Chapitre 22

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 Joseph avait raison sur ce point : une fois de plus, c’est moi qui initiai le premier pas. Je voulais me racheter aux yeux de Marc. Je lui devais bien ça. Ses blagues salaces derrière une Jupiler et un bol de cacahouètes salées, sa bonhommie, ses coups de gueule, me manquaient déjà tant.

 Quand je tombai sur la photo du présumé truand, je balançai une copie du fichier sur mon téléphone portable. Je sais, je vous avais dit que j’avais à peine eu le temps de la consulter, mais non. Je voulais juste ménager mes effets…

 Je l’avais examinée à mon aise des heures durant comme si tout à coup un nom sortirait du néant par l’opération du Saint-Esprit ! Mais bien sûr, c’était peine perdue pour la simple raison que je pensais n’avoir jamais vu ce visage. Cependant, une certaine familiarité s’en dégageait. Peut-être qu’à le regarder ainsi, mon cerveau lui avait réservé une case dans mes souvenirs, à la manière des pubs qui s’incrustent dans notre mémoire à force de répétitions. Tout à coup, ça me revint ! Bordel ! La fête à la Bergerie ! Le gueulard ! Le connard qui m’avait envoyé son poing dans la figure ! C’était lui !

 Fort de cette révélation, et voulant me rabibocher avec Marc, je décidai de lui expédier la photo. J’aurais aimé l’accompagner d’un texte, mais l’inspiration ne venait pas, aussi me contentai-je d’écrire le mot urgent en guise d’objet. Mais même avec ce titre, Marc n’ouvrirait peut-être pas le courriel.

 Quant à Kinovsky, il avait confié le téléphone d’Orianne à la scientifique. Un logiciel de reconnaissance faciale devait à cette heure l’analyser. Le modèle de la voiture dont on n’apercevait qu’un bout de tôle devait, lui aussi, retenir la plus grande attention. Moi, j’aurais pu lui venir en aide, mais Kinovsky ne s’était pas montré très fairplay avec moi. J’avais envie de le laisser mariner dans son jus. Il est évident que je devenais un témoin clé dans l’affaire. Je pouvais identifier le chimiste ! Mais, je repensai au sort du jeune SDF, Fabien, et je fus pris d’une lâcheté. Le truand ne doutait pas que je puisse le reconnaitre, mais jusqu’ici, il n’était pas parvenu à m’éliminer. Quel ange veillait sur ma petite personne, et combien de temps la chance resterait-elle de mon côté ? S’il fallait témoigner, je préviendrais l’inspecteur le moment venu. C’est un atout que je voulais garder jusqu’au bout ! Je sais, c’était con comme attitude, mais mon orgueil avait souffert, dans cette histoire ! De toute manière, je pensais que l’étau se resserrait, en douceur, sans nul doute, avec ou sans mon aide. Enfin, c’était ce que je croyais…

 Marc ne répondit pas à mon message. Je restai dans l’expectative. L’avait-il effacé aussi vite reçu sans prendre la peine d’y jeter un œil ? Il devait cependant avoir remarqué qu’une pièce jointe l’accompagnait. J’espérais que la curiosité l’emporterait.

 Même si je savais que cette photographie ne lui serait pas d’une grande utilité, je voulais qu’il comprenne que je n’avais pas baissé les bras. Qu’il pouvait toujours compter sur moi. J’attendis donc comme un convoyeur…

 Liège, bonne visibilité, les convoyeurs attendent… Je ne me rappelle plus très bien le contenu de ces messages qu’on entendait à la radio, messages destinés aux colombophiles. Mais concernant Marc, j’en étais arrivé là ! Sauf que je n’avais aucune idée de ce qui aurait bien pu signifier bonne visibilité dans notre histoire.

 Cependant, un coin du voile se leva grâce à la sagacité de la fille de Joseph, comme le soleil évapore le brouillard. Anne était passée prendre des nouvelles de son père. Nous étions lui et moi en grande conversation concernant ladite photographie.

 Il avait remarqué mon désarroi face au mutisme de Marc, et m’avait questionné. Nous avions embrayé sur le sujet.

 — De quoi discutez-vous de la sorte ? s’enquit-elle en pénétrant dans la cuisine.

