Chapitre 24

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 Pourquoi nous et non l’inspecteur Kinovsky ? C’était la première question qui m’était venue à l’esprit. Mais, Anne ne voulait parler qu’à nous deux. Comme Marc s’y attendait, elle désirait nous remercier de vive voix. Mon ami se sentait gonflé d’orgueil dans son rôle de sauveur. Pour une fois qu’il se démarquait dans son travail de policier. Il s’était toujours comparé à son père qui avait été inspecteur. Il répétait qu’il ne lui arrivait pas à la cheville, et il avait raison ! Marc n’avait de cesse de se prouver qu’il ne fût pas un si mauvais flic. Moi, je m’en fichais pas mal. Je préférais un ami mauvais flic à un bon flic qui ne ferait plus partie de mon cercle intime. En quelque sorte, je pouvais m’estimer heureux de ce revirement.

 Anne portait sur son visage les stigmates de son martyre. Son front avait été gravé du signe du chimiste. Elle souffrait de contusions multiples, côtes froissées et brisées, diverses coupures dont certaines avaient nécessité des sutures. Lèvres et yeux tuméfiés. Déshydratation. Sans parler de ce qui ne se voyait pas…

 La famille d’Ayana était venue récupérer son corps au centre médicolégal. Elle avait été incinérée dans la plus stricte intimité. Anne n’avait pu assister aux funérailles, et je savais qu’à la douleur de l’avoir perdue s’ajoutait celle de n’avoir pu se recueillir une dernière fois devant la dépouille de celle qui partagea son existence durant cinq ans.

 Joseph s’en voulait tant des reproches sur les choix de vie de sa fille, des piques lancées sur son homosexualité. Il avait devant les yeux un être anéanti qui ne se remettrait jamais du traumatisme qu’il avait subi.

 La lumière blafarde des tubes fluorescents de la chambre d’hôpital accentuait la couleur violacée des hématomes qui couvraient son visage. Elle faisait pitié à voir. Elle s’inclina vers nous, comme pour nous tenir en aparté :

 — C’est la femme qui m’a sauvée, balbutia-t-elle.

 — Quelle femme ? demandai-je.

 — Celle qui m’a prise en photo. Son patron lui avait donné l’ordre de m’exécuter avant de quitter le hangar. Mais, elle a renoncé.

 — Ce type, c’est celui de la photo d’Orianne ?

 Elle acquiesça sans rien dire puis sanglota. Elle secouait la tête, comme si elle essayait de se débarrasser de sa souffrance.

 — Ayana ! murmurait-elle. Ayana, je voudrais être morte à ta place.

 Elle commença à se balancer, assise sur son séant, d’avant en arrière, comme un enfant qui cherche à calmer ses angoisses. Marc et moi nous regardions, impuissants. Nous nous sentions si inutiles. Avec la mort de sa fille, Marc savait ce que signifiait la perte d’Ayana pour cette femme. À ce titre, comment aurait-il pu soulager la peine d’Anne ? Du moins, la comprenait-il.

 Et tout cela était de ma faute ! Depuis l’homme au laser, les cadavres ne cessaient de s’accumuler. Ma curiosité avait déclenché une véritable cascade d’évènements qui m’échappaient, comme on lance le premier domino qui provoque la chute du suivant et du suivant et du suivant, encore et encore ! Il n’y avait qu’un seul moyen d’arrêter tout cela : mettre hors d’état de nuire ce fumier de chimiste !

 Comme convenu, nous relatâmes à Kinovsky la teneur de notre conversation avec Anne. Il semblait inquiet. Si le truand apprenait qu’elle s’en était sortie, sans doute essayerait-il de terminer le travail. L’inspecteur s’interrogeait sur ce qui avait poussé cette femme à épargner Anne. Ça sent la mutinerie, avait-il déclaré.

 Kinovsky m’avait chargé de la convaincre de collaborer avec lui afin que l’on gagne du temps, et qu’elle puisse participer à l’élaboration des portraits robots des suspects. Il y avait trois hommes, le chimiste inclus. Ils avaient violé les deux femmes. Les avaient violentées pour enfin s’acharner sur l’une d’elles. Le chef de la meute avait insisté pour que Anne assiste au calvaire de sa compagne.

 Dans l’espoir que l’on coince ces ordures, elle finit par accepter la visite du portraitiste. Mais pour la fille : pas question ! Syndrome de Stockholm ou quoi que ce fut, jamais elle ne se prêta au jeu des visages.

