dieu de bon Dieu.

 Joseph débarqua, affolé, dans la chambre. Je m’appuyai sur les coudes, essayant de reprendre mes esprits.

 — Que se passe-t-il ? arrivai-je non sans effort à articuler.

 Sans un mot, il poussa un téléphone portable sous mon nez. Je frottai mes paumes sur mes yeux glaireux, un épais liquide qui déformait tout mon champ de vision.

 L’écran affichait une photographie. Je ne compris pas tout de go de quoi il retournait, puis mon cœur s’arrêta de battre ! On pouvait reconnaitre Anne, le visage tuméfié et ensanglanté. Elle semblait entravée par des liens, attachée sur une chaise.

 Joseph me tendit un carton sur lequel étaient écrits ces quelques mots : tout se paie !

 — Où avez-vous trouvé ça ? demandai-je.

 — C’était dans une enveloppe avec le GSM dedans. Quelqu’un l’a déposée contre la cafetière dans la cuisine, sans doute pendant qu’on dormait ! Seigneur ! Ils ont enlevé ma fille !

 Je comprenais à présent la visite nocturne que j’avais surprise. Je n’avais donc pas rêvé !

 Joseph pleurait. Il n’arrêtait pas de répéter :

 — Ils vont me la tuer ! Ils vont me la tuer ! Seigneur !

 Je pris mon téléphone et tentai de joindre Marc. Sur le répondeur, je le suppliai de me rappeler, lui expliquant que la fille de Joseph avait été enlevée, et qu’elle allait subir le même sort qu’Orianne si on n’intervenait pas.

 Dix minutes s’écoulèrent. Elles avaient filé avec une rapidité effrayante. Que faire ? Que faire ? Sur la photo, on pouvait imaginer voir un hangar désaffecté. On distinguait des poutrelles en acier, des palans avec des chaines tombant des plafonds. Le sol semblait gras, souillé de traces d’huile. Il aurait pu s’agir de n’importe quel endroit abandonné à Liège ou ailleurs !

 C’est alors que je repensai à la petite application qu’Anne avait installée sur mon téléphone pour géolocaliser les clichés. J’essayai de me remémorer comment elle s’y était prise. Je saisis le GSM que Joseph avait découvert et tentai d’accéder au magasin en ligne. Enfin, je tapai dans le module de recherche le nom du programme. Un soulagement me gagna quand j’aperçus l’icône de l’éditeur. Je regardai Joseph qui suivait des yeux mes moindres faits et gestes.

 — Il vaudrait mieux prévenir l’inspecteur, suggéra-t-il, de plus en plus inquiet.

 Mais je ne l’écoutais pas, obnubilé par cette foutue photo. Peut-être voulais-je lui prouver mes capacités à gérer ce problème seul. Il se laissa tomber assis sur le matelas, les mains crispées sur les draps. Sa respiration, courte, rapide, sifflait dans le silence alors que je manipulais le téléphone.

 La carte épinglait un ensemble de bâtiment de type hangar. Contre toute attente, il ne se situait pas à Flémalle, mais à l’opposé, dans un des quartiers d’Alleur, à Ans, à quelques kilomètres au-dessus de Liège. À coup sûr, un complexe industriel. Le chimiste devait posséder plusieurs points de chute.

 Cela avait été si facile ! J’étais ébahi que le truand ait montré autant de stupidité. Prendre en photo sa victime en laissant la géolocalisation du téléphone active… J’allais appeler Kinovsky quand une sirène de police se fit entendre. Qu’est-ce que c’était encore ! Je sortis sur la rue.

 Marc attendait dans son véhicule de fonction. Il avait lu mon message ! Joseph empoigna sa veste pour me suivre, mais je le repoussai avec diplomatie.

 — Restez ici au cas où quelqu’un essayerait de vous contacter.

 Il protesta avec véhémence, mais déjà je m’engouffrais dans la voiture. Marc démarra sur les chapeaux de roues. Il fallait faire vite. Je ne voulais pas perdre une seconde en trainant le vieillard convalescent derrière moi !

 Je présentai la carte à Marc qui se contenta de répondre :

 — Je sais où c’est…

 — Au fait… Je suis heureux de te revoir, dis-je, inquiet de sa réaction.

 — Moi aussi.

 Je sentis un profond soulagement m’apaiser. Marc semblait avoir ravalé sa rancœur. Je lui montrai la photo d’Anne attachée dans le hangar. Malgré la vitesse de la voiture, il se risqua à jeter un œil sur l’écran.

 — Tu sais ce que c’est ? me hasardai-je.

 — C’est un des bâtiments situés dans le parc industriel d’Alleur. Comment t’as fait pour avoir sa position ? Ce sont les ravisseurs qui te l’ont envoyée ?

 — J’ai trouvé moi-même cette info grâce aux données GPS contenues dans le fichier.

 — C’est étonnant qu’ils fassent une telle bourde ! C’est trop facile. À mon avis, ça doit être un piège pour nous attirer là-bas !

 — Un piège ! Je ne crois pas. Ils veulent peut-être qu’on retrouve Anne. Une sorte d’avertissement, quoi.

 — J’espère que tu as raison.

 J’essayais, d’après les intonations de sa voix, de savoir jusqu’à quel point il ne me tenait plus rigueur. Il avait sa manière de parler habituelle. Sa rancune semblait s’être envolée.

 Bientôt, la voiture pénétra dans le parc industriel. Marc avait arrêté la sirène et le gyrophare quelques instants plus tôt. Nous tournâmes dans quelques rues en nous aidant de la carte. Ce n’était pas évident de déterminer lequel de ces hangars choisir. Il y en avait une bonne dizaine, si pas plus. Nous nous étions repérés sur la végétation. Un grand arbre nous permit de nous orienter vers le bon bâtiment. À l’encontre des autres constructions, il semblait abandonné.

 — C’est ici ! lança Marc.

 Déjà, il sortait de la voiture et prenait son pistolet. Il l’arma et fit sauter le cran de sureté. Moi, je lui collais aux basques, comme sa propre ombre. La porte de l’entrepôt coulissa sur des guides et nous entrâmes. Il n’y avait pas un bruit. Je regardai aux alentours. Il y avait des poutres et des palans. L’environnement correspondait bien au cliché que Joseph avait reçu. Dans le fond, un cagibi avait été construit en parpaings de béton. Il semblait plus récent que le reste de la structure. Anne devait s’y trouver.

 Avec toute la prudence possible, nous avançâmes vers le local. Une lumière louche tombant de quelques lucarnes éclairait le ciment en flaques à peine plus claires que le reste du sol. Nous observions le plus petit détail, à l’affut du moindre mouvement suspect. On pouvait respirer une odeur d’huile de machine-outil, sauf qu’il n’y avait plus rien qui équipait l’atelier.

 Il y avait une fenêtre dans le cagibi qui donnait dans le hangar. La poussière opacifiait la vitre, mais nous pûmes apercevoir une forme humaine qui se tenait assise.

 — Elle est là ! chuchota Marc.

 Nous nous coulâmes jusqu’à la porte. Avec d’infinies précautions, Marc la repoussa. Des relents de bête crevée nous firent grimacer. On entendait un murmure de pleurs. Une voix féminine. Cette silhouette que nous avions devinée, c’était bien Anne. Elle regardait droit devant sans réaction quand nous entrâmes. Elle continuait à sangloter toujours en fixant un point derrière nous. Curieux, nous nous retournâmes pour voir ce qui captivait tant la fille de Joseph. Je ne pus contenir un cri de terreur !

 Ayana, pendue à un crochet de palan par les mains nouées ensemble, terminait de se vider de son sang. Il tombait à présent goutte à goutte dans une énorme flaque aux nuances d’un brun cuivré, poisseux. Elle était dévêtue et portait des traces de torture.

 — Nom de Dieu ! lâcha Marc.

 Je me précipitai vers la rescapée et délaçai les liens qui la retenaient prisonnière sur sa chaise. Elle aussi était nue, la peau marbrée de bleu par les morsures du froid. Elle sentait l’urine mélangée à la sueur. Libérée de ses entraves, elle se laissa tomber épuisée à mes pieds. Par réflexe, je jetai ma veste sur ses épaules. Elle tressaillit au contact de la chaleur accumulée dans la doublure.