 Je lui présentai l’écran de mon portable. Elle regarda la photo sans comprendre.

 — Et alors ? C’est qui ce type ? demanda-t-elle d’un ton détaché.

 Il était temps qu’Anne soit mise au courant, non pas qu’il y ait une quelconque urgence, mais si Joseph avait été blessé, c’était à cause de toute cette histoire.

 — On le surnomme le chimiste, dis-je. C’est un trafiquant de drogue qui sévit dans la région. Tous les ennuis que nous avons eus jusqu’à présent lui sont imputables.

 — Tu veux parler de l’agression de mon père, et de tout le reste ?

 J’acquiesçai de la tête.

 — C’est toi qui l’as photographié ?

 — Non, j’ai récupéré le fichier sur le téléphone de la fille d’un ami qui est décédée. C’est une des victimes de ce truand.

 — Oui, il me semble avoir lu ça dans les journaux. C’est la fille d’un policier, c’est ça ?

 Je ne pris pas la peine de confirmer, et continuai, trop excité par ma découverte.

 — Le type que ton père a descendu était un homme de main de ce salaud. Hélas, la police ne sait pas à qui appartient ce visage.

 — Mais, qu’est-ce que toi et papa avez à voir avec tout ça ?

 — Orianne, la fille qui est morte, avait dissimulé de la drogue dans la doublure de mon sac. Sans doute l’a-t-on torturée pour qu’elle avoue où elle l’avait cachée. Ils sont remontés jusqu’ici…

 — C’est à cause de toi, alors, tout ce bordel ?

 — Oui… Je suis désolé pour ton père, et pour toutes les emmerdes.

 En disant cela, je guignai Joseph qui écoutait sans ouvrir la bouche. Il avait posé les coudes de part et d’autre de sa tasse de café sur la table de la cuisine et retenait sa tête, le menton abandonné sur ses poings joints. Il avait l’air à des kilomètres du sujet. Avec sa fille devant les yeux, pensait-il encore à notre altercation concernant sa possible, mais improbable, descendance.

 — Cette photo, continuai-je, c’est tout ce qu’on a. Mais on ne voit pas grand-chose. Je doute que les flics parviennent à coincer quiconque avec ça !

 — Détrompe-toi. Si elle a été prise avec un smartphone moderne, ils ont les coordonnées GPS.

 — Les coordonnées GPS ?

 — Ben oui, le lieu où la photo a été prise est stocké quelque part dans les métadonnées du fichier.

 — Ah bon ! Mais, comment fait-on pour y accéder ?

 — Tu installes une simple appli, et tu auras même une carte de l’endroit exact où cette fille se trouvait à ce moment-là !

 — Tu rigoles ?

 — Non, je t’assure. Et si tu veux mon avis, la police est déjà passée par là depuis belle lurette !

 Devant mon air incrédule, Anne s’empara de mon téléphone pour se connecter au store du fabricant. Deux minutes plus tard, j’avais sous les yeux une vue satellite avec épinglé le lieu où Orianne s’était tenue pour prendre sa photo. Une espèce d’entrepôt situé à Flémalle sur un ancien site de Cockerill-Sambre. J’émis un sifflement d’admiration face à cette prouesse !

 Anne, assez satisfaite, s’installa, elle aussi, à la table de la cuisine après s’être servi un café. Son père restait muet avec une moue boudeuse.

 — Ça va, papa ? Tout se passe bien ?

 La grimace de Joseph s’accentua alors qu’il acquiesçait du chef. Anne me jeta un regard à la fois interrogateur et inquiet. Je soupirai en écartant les mains. Elle crut qu’il traversait encore un mauvais jour. Moi, une seule idée m’obnubilait : contacter Marc pour lui faire part de notre trouvaille. Il me brulait aussi l’envie de téléphoner à Kinovsky afin de savoir s’il avait découvert cette info. Je n’attendais maintenant qu’une chose : qu’Anne s’en aille afin que je puisse mettre mes projets à exécution.

 Joseph ne cessait de nous observer tous les deux, elle et moi, puis secouait la tête. J’imaginais ce qu’il pensait, et je voyais bien que ça l’énervait que je ne tente pas ma chance avec sa fille. Nous ressassions chacun nos idées fixes.

