Chapitre 21

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 L’appareil se déverrouillait d’un geste du doigt sur l’écran. J’avais à tout hasard dessiné un O comme Orianne sur le clavier virtuel. Pourquoi Orianne ? Cela me semblait une évidence. Une protection encore plus débile que de taper 123456 ! Elle n’avait pas cherché plus loin. Pour une fois, mon intuition se révéla la bonne. L’écran apparut avec toutes ses petites icônes en couleur.

 Cette opération, je l’avais réalisée avant l’arrivée de Kinovsky. J’avais juste eu le temps de parcourir la centaine de selfies qui encombraient la mémoire du téléphone. Toujours les mêmes stupides portraits, la bouche en cul de poule, en poisson, l’index entre les dents, la langue sortie et les yeux qui louchent ! Il y avait deux clichés de Fabien avec des V en signe de victoire, des doigts d’honneurs aussi !

 Enfin, une photo semblait avoir été prise à la sauvette entre les grilles d’un portail métallique. On y voyait un type, à une dizaine de mètres. Il entrait dans une voiture. Le chimiste ! En déduisis-je.

 Sa tête ne présentait aucune particularité. Il aurait pu s’agir de n’importe qui, et on aurait pu le confondre avec n’importe qui. Un mec insignifiant, quoi… Notez que, en y regardant de plus près, ce visage me disait quelque chose. Je croise tant de gens dans la rue ! Non, je ne voyais pas…

 Lorsque l’inspecteur ébranla tout le bâtiment en secouant la porte d’entrée, j’éteignis le téléphone, par réflexe. Quand il eut investi le couloir, je lui tendis l’appareil.

 — On vient de le découvrir sous un meuble, affirmai-je sans préambule.

 — Vous l’avez ouvert ?

 — Non, non, répondis-je comme un gosse surpris les doigts dans le pot de confiture. Je l’ai juste mis à recharger, ajoutai-je.

 — Comment se fait-il qu’il se trouve ici ? Orianne vous a rendu visite ?

 — Non, on vous l’aurait dit. Il est peut-être tombé de la poche du truand quand il a été abattu. Il l’avait peut-être emporté après avoir laissé Orianne pour morte, me risquai-je.

 — Hum, c’est une possibilité.

 Kinovsky donna l’appareil à son adjoint qui l’enfonça dans un sac en plastique. L’inspecteur m’ordonna d’un ton sec de passer au commissariat pour enregistrer ma déposition. Depuis Fabien, il ne me tenait plus en haute estime. Cette inflexion autoritaire m’en avait convaincu. Il tourna les talons sans autres formalités. Je le retins par le coude.

 — Le code de déverrouillage doit être un O.

 Il me jeta un regard ostentatoire en secouant la tête. Il avait bien sûr compris que j’avais déjà fouillé l’appareil. Mais, ça aurait été con que le technicien de la police le bloque en tentant d’entrer de mauvaises combinaisons ! Non ?

 De toute évidence, dois-je avoir une piètre opinion de moi-même pour croire mes pairs aussi débiles. N’y a-t-il pas un dicton qui dit : tel on voit les autres, tel on est ? Je compris avec quelle condescendance je traitais mon entourage. C’est peut-être pour cela que je n’avais gardé aucun ami. Même Marc, je l’avais perdu. Ça devait venir du temps où j’étais vendeur d’appareils électroniques pour le compte d’une firme américaine. Les clients posaient de telles questions que l’on aurait pu croire qu’ils avaient une méduse à la place du cerveau. Tenez, un type était entré un jour pour acheter un poste de radio portatif à fixer sur un guidon de vélo. Le mec m’avait demandé s’il fonctionnait sur secteur ! Je lui répondis du tac au tac : oui, mais, il faut une grande allonge… Il ne tiqua même pas !

 Depuis, quand je dois donner des explications, j’arrose large spectre, en anticipant les remarques idiotes, ce qui en vexe plus d’un ! Je n’ai jamais été bon commerçant. J’aurais dû plutôt enseigner…

 Voilà ! Kinovsky avait retrouvé le portable d’Orianne, il allait découvrir la photo du chimiste qui serait identifié, à moins qu’il ne figure dans aucun fichier de la police. Il allait être arrêté, traduit devant la justice et condamné à perpétuité ! Hum… Mon œil !

 Quand Kinovsky s’en fut allé, Joseph inspecta toute la maison. Il voulait savoir ce qu’il s’était passé depuis son hospitalisation. Ce qui avait été bougé, cassé, dégradé. Pourquoi n’avait-on pas remis en place les CD par ordre alphabétique ? Avait-on touché à la bibliothèque parce qu’il y avait des œuvres originales irremplaçables ? À son grand soulagement, il constata que son antre secret à la cave n’avait pas souffert. Moi, je suivais comme un majordome.

 Joseph se dirigea vers le bar, une espèce de vieux buffet en chêne. L’armagnac de cinquante ans d’âge attendait que l’on s’occupe de son sort. Le convalescent prit deux verres et déboucha la bouteille. Il huma en fermant les yeux les effluves alcoolisés en poussant un soupir de satisfaction. Je protestai que ça n’était pas raisonnable. Il leva la paume de la main dans ma direction, histoire de me faire comprendre que je n’avais pas voix au chapitre.