 Dans un souffle qui peinait à sortir de ses lèvres, Anne réclama de l’eau d’une voix à peine audible. Il y avait un lave-main tout à côté sur lequel trainaient des gobelets de plastique usagés. Je m’empressai de soulager sa soif. Il devait bien y avoir deux jours qu’elle attendait sur sa chaise qu’on vienne enfin l’achever. Ou peut-être, l’avait-on abandonnée à son sort jusqu’à ce que la mort l’emporte devant le cadavre de sa compagne.

 J’essayai de m’imaginer ce qu’il s’était passé ici. Elle avait été battue jusqu’au sang. Ayana avait subi le même sort, sauf que ces salopards avaient obligé Anne à assister à sa mise à mort. C’était sa punition pour être la fille de Joseph, celui qui avait abattu un des hommes de main du chimiste. Je repensai au mot de l’enveloppe : tout se paie !

 J’ignorais à ce moment la raison réelle qui avait provoqué une telle violence.

 — Tu peux marcher ? lui demandai-je.

 Elle acquiesça sans mot dire. Avec lenteur, en prenant appui sur mon épaule, elle avança pas à pas, le visage empreint d’un masque de douleur.

 Alors que nous sortions du local, une voix puissante s’éleva dans le hangar :

 — Ne bougez plus ! Mettez les mains en l’air bien en vue !

 Kinovsky arrivait avec une dizaine d’hommes harnachés. Joseph déboula derrière lui.

 — Anne ! Anne ! hurlait-il. Son timbre monta de deux octaves quand il l’aperçut en vie.

 Marc rangea son arme et salua l’inspecteur. Il emmena Kinovsky en aparté. Il chuchotait en montrant le cagibi de l’index ainsi que la fille de Joseph. Le flic acquiesçait en l’écoutant d’un air attentif. Il lança l’ordre de sécuriser le périmètre puis demanda qu’on appelle la scientifique.

 Anne fut confiée aux ambulanciers et conduite à l’hôpital de la Citadelle, accompagnée de son père. Bien sûr, Marc et moi en prîmes pour notre matricule au sens propre comme au sens figuré !

 Kinovsky nous enguirlanda tous les deux avec une véhémence non contenue. Pourquoi avions-nous agi sans renfort ? Nous étions de vrais inconscients qui, par-dessus le marché, avaient pollué la scène de crime. Sa scène de crime ! Et il avait raison. Si Marc et moi avions été attirés dans un guet-apens ? À l’heure qu’il est, Kinovsky aurait eu deux cadavres de plus sur les bras !

 Mais Marc avait, à dessein, tenu à l’écart l’inspecteur. Il voulait tomber sur le chimiste pour vider son chargeur dans sa panse, selon son expression. Tout au long de la route, il avait espéré que ce fût un piège afin d’en finir avec le responsable du meurtre de sa fille. La vengeance l’avait aveuglé tant il souhaitait en découdre avec cette bande de salopards !

 Il avait mis sa vie et la mienne en péril. Moi, trop content de me réconcilier avec lui, j’avais foncé comme un con sans réfléchir aux conséquences !

 Par bonheur pour nous, le hangar avait été déserté depuis plus d’une journée. Mais pour Anne, c’était différent. Elle avait vécu l’horreur totale, et j’ose croire qu’elle aurait préféré la mort à ce traumatisme. Jamais elle n’en guérirait ! Le corps se soigne, mais l’esprit…

 Après son admission à l’hôpital, nous apprîmes qu’elle avait tenté de se suicider en s’ouvrant les veines avec un cutter. En fait, elle ne s’en souvenait pas. L’infirmière de nuit l’avait découverte les bras pendant de part et d’autre du lit. Par prudence, Kinovsky fit placer un policier de faction devant la porte de la chambre. Sans doute avait-il envisagé une autre possibilité.

 Après quelques jours, elle exprima le désir de nous voir, Marc et moi. Marc se demandait bien pourquoi. Il pensait qu’elle souhaitait nous remercier. Réflexion faite, nous lui avions sauvé la vie ! Elle voulait surtout partager les informations qu’elle avait recueillies durant sa triste détention dans ce hangar d’Alleur…

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