 Sans doute agacée par l’attitude de son père, Anne décida de partir. Elle m’adressa un regard ostensible, comme lorsque l’on jette de grands yeux inquisiteurs aux enfants. Je l’accompagnai jusqu’au seuil afin de l’assurer que tout allait bien.

 — Qu’est-ce que vous avez, tous les deux ? s’inquiéta-t-elle.

 — Rien de bien grave, surtout ne te tracasse pas. Je t’expliquerai.

 — Vous ne vous entendez pas ?

 — Si, mais c’est un peu compliqué.

 — Compliqué ? Comment ça, compliqué ?

 Je soupirai, impuissant. De toute façon j’aurais fini par le lui dire, et je me jetai à l’eau :

 — Ton père veut que je te courtise, comme au bon vieux temps. Il souhaite qu’on se marie pour avoir des gosses !

 — Rien que ça ! J’espère que tu lui as répondu que c’était impossible !

 — Il n’y a rien à lui faire entendre. Et surtout pas d’un enfant élevé par deux femmes.

 — Tu lui as parlé de notre projet de petit-fils ? Mais tu te prends pour qui ?

 — Je sais, je n’aurais pas dû lui dire, mais c’est sorti tout d’un coup alors qu’il m’avait assez énervé !

 Anne poussa un soupir excédé.

 — Tu n’es vraiment qu’un pauvre crétin !

 — Je sais, je sais… Il n’arrêtait pas de t’attaquer sur ton homosexualité ! J’ai voulu te défendre !

 — Je n’ai pas besoin qu’on me défende ! J’assume parfaitement mon penchant pour les femmes. Puisqu’il ne désire pas d’enfant que j’élèverais avec Ayana, eh bien ! tant pis pour lui. Et rassure-toi, des hommes pour me féconder, j’en ramasse à la pelle dans la rue !

 Elle claqua la porte et me laissa seul comme un idiot avec mes pensées.

 — Quelle famille ! Mais quelle famille ! lançai-je.

 Je retournai dans la cuisine. Joseph n’avait pas bougé d’un poil. Il m’accueillit avec une moue contrite.

 — C’est marrant, je t’imaginais plus futé, me dit-il en vidant le reste de son café.

 — À quel propos ? demandai-je avec prudence.

 — Cette histoire de plan… Je te croyais au fait de ces choses-là. Hum ! heureusement que ma fille est passée. Sans elle, tu serais encore à lorgner cette photo comme une cartomancienne qui essaye de prédire l’avenir. Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ?

 — Ce que je compte faire ? Je vais d’abord contacter mon ami Marc. Ensuite, on avisera.

 — Si tu veux mon opinion, tu ferais beaucoup mieux de prévenir l’inspecteur de vos projets.

 — Et que savez-vous de nos projets ? Vous êtes devin ?

 — Pas difficile d’imaginer que toi et ton copain allez vous pointer là-bas afin de surprendre ce bandit ! D’après ce que tu m’as dit de ton ami Marc, il va tenter de se venger en essayant de descendre avec son flingue le type de la photo. Si ça se trouve, ce n’est même pas lui le chimiste !

 — Ben, on causera avec lui, afin de s’assurer à qui on a affaire.

 — Vous êtes complètement cons ! Enfin, si ça vous amuse qu’on retrouve votre cadavre dans un terrain vague, c’est votre problème, après tout !

 Joseph avait raison. Ce plan était parfaitement idiot. Mais je ne désirais qu’une chose : me rabibocher avec Marc grâce à cette info !

 Je n’hésitai pas une seconde. J’envoyai la carte sur sa messagerie, lui expliquant que c’était là que devait se cacher l’assassin d’Orianne. Je l’exhortai à venir me chercher dans l’heure.

 Bien sûr, on ne le vit pas.

 Je m’étais débrouillé pour me rendre sur place par mes propres moyens. C’est-à-dire : le bus et la marche. Je me tenais à présent devant une double grille métallique sur laquelle il y avait un écriteau : ArcelorMittal. Le repreneur du site. Le fossoyeur, devrais-je dire !

