Chapitre 20

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 Il pleuvait toujours quand Anne gara la voiture à proximité de la maison de l’avenue Blonden. Je m’étais proposé de l’aider pour le grand retour de Joseph, enfin guéri de ses blessures.

 Octobre, humide et froid, renvoyait aux oubliettes les canicules estivales que je commençais déjà à regretter.

 Joseph s’extirpa tant bien que mal de la petite Peugeot. Nous dûmes presque le hisser sur ses pieds. Il avait pris du poids, ça, c’était certain ! Anne le lui fit remarquer. Il se contenta de grommeler entre ses dents une remontrance quelconque.

 — Ça fait du bien d’être enfin chez soi ! lança-t-il en observant l’immeuble de bas en haut.

 Il resta quelques instants le nez en l’air, comme s’il eut inspecté la corniche au-dessus de la façade, puis se frotta vigoureusement les mains en signe de satisfaction.

 Une bourrasque arracha quelques feuilles des arbres qui commençaient à s’acclimater à l’hiver tout proche. Joseph vacilla en poussant un juron. Il avait perdu l’habitude de se tenir sur ses pieds.

 — Vite ! entrons, s’exclama-t-il en frissonnant.

 Anne déposa dans la cuisine le sac de plastique blanc frappé du logo de la Citadelle, puis prépara du café. Moi, je remontai le thermostat du chauffage.

 Joseph saisit le fourretout et sortit les objets qu’il avait ramenés de l’hôpital : rasoir, brosse à dents, bouquins… tout un fourbi qu’il fallait à présent ranger.

 Depuis le meurtre de Fabien, Kinovsky avait décidé de mettre un terme à notre collaboration. Il avait renvoyé Marc à la circulation. L’opération avait échoué. Le chimiste s’était montré le plus malin. Avec ses yeux et ses oreilles partout, il semblait invulnérable. Il n’y a que dans les films que l’on arrête les méchants !

 Bien sûr, j’aurais aimé me rendre utile, bien sûr cela m’aurait comblé de joie que ce salopard se fasse coincer ! Mais, je me sentais soulagé de ne plus faire partie de cette chasse à l’homme. Cette responsabilité, c’était trop lourd à porter ! Regardez le résultat : la mort du jeune Fabien, mon amitié avec Marc perdue pour toujours, à n’en pas douter.

 Non, j’allais à présent jouer au garde-malade. C’était moins risqué ! Avec cette nouvelle occupation, je pensais enfin être débarrassé de toute cette histoire, mais je me trompais…

 Joseph sursauta quand il pénétra dans le salon :

 — Ben, où sont mes fauteuils ?

 Anne me guigna en crispant le menton. Je lui adressai un signe de soutien.

 — Il y a eu un petit problème, avoua-t-elle. Le tapissier-garnisseur est venu les chercher. Après l’agression, il y a eu une seconde visite. Quelqu’un a tout retourné…

 — Une fouille minutieuse au cutter, ajoutai-je pour plus de précision.

 — Ben n’a nou risse ! s’exclama Joseph en se tournant vers Anne. T’as contacté l’assurance ? ajouta-t-il, le sourcil relevé, certain de la réponse.

 — Heu, je n’y ai pas pensé. C’est pris en charge, ça, le vandalisme ?

 — Ben, ils ont intérêt, sinon je résilie tous mes contrats chez eux ! J’espère que tu vas t’en occuper !

 — C’est comme si c’était fait, répondit Anne en levant les yeux au plafond, quelque peu excédée.

 Joseph ignorait combien elle s’était démenée avec l’aide d’Ayana et de moi-même pour retaper la maison. Nous avions mis quatre fauteuils de jardin en lieu et place des voltaires et du canapé. Le vieillard grimaça en les remarquant. Bon, il est vrai que le tissu jaune fluo à grandes fleurs jurait comme un furoncle dans cet intérieur stylé, mais nous avions fait pour un mieux avec les moyens du bord.

 Joseph tourna les talons en ronchonnant. Il enfonça un CD de Gainsbourg dans la gueule du lecteur. Les disques avaient été mélangés. Bien sûr, il s’en plaignit. Quel outrage à sa collection ! Déjà, il marchait d’un pas lent, au rythme de la Javanaise. Il ne tenait pas en place, le bonhomme, trop heureux de récupérer un peu d’autonomie, de reprendre ses marques, comme un chien pisserait contre ses arbres pour se réapproprier son territoire. Puis, il virevolta vers sa fille et s’écria :

 — Et alors, ce café ! Il est fait ?

 Depuis son retour, Joseph était devenu bizarre. Il y avait quelque chose d’odieux dans son comportement. Comme s’il nous en voulait de ce qui lui était arrivé.

 — Comment ça se fait que tu sois encore là, toi ? me lança-t-il. Après ce qui s’est passé, je pensais que tu mettrais les voiles.

 — C’est moi qui lui ai proposé de rester, répondit Anne qui apportait la cafetière fumante.

 — Ah bon !

 — Cela m’ennuie de te savoir seul pendant ta convalescence. Je lui ai demandé de veiller sur toi.

 — Hum ! Voyez-vous ça ! Depuis quand te mêles-tu de ma vie, toi ?

 Anne devint blême. Elle reposa avec force sa tasse sur le plateau et se leva. Elle secoua la tête, incrédule, et sortit en claquant la porte d’entrée. Je lançai à Joseph un regard désapprobateur.

 — Quoi ? Quoi ? fit-il d’un air à la fois courroucé et contrarié.

 Il s’était mis en colère. Oh ! pas contre sa fille ni moi-même. Il s’abandonnait à une de ces rages que l’on ne s’explique pas, qui surgit de la sorte comme s’il avait pris sur lui, encore et encore, tel un clou qu’on enfonce dans un nœud de bois et qui tout à coup éclate sous le marteau.

 — Vous êtes injuste, dis-je.

 Contre toute attente, il se calma. Gainsbourg, lui, faisait des trous et encore des petits trous. Je continuai :

 — Vous ne vous imaginez pas comme elle s’est démenée pour remettre la maison en état. Comment elle s’est inquiétée pour votre santé. Elle est même allée jusqu’à proposer de vous faire un petit-fils !

 — Hein ?

 — Oui, vous avez bien entendu ! Un petit-fils, et vous savez quoi ? Vous ne le méritez pas !

 Joseph se figea, incrédule.

 — Un gamin ! Mais comment ?

 — Ça, ça ne vous regarde pas ! Vous ne voulez pas tenir la chandelle, tant qu’on y est ?

 — Ben n’a nou risse !

 — Oui, ben n’a nou risse, vous pouvez le dire !

 — Ah ! je m’excuse… Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’ai eu tout à coup envie de faire souffrir quelqu’un.

 — Et comme par hasard, vous avez jeté votre dévolu sur la personne qui vous est la plus dévouée ! Bravo !

 Il soupira, un soupir désespéré, un soupir d’abattement.

 — Je n’arrête pas de penser au type que j’ai dégommé ! Comment tout ça a-t-il pu arriver ? C’est ça qui me fout en rogne !

 — Un malheureux concours de circonstances… Qu’est-ce qui fait qu’un battement d’aile de papillon provoque un ouragan de l’autre côté du monde ? Moi, mon papillon était un coup de laser dans l’œil une nuit d’orage. Si ça se trouve, c’est un petit monarque de quelques grammes en Chine qui est à l’origine de cet orage. Allez savoir !

 — En finalité, les papillons ne sont pas aussi inoffensifs qu’on pourrait le croire. Le type que j’ai descendu avait mal choisi le sien. Les autres non plus, d’ailleurs…

 — Les autres ? Quels autres ?

 — Ouf, ça remonte… C’était au Zaïre… Enfin, ce qu’on appelait le Congo. J’étais basé à Kinshasa. L’armée belge était en opération d’exfiltration de colons. Un groupe de rebelles tenait une batterie antiaérienne. Ils ont tiré un projectile vers un des hélicoptères qui évacuait des civils. C’était un Sycamore. Il y en avait trois. Dans la précipitation, les indépendantistes avaient oublié d’amorcer la roquette qui est venue frôler la carlingue d’un des appareils. Le pilote a communiqué la position de l’ennemi à la base. Nous étions en appui tactique juste à côté. Nous avons vite repéré le groupe. Déjà, ils préparaient un second tir, et ils n’allaient pas commettre la même erreur deux fois de suite. J’ai visé au bazooka… Les corps démembrés ont voltigé dans les airs au milieu d’un nuage de gaz enflammé… C’était horrible ! Les blessés se lamentaient en regardant leurs mutilations d’où giclait un sang épais. Ce fut la seule fois où je fus en contact direct avec l’ennemi. J’en ai été marqué à vie… Le plus dur, ce ne sont pas les cadavres… Ce sont les cris de douleurs noyés de désespoir. Des hurlements qui vous poursuivent jusque dans vos cauchemars. Et l’odeur des chairs carbonisées… Cela est et restera au fond de moi comme quelque chose d’innommable… Même si j’avais sauvé les hélicos, je n’étais pas pour autant fier de mon tir. Nous étions juste soulagés de les avoir neutralisés.

 — C’était la guerre… Des vies civiles étaient en jeu.

 — Hum, dans les colons, il y en avait bien un ou deux qui méritait de crever ! Il y avait de vrais salopards chez eux. Non, je songeais plutôt à mes frères d’armes dans leurs hélicos sans défense. C’est à eux que j’ai pensé en pressant la détente. Quand j’ai descendu le connard de l’autre nuit, celui qui m’a tiré dessus sans sommation, ce sont eux qui ont guidé ma main. Ils étaient avec moi. Tout à coup, je me suis cru dans la savane africaine il y a plus de cinquante ans. Si je suis vivant, et toi aussi, c’est un peu grâce à eux, tout compte fait.

 — Et au flingue caché sous votre oreiller.

 — Hum ! j’en connais un qui serait heureux d’apprendre notre histoire.

 — Et qui donc ?

 — Trump ! pardi.

 Je secouai la tête en pinçant les lèvres. Joseph regardait ses mains croisées sur ses cuisses. Il triturait le tissu de son pantalon entre le pouce et l’index comme le client d’une mercerie tâterait le grain d’une nouvelle texture. Ses yeux restaient posés sur le parchemin de sa peau marbrée de taches de sénescence. Il reprit la parole :

 — Je n’ai jamais raconté ça à personne, ni à ma femme ni à Anne, personne…

 Je ne savais quoi trop lui répondre. Je me sens toujours mal à l’aise devant les états d’âme que l’on peut confier à mes oreilles. Bien sûr, ça n’arrive pas tous les jours.

 Depuis toutes ces années, Joseph vivait avec cette culpabilité, cette expérience de la mort au corps à corps. J’espérais juste que le fait de se livrer à moi l’aiderait à museler les démons que les récents évènements venaient de réveiller en lui.

 Il se leva en grimaçant, me fit signe de m’abstenir d’intervenir et se précipita vers le téléphone. À coup sûr, il voulait contacter sa fille. Il cherchait, à la vérité, à se faire pardonner.

 Je m’éloignai par pudeur, et montai à la chambre. Au milieu de l’escalier, mon regard fut attiré par un reflet sur le palier, sous un meuble. Lors du grand nettoyage, trop lourd, nous ne l’avions pas déplacé. Nous avions juste passé le torchon entre le piètement, assez pour rafraichir le parquet. Je n’arrivais pas à voir de quoi il retournait. Il faisait trop sombre. On n’apercevait qu’une faible lueur quand on se tenait sur les marches, le regard au raz du plancher. Je redescendis pour demander une lampe de poche à Joseph. Tout en continuant sa conversation avec Anne, il m’indiqua de l’index le tiroir d’une commode. Je remontai aussitôt.

 Avec précautions, je fouillai de la main le sol. C’était un téléphone portable. La batterie devait être morte, car rien ne se produisit quand je tentai de l’allumer. Par chance, mon chargeur était compatible. Je le branchai. Le symbole de mise en charge apparut sur l’écran.

 Kinovsky débarqua dans l’heure, accompagné de son adjoint. Ils avaient sonné et tambouriné à la porte d’entrée comme s’il y avait le feu à la maison. Joseph ouvrit. Je me tenais derrière lui, au cas où.

 — Le téléphone d’Orianne Lambert vient de borner, lança l’inspecteur, et il a été localisé dans les parages !

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