Chapitre 19

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 Fabien, le prénom de mon invité, ne connaissait pas à vrai dire le chimiste. Il avait juste aperçu son visage sur une photo qu’Orianne avait prise à son insu avec son téléphone. Mais Fabien n’en démordait pas : s’il le voyait un jour, sûr qu’il le reconnaitrait, ce fils de pute !

 Mais voilà : qu’était devenu ce téléphone ? On ne pouvait pas attendre que Fabien croise par hasard le truand au détour d’une rue. Nous devions retrouver ce smartphone.

 Le jeune homme n’était pas d’accord de rencontrer Kinovsky. Les flics, c’est tous des pourris ! s’était-il exclamé. J’avais beau lui expliquer que son témoignage permettrait à l’enquête de progresser, qu’on pourrait lui montrer des photographies de délinquants notoires. Rien n’y faisait ! Il campait sur ses positions.

 J’étais confronté à un dilemme : prévenir l’inspecteur contre l’avis de Fabien ou ne rien dire. Si j’en parlais à Marc, connaissant l’état d’esprit dans lequel il se trouvait, sûr qu’il brutaliserait Fabien pour l’obliger à coopérer avec Kinovsky. Le garçon se refermerait sur lui-même, et nous perdrions toutes les chances d’identifier le trafiquant.

 Non, je devais orienter Marc vers le smartphone d’Orianne sans impliquer le jeune homme. On aviserait par la suite. On, ce pronom impersonnel signifiait tout et n’importe quoi. Dans cette histoire, je ne maitrisais plus rien ! C’est comme l’écriture d’un roman : l’auteur s’imagine tenir les rênes, puis son intrigue part en couille sans qu’il s’en rende compte lui-même. De fil en aiguille, je repensai à la clé USB que m’avait remise Kinovsky.

 Bien sûr, mon livre était resté au point mort ! Comment m’y atteler dans de telles conditions, avec tous ces évènements ? Je ne savais même plus pourquoi je m’y étais collé. Le début du commencement. Raconter une histoire, accoucher d’un bouquin… Quel intérêt ?

 C’est que je me sens moins con ! Enfin, quand j’écris, j’entends. Ma mère aurait à coup sûr dit :

 — Tu te prends pour qui ?

 Elle n’en ratait jamais une, lorsqu’il s’agissait de me repousser bien profond dans l’œuf que j’essayais en vain de quitter. Hum ! tu te prends pour qui ? Peut-être avait-elle raison… Elle voulait que j’entreprenne des études de médecine ou d’ingénieur, un truc dont elle puisse se vanter, j’imagine. Au contraire, moi j’écrivais des nouvelles dès l’âge de dix ans. Des histoires, sans queue ni tête, frelatées par la lecture des livres de science-fiction que j’empruntais à la bibliothèque communale.

 Vers mes douze ans, pour la fête de Noël, je lui avais offert un poème de mon cru dans l’espoir de remonter dans son estime. Elle l’avait lu face à la dizaine de convives en s’efforçant avec force moqueries de pointer les fautes d’orthographe qui entachaient le texte. Je ne saurai jamais si c’était par pure cruauté ou pour me dissuader de continuer dans cette voie. Peut-être exprimait-elle de façon détournée son amertume devant mes résultats scolaires peu encourageants… Quoi qu’il en soit, j’avais été meurtri jusqu’au plus profond de mon âme. Non, nous ne maitrisons rien, dans ce monde ! Il ne suffit pas de sourire pour être aimé…

 Alors que je tournais et retournais la clé entre mes doigts, j’entendais encore sa voix :

 — Tu te prends pour qui ?

 Après cette aventure, j’aviserai, pensai-je.

 J’ouvris le tiroir de la commode de ma chambre et y jetai le bout de plastique, car pour le moment, cette clé, ce n’était plus que ça : un vulgaire bout de plastique ! En fait, je ressentais une certaine honte à m’intéresser à son contenu. Marc et Janice avaient perdu leur fille, des jeunes gens mourraient des suites de l’absorption de la drogue distribuée par le chimiste. Comment aurais-je pu m’atteler à cette activité si futile d’écrire ce roman qui ne deviendrait jamais un chef-d’œuvre ? Tu te prends pour qui ?

 Je décidai de prévenir Kinovsky de l’existence de cette photo. Il décrocha après à peine trois sonneries :

 — J’ai des infos pour vous, lançai-je sans préambule.

 — Je vous écoute.

 — Orianne a une photo du chimiste dans son smartphone.

 — D’où tenez-vous ça ?

 — Un témoin.

 — Un témoin ? Mais encore ?

 — Il désire garder l’anonymat… Mais, il a vu la photo. Il pourrait identifier le chimiste.

 — Qui est-ce ?

 — Je regrette, j’ai promis de ne pas l’impliquer.

 — Dans ce cas, votre info ne me sert à rien !

 — Il suffit de vérifier dans le téléphone…

 — Quel téléphone ? Il n’y a pas de téléphone ! On ne l’a pas retrouvé, ni sur les lieux de l’agression ni chez les Lambert. Rien ! Que dalle !

 Kinovsky m’accusait d’entraver son enquête. Je devais lui révéler le nom de mon contact sans quoi, il me collerait au trou pour des années, s’était-il emporté. Mais comment convaincre Fabien ? Pour se montrer si peu coopératif, il devait avoir eu de sombres démêlés avec la justice. Sa précarité actuelle relevait peut-être de cette malheureuse expérience. Sur ce sujet, il était resté aussi muet qu’une pierre. Ce n’est pas à coup de sandwichs que j’arriverais à l’amadouer ! Non, il fallait retrouver le portable d’Orianne, et Marc m’y aiderait. Je lui téléphonai aussitôt.

 J’amenai la conversation sur le fait que sa fille devait posséder un smartphone. Il devait trainer quelque part dans la nature. Marc fut surpris par mon à-propos. Il est vrai que la question ne lui avait pas traversé l’esprit. Moi, sa réaction ne m’avait pas étonné : il n’avait pas l’étoffe d’un enquêteur. C’est lui-même qui me l’avait avoué. Il fut donc épaté par ma sagacité, et me demanda comment je fus amené à penser à cela. Pour la première fois de ma vie, je lui mentis : il était inacceptable que je lui livre Fabien.

 — Comment va-t-on faire ? s’interrogea-t-il.

 — Il faut son numéro… Tu dois l’avoir, non ?

 — Je n’en sais rien. Je n’ai jamais fait attention à ces choses-là.

 — Tu veux dire que tu n’as jamais téléphoné à ta fille ?

 — Ce n’est pas ça… Je n’ai pas de smartphone. Moi, ces trucs-là sont trop compliqués. Mais peut-être que Janice l’a. Attends…

 Allongé sur le matelas de la chambre, pour patienter, je me mis à compter les chiures de mouches imprimées sur le plafond. Une fois qu’il m’aurait communiqué ce foutu numéro, il me suffirait de le transmettre à Kinovsky qui trouverait bien un moyen de le géolocaliser. Si ce téléphone restait introuvable, c’est que quelqu’un s’en était emparé. Avec un peu de chance, cette personne continuait à utiliser l’abonnement d’Orianne. Cela m’étonna que le policier n’y eût pas pensé.

 Enfin, la voix de Marc me tira de mes spéculations. Il avait dégoté le numéro ! Aussitôt, je prévins Kinovsky. Il me félicita pour mon initiative. Je sentais poindre une fierté que je ne me connaissais pas. Hélas, ma joie retomba aussi vite : ce numéro, il l’avait mis sous surveillance depuis le début.

 — Bien entendu ! m’exclamai-je. Ce type a toujours un coup d’avance sur tout le monde ! il n’est pas inspecteur pour rien…

 Le téléphone d’Orianne n’avait plus borné depuis la nuit de son agression. Les spéculations fusaient bon train ! Soit l’appareil était déchargé, trainant quelque part sous l’épave d’une voiture, pourquoi pas. Soit il avait été récupéré et la carte SIM avait été remplacée. Peut-être était-il aux mains mêmes du chimiste, emporté cette nuit-là… Tout restait possible !

 Moi qui me vantais d’avoir eu un trait de génie avec ce plan foireux ! Mais, chaque fois que je pense avoir pondu un truc intelligent, un retour de manivelle me claque dans la tronche ! J’avais voulu jouer au plus fin avec Marc et Kinovsky, mais cette fois-ci, le retour de manivelle allait couter la vie à un homme.

 J’ignorais comment le chimiste avait pu savoir. Étions-nous placés sous surveillance, Marc et moi ? Peut-être épiés depuis le début de notre participation en sous-marin à cette enquête. Nos rendez-vous clandestins dans les bistrots de la ville, toutes ces précautions que nous prenions n’avaient servi à rien !

 On retrouva le corps sans vie de Fabien à peine trois jours après notre entrevue. Il avait été poignardé à plusieurs reprises tout comme Orianne. Mais cette fois-ci, on avait terminé le travail en l’égorgeant afin de s’assurer qu’il n’en réchappe pas. Quand Kinovsky apprit qu’il avait été mon fameux contact, il entra dans une terrible colère.

 Il me fit amener à la PJ manu militari. Quand il me vit débarquer, il pointa son index parfumé à la nicotine sous mon nez pour m’insulter, me traitant de parfait imbécile, d’irresponsable. La secrétaire observait la scène d’un air effaré, nous dévisageant tour à tour. Moi, je me sentais le plus parfait des crétins. Plus : le policier en vint à se maudire lui-même. Il s’en voulait de ne pas m’avoir assez épaulé, laissant un amateur se démerder tout seul, empêtré dans des préjugés à la con sur l’honneur avec des principes embourgeoisés de bisounours !

 Oui, j’avais promis à Fabien de ne rien dire. Oui, j’avais tenu parole. De toute façon, rien ne prouvait qu’il fût demeuré assez longtemps en vie pour témoigner de ce qu’il savait. Sans doute avait-il déjà été assassiné le jour même de notre rencontre. Son corps avait été dissimulé sous une bâche sur un chantier de construction.

 Il était évident que le chimiste se sentait de plus en plus menacé. Cela expliquait sans doute cette violence, cette promptitude à éliminer les obstacles à tout va.

 Il me restait à affronter Marc. Il ne comprenait pas pourquoi je ne l’avais pas mis dans la confidence.

 — Je pensais que nous étions amis, dit-il d’un ton amer. De vrais amis ! Au lieu de cela, tu décides de te la jouer en solitaire… Ce gamin, je le connaissais. Il aurait pu me parler d’Orianne. M’expliquer comment elle était entrée en contact avec le chimiste. Si ça se trouve, il l’a vue juste avant qu’elle soit agressée ! Il devait en savoir plus que ce qu’il imaginait…

 — Je suis désolé, Marc, sincèrement désolé. J’ai cru que tu allais mal réagir, te jeter sur lui pour le cuisiner…

 Il secoua la tête, incrédule.

 — Alors, c’est ça que tu penses de moi : une grosse brute sans cervelle ? Moi, je t’ai toujours mis sur un piédestal, et là, je ne sais plus quoi dire…

 Son visage s’était décomposé, et une larme roula sur sa joue rougie par la colère. Marc était en train de craquer. Il n’avait pas besoin en plus de la trahison d’un ami. Jamais je ne l’avais vu dans un tel état, à part à la mort de sa fille. Et encore, c’était bien pire ! Mais en aucun temps, je n’avais ressenti une telle déception de sa part.

 Bien sûr, nous avions connu des querelles de gamins, et il nous était arrivé de bouder dans notre coin plusieurs jours d’affilée, toujours par jalousie, quand une tierce partie tentait de s’immiscer dans notre tandem de compères. Comme si la lame d’un canif plongeait entre les deux coquilles d’une noix pour atteindre les cerneaux qui symbolisaient notre amitié, une amitié que nous n’aurions jamais imaginé partager.

 Notre noix vola en morceaux d’un coup de marteau, et ce coup, c’était moi qui l’avais porté sans même m’en rendre compte. Tout était broyé : les cerneaux, les coquilles, et il était impossible de distinguer ce qu’il restait de comestible parmi tous ces éclats.

 L’inspecteur ne me tenait lui non plus en très haute estime. Afin que j’affronte mes responsabilités, je dus identifier le jeune homme. Kinovsky avait laissé des consignes au légiste de telle sorte que j’aie sous les yeux toute l’horreur du corps mutilé de Fabien ; ses perforations multiples ; sa gorge entrebâillée comme un sinistre sourire, et son visage crispé dans un rictus de douleur que ne semblait pas vouloir soulager la mort.

 Quel gâchis ! quel gâchis ! et la voix de ma mère qui résonnait en moi, qui me revenait sans fin :

 — Tu te prends pour qui ?

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