 Le soir tombait. Dans mon dos, les voitures filaient sur le quai à vive allure. Je tentai d’apercevoir quelque chose au travers des barreaux. Soudain, une moto que je n’avais pas vue arriver s’arrêta à ma hauteur. Le pilote posa un pied au sol, laissant tourner le moteur, et m’observa derrière la visière fumée de son casque. D’après sa corpulence et ses formes qu’épousait le cuir, il devait s’agir d’une femme.

 Je pensai qu’elle allait me demander son chemin, ou une connerie du genre. À la place, elle sortit un flingue de sa veste, et pointa le canon vers mon front. Ses doigts bougeaient avec fébrilité sur l’arme. Moi, immobile, pétrifié, j’attendais l’épilogue de ma vie. J’étais persuadé que mon heure était arrivée. J’avais un gout de sang dans la bouche, le cœur froid comme une tombe. C’était la fin. L’homme au laser avait gagné la partie !

 Cependant, elle semblait hésiter. Qu’attendait-elle ?

 Enfin, sans rien dire, elle rengaina le flingue, et démarra en trombe. Moi, je restai là, nauséeux, étonné de pouvoir encore respirer. Je m’affalai contre la grille, tremblant de tous mes membres. Je devais me ressaisir, partir au plus vite. Si jamais elle changeait d’avis pour revenir terminer ce qu’elle avait avorté ! Mais j’étais sonné ! Il me semblait que jamais plus je n’aurais pu recouvrer l’usage de mes jambes. Enfin, je me hissai en m’aidant des barreaux du portail.

 Le soir venu, je tournais en rond dans la chambre. Tout se bousculait dans ma tête : le mutisme de Marc, les mots que j’avais eus avec Anne, la femme à la moto ! Je n’étais pas passé loin !

 Je sentais que la nuit allait s’éterniser. Aussi, pour tâcher de me changer les idées, j’empruntai l’ordinateur portable de Joseph. Mais sans le wifi, il n’y avait pas grand-chose pour m’occuper. J’aurais pu partager la 4G de mon téléphone pour accéder à Internet, mais je ne me rappelais plus comment procéder.

 Ainsi, mon regard planait dans la pièce, cherchant quelque chose où s’accrocher. Le tiroir de la commode entrouvert réveilla ma curiosité. Le bout de plastique que j’y avais jeté avec nonchalance y dormait encore. Avec cet ordinateur sous la main, pourquoi ne pas voir ce que le technicien de Kinovsky avait sauvé sur cette foutue clé USB ?

 Le début de mon roman s’y trouvait ! C’était inespéré. Je relus les quelques pages, me laissai happer par l’histoire qu’elles racontaient. Il y eut au plus profond de moi une sorte d’appel. Des ailes me poussaient sur les doigts. Déjà, ils tapotaient avec avidité le clavier. La fièvre de l’écriture m’avait repris ! Ce flingue pointé sur ma tronche m’avait donné comme un coup de fouet. Ça arrive qu’après une vive émotion, on ait envie de faire l’amour. Moi, il me restait juste ce roman pour évacuer mon stress.

 Je dactylographiai ainsi jusqu’à une heure avancée de la nuit. Jusqu’à ce que ma vision se brouille, que mes yeux me brulent, et m’obligent à les baigner à l’eau du lavabo.

 Alors que je me tamponnais les paupières avec une serviette de bain, j’entrevis dans le miroir le reflet d’une forme humaine. C’était encore cette femme vêtue d’une combinaison de cuir noir, le visage dissimulé par le casque de moto dont elle avait relevé la visière. Je pouvais juste apercevoir ses yeux. Je me retournai d’un coup, et nous nous dévisageâmes comme deux animaux tombés nez à nez dans la forêt, ne sachant lequel des deux allait bondir sur l’autre.

 Pendant une fraction de seconde, je pensai qu’elle venait terminer son travail. Mon sang se glaça une fois de plus alors que son regard me transperçait jusqu’à l’âme. Elle posa l’index devant son casque, me priant par ce signe de me taire, puis fit volteface, et disparut sans un bruit dans la cage d’escalier. Le temps que je réagisse, elle avait déjà quitté la maison !

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