 Quand Anne lui révéla le code de l’alarme de la maison, elle lui fit promettre qu’elle déposerait juste l’enveloppe, sans s’en prendre aux occupants alors qu’elle serait même découverte.

 Il semblait évident que cette fille ne souffrait plus d’obéir au chimiste. Elle avait avoué à Anne qu’elle honorerait son dernier contrat, puis disparaitrait de la scène.

 Qu’est-ce que cela signifiait ? Dans le milieu, un contrat est synonyme d’assassinat ! J’avais raison : quelque chose se préparait. Cette femme devait être une tueuse au service du truand. C’était un vendeur de drogue : il devait sans doute vouloir se débarrasser d’un concurrent ! Quel autre intérêt aurait-il eu à commanditer un meurtre ? Et s’il ne le tentait pas lui-même, c’est que la cible devait être inaccessible. Elle demandait des moyens sophistiqués pour l’éliminer. Peut-être un baron du trafic international de stupéfiants avec une armada de gardes du corps ? Le tout serait de savoir qui, quand, où, et comment. Kinovsky devait plancher sur le problème avec une armée d’auxiliaires.

 Quelques jours plus tard, je reçus une lettre de mon propriétaire : mon appartement avait été restauré, et l’on n’attendait plus que moi. Bien sûr, le loyer courait depuis le début du mois !

 Joseph me supplia de garder le contact. Il s’était habitué au crétin qu’il hébergeait, selon ses propres dires. Anne me demanda de patienter qu’elle soit remise sur pied avant de repartir reprendre ma petite vie pépère, selon ma propre expression. En colocation avec Ayana, elle n’avait plus d’autre choix que de retourner vivre chez son père. Le prix d’un logement au centre-ville était bien trop élevé pour son seul salaire. Joseph semblait impatient du retour de l’enfant prodigue. Il avait fait astiquer la maison de fond en comble par une équipe de nettoyage spécialisée qui avait été jusqu’à récurer les siphons des lavabos !

 Depuis la visite de la femme à la moto, j’avais modifié le code de l’alarme. Bien que si son patron voulait encore nous atteindre, ce n’est pas cela qui l’aurait arrêté. D’après ce que j’avais compris, c’était une professionnelle. Nous décidâmes de ne pas faire de vagues en refusant de répondre aux journalistes qui s’étaient jetés sur l’affaire. Un crime homophobe, selon certains titres d’articles de presse.

 Profitant de ce répit, je m’attelai à l’écriture de mon roman. Joseph admirait mon calme olympien. Il est vrai que cette occupation accaparait tout mon esprit. Lorsque j’écris, plus rien ne compte. Je suis aspiré dans l’univers que j’ai enfanté, et dans lequel évoluent mes personnages. Ce calme ne reflétait que la façade de ce monde imaginaire. Comme la surface d’un océan abritant une multitude de créatures invisibles pour celui qui, tout comme Joseph, plongeait son regard entre l’écume des vagues.

 Les chapitres s’enchainaient de jour en jour. Mon hôte, en tant que propriétaire de l’ordinateur portable, avait exigé de lire, au fur et à mesure, la prose qui remplissait son disque dur. Je lui avais juste demandé qu’il garde ses commentaires jusqu’au point final de l’histoire.

 Je le voyais se mordre le bout de la langue tant ça le démangeait de venir y mettre son grain de sel. J’avais ainsi écrit une petite centaine de pages quand Anne revint enfin à la maison. Joseph avait à tout prix voulu organiser une fête en l’honneur de son retour. Mais Anne se contenta de nous remercier, et monta sans détour dans sa chambre.

 — Tu descendras au moins souper ? lança Joseph avec une pointe de déception dans la voix.

 Elle ne répliqua pas. Nous entendîmes juste la porte à l’étage se refermer. Joseph soupira, impuissant. Quelque chose me disait que cela ne serait pas facile pour le père comme pour la fille. Le spectre d’Ayana allait hanter cette demeure. Tomberai-je dessus par hasard errant dans la bibliothèque, et s’attablant devant un Zola ou un Proust ? Allez savoir…

 Je me suis remis à écrire. Joseph ne semblait pas disposé à causer, je me suis donc attelé à l’ouvrage. Me voir tapoter comme cela apportait un certain réconfort au vieillard.

 Le soir venu, Anne ne reparut pas. Joseph inquiet me demanda d’aller vérifier si tout allait bien. Il s’était activé avec amour dans la cuisine pour préparer un petit plat pour sa fille, et elle n’avait pas même daigné répondre à ses appels dans la cage d’escalier. Toute cette bonne nourriture ! s’était-il lamenté.

 Je montai donc à l’étage, avec une certaine appréhension. Je toquai avec douceur. Sa voix me murmura d’entrer. Elle se tenait assise dans le lit, le visage ruisselant de larmes. Sans doute avait-elle pleuré tout l’après-midi. Je ne savais quoi lui dire.

 Je n’ai pas le don du sacrifice, aussi m’étonnai-je moi-même quand j’ouvris la bouche pour lui parler :

 — Tu dois penser que tout ceci est à cause de moi. Si je n’avais pas loué une chambre chez ton père, rien ne serait arrivé…

 Elle me regarda avec insistance. Elle allait à coup sûr me débiter une phrase qu’elle avait ruminée des heures entières.

 — Oui ! C’est un peu de ta faute. Mais c’est moi qui t’ai proposé de venir vivre ici.

 — S’il te plait. Tu n’es en rien responsable.

 — Tu sais, la tueuse, elle est venue me voir à l’hôpital.

 — Quoi ? Mais, comment a-t-elle pu passer le cordon de protection ?

 — Le policier de faction m’a demandé si elle pouvait entrer. J’ai répondu que c’était une amie.

 — Tu es tout à fait inconsciente ! Tu imagines si elle avait eu l’intention de terminer son travail !

 Anne secoua la tête. Elle me regarda un certain temps dans les yeux puis me prit la main. Elle inspira avec force.

 — Elle m’a affirmé qu’elle te connaissait.

 — Comment ça ? Comment est-ce possible ? C’est quelqu’un de mon entourage ?

 — Elle m’a fait jurer de ne rien dire. Et si tout s’arrête avec le chimiste, c’est justement pour ça…

 — Je n’y comprends plus rien ! Elle t’en a dit bien plus que tu ne veux le croire. Si Kinovsky le découvre, il peut t’accuser d’entrave à l’enquête. C’est un têtu, ce flic-là. Il ne laissera rien passer !

 — Oublie l’inspecteur Kinovsky ! Je te répète que tout va s’arrêter. Toi ni Marc ni personne ne risquez plus rien.

 — À moins que le chimiste ne perce à jour sa trahison. Je suis certain qu’il est déjà au courant de ta résurrection miraculeuse. Il s’empressera de l’éliminer. Ce type est un fou, il n’aura de cesse tant qu’il ne se sera pas débarrassé de tous les obstacles qui se sont mis en travers de sa route. D’ailleurs, si elle est si repentie que cela, pourquoi veut-elle exécuter son contrat jusqu’au bout ?

 — C’est une question d’honneur. Un contrat, une fois payé, ne peut plus être révoqué. Il y va de sa réputation.

 — Sa réputation ? Mais puisqu’elle t’a dit qu’elle souhaitait raccrocher ! Et puis, pourquoi ne pas nous avoir donné de suite ta position afin que l’on te porte secours ?

 — Elle ne pouvait pas prendre de risques. Je lui ai juste demandé de vérifier si la géolocalisation du téléphone était activée. Elle a compris où je voulais en venir. Je savais que ce serait la première chose que tu chercherais à connaitre !

 — Putain ! Excuse-moi, mais c’est pire que de jouer à la roulette russe, ce que tu as fait ! Imagine qu’on ne t’ait jamais retrouvée ! C’était de la pure folie !

 — Elle savait que le chimiste viendrait vérifier si elle m’avait achevée comme prévu. Elle ne pouvait pas se permettre qu’on me porte secours trop tôt ! Elle m’a badigeonné la tempe de sang pour faire croire qu’elle m’avait collé une balle dans la tête, et j’ai fait la morte. J’ignore s’il a été dupe. Par bonheur pour moi, alors qu’il s’approchait, son GSM a sonné. Il s’est éloigné pour répondre. Je l’ai entendu dire : tu la butes quand elle aura terminé son job. Ensuite il est parti…

 Dans la cage d’escalier, nous perçûmes la voix de Joseph qui manifestait son inquiétude.

 — Tu devrais penser à reprendre des forces, dis-je sans conviction.

 Anne soupira, s’essuya les joues avec le drap de lit, renifla un grand coup, et se décida enfin à se lever.

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