 Bientôt, le précieux liquide tournoya d’un geste calculé dans son écrin cristallin. J’imitai Joseph. Il frissonna d’aise à la première gorgée. Moi, j’étais trop accaparé par mes pensées pour profiter de l’instant. Nous nous installâmes dans les clubs. Joseph ouvrit le bal :

 — Tu es un drôle de type, Pierre-Alexandre… D’abord ton prénom à la con, et puis ton existence décousue à travailler comme intermittent du spectacle. Un saltimbanque ! D’ailleurs, je ne t’ai jamais vu partir bosser ! Je me trompe ?

 Je tentai de répondre, mais il m’interrompit. Il me dévisagea un moment puis continua :

 — Tu n’as pas d’ami, pas de copine, pas de vie sociale… Il n’y a rien dans ta foutue existence ! Tu casses les couilles aux gens quand tu passes à la radio avec tes dragées contre la diarrhée ou autres conneries du même genre. Tu es un bateau à la dérive si tu veux mon avis… As-tu remarqué que jamais personne ne se tourne vers toi ? C’est toujours toi qui fais le premier pas, à chaque fois. Ton ami Marc, c’est encore toi qui l’appelles en premier, jamais lui…

 — Pourtant, après l’incendie, il est venu de suite à l’hôpital.

 — Hum, c’est vrai… Tu marques un point. Mais les autres ? Tes collègues. Tu dois bien avoir des copains dans ton travail. Tu les as vus ?

 — Maintenant que vous le dites… Non. Personne.

 — Et Marc ? J’ai cru entendre que vous étiez en froid. Fera-t-il le premier pas ?

 — Marc, c’est Marc… Avec tout ce qu’il lui est arrivé, je suis prêt à lui pardonner son manque d’intérêt pour moi.

 Je ne comprenais pas la nécessité de cette conversation. Où Joseph voulait-il en venir ? Mais, sur le fond, il avait raison. Jamais personne ne me contactait, même pour prendre de mes nouvelles. C’était toujours moi qui me manifestais. Pourtant les gens avaient l’air contents de me voir, comme quand on se lève le matin et qu’une belle journée commence. Oui, j’exagère peut-être un peu, mais en y réfléchissant, l’on m’accueille avec ou sans plaisir tel le fond de l’air qu’il soit frais ou pas. Personne n’a jamais téléphoné au soleil pour l’inviter dans sa maison !

 J’étais l’ami qu’on apprécie, mais à qui on ne pense jamais. Maintenant que Joseph avait mis le doigt dessus, cela me paraissait une évidence. Qu’y pouvais-je ? C’était comme ça.

 Joseph vida d’un trait son verre puis se pencha vers moi :

 — J’ai une mission pour toi !

 — Une mission ? Quelle mission ?

 — Ma fille te plait ?

 — Ben ouais… C’est une jolie femme. Houla, j’ai peur de comprendre ! Vous voudriez que je la courtise ? Je vous le dis tout de suite, c’est peine perdue ! J’ai déjà essayé… Elle est lesbienne, je vous le rappelle !

 — Elle est lesbienne, elle est lesbienne, elle pense qu’elle est lesbienne ! C’est cette petite greluche qui l’a écartée du droit chemin ! Moi, je sais qu’elle a couché avec des hommes. C’est bien la preuve !

 — Mais si c’est son caractère profond ! On ne peut pas aller contre la nature des gens.

 — C’est ce qu’elle est devenue qui est contre nature. Enfin ! On ne peut pas laisser faire ça ! Gâcher tout ce potentiel ! Renoncer à la maternité, à la vie de famille ! Et moi, dans tout ça ? La honte ! Et puis mourir sans héritiers ! Je ne peux l’accepter…

 — Je vous rappelle qu’elle envisage de faire un enfant. C’est elle qui me l’a dit !

 — Oui, une PMA ! Avec le sperme d’un parfait inconnu ! Un gamin qui n’aura pas de père… C’est une vie pour un gosse, ça ?

 Ce type m’énervait. J’avais envie de le gifler ! Mais comme je suis un non-violent, pour me venger, je lui avouai juste la vérité.

 — Elle m’a proposé d’être le géniteur.

 — Hein ? Tu lui fous un polichinelle dans le tiroir, et puis tu mets les voiles ? C’est ça son plan ? Je n’ai pas envie que mon petit-fils soit élevé par deux femmes ! C’est un truc à en faire un homo, ça ! Écoute-moi bien, tu engrosses ma fille, d’accord, mais tu la maries ! Sinon, je la déshérite ! Je lèguerai ce que je peux aux bonnes œuvres. Non, mais penses-y ! Tout ce que tu vois dans cette maison est pour vous deux. Tu n’imagines pas à côté de quelle fortune tu passerais si tu loupes ce coup-là !

 Je secouai la tête, incrédule. C’était hallucinant ! Que pouvais-je rétorquer, coincé comme un con au fond de cette cave, car malgré toutes les apparences, cet endroit n’était jamais qu’une cave humide qui avait servi jadis à contenir des tonnes de charbon. Je respirai un grand coup.

 — Jamais elle n’acceptera ! Et puis merde ! je ne suis pas votre gigolo.

 — Mais qui te parle de gigolo ? Le père de mon petit-fils ne peut pas être un gigolo ! Mais, puisque tu en pinces pour elle, qu’est-ce que ça peut bien te faire de l’épouser ? Au moins, tu n’aurais plus à faire ce boulot débile !

 — J’aime ce boulot débile, comme vous dites ! C’est ma vie. Mon choix. Il a toute son utilité. Et puis, je ne suis pas le géniteur de la famille Vandekassbeek, à la fin ! Allez vous faire foutre avec votre descendance !

 — Mais quel fichu caractère ! Il n’y a pas moyen de discuter avec un type comme toi !

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