Chapitre 15

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 En quittant l’hôpital, je n’avais qu’une idée en tête : trouver un téléphone pour appeler Marc. Mais, Anne me rattrapa au bout du couloir. Elle avait veillé son père durant une partie de la journée. Joseph était resté huit heures en salle d’opération.

 Sa fille montrait un visage défait, pâle, les lèvres décolorées. On voyait bien qu’elle avait beaucoup pleuré.

 — Je te cherchais, dit-elle. Comment te sens-tu ?

 — C’est plutôt moi qui devrais te poser la question. Et ton père ?

 Je m’attendais au pire, mais je voulais savoir. Anne me rassura aussitôt.

 — Il vient de s’éveiller. Pour l’instant, on le garde aux soins intensifs. Les prochains jours vont être décisifs.

 — Il a pu parler ?

 — Il divague. La morphine, m’a-t-on dit. Que s’est-il passé ?

 De nouveau, je débitai tout ce que je savais, c’est-à-dire pas grand-chose. J’omis, cependant, ce que Kinovsky m’avait révélé au sujet de l’agresseur. Je ne voulais pas l’inquiéter davantage.

 — Allons boire un café, me dit-elle.

 Je l’observais alors que je touillais la spatule de plastique blanc dans le gobelet cannelé. Cet artéfact de cuillère ronflait quand j’accrochais les parois. La chaleur du liquide engourdissait mes doigts. Anne, elle, semblait embarrassée. Je lui jetai un regard interrogateur. Elle se lança :

 — Si tu veux, tu peux rester chez mon père.

 Je protestai pour la forme. Je lui avais donné une réponse standard, une réponse hypocrite dictée par la bienséance, le savoir-vivre. Devant ce soi-disant refus, elle insista :

 — En fait, ça m’arrangerait bien. Laisser la maison sans présence humaine, je n’aime pas ça. Et puis, la convalescence de papa risque de prendre du temps… Je serais rassurée s’il y avait quelqu’un auprès de lui.

 Elle cherchait un garde-malade, un papysitter, en quelque sorte. Voyant mon air surpris, elle s’empressa d’ajouter qu’on laisserait tomber le loyer. C’était le cadet de mes soucis !

 Cela demandait réflexion. Je n’avais jamais joué les infirmiers ni les valets de pisse. Et si je devais torcher le cul de Joseph ! Rien que l’idée me dégoutait. Comme si elle lisait en moi, Anne m’assura que quelqu’un passerait chaque jour pour la toilette et les soins du convalescent. Elle avait déjà tout prévu, encore fallait-il que mon hôte survive, et rien ne pouvait l’affirmer !

 Nous regagnâmes ensemble la maison dont la façade donnait sur les arbres de l’avenue Blonden. Nous dûmes nous rendre à l’évidence : elle avait à nouveau été visitée ! Fouillée de fond en comble. Les meubles avaient vomi leur contenu sur le parquet. Les fauteuils étaient éventrés, entaillés au cutter. Un vrai carnage ! Anne, stupéfaite, appela la police.

 Kinovsky en personne se présenta avec deux agents. Encore lui ! pensai-je. Il ne put que constater les dégâts. Il est évident que quelqu’un avait cherché quelque chose d’important, pour se donner tant de mal. Et si toute l’habitation avait été explorée, c’est qu’il n’avait rien trouvé. De toute évidence, cette intrusion faisait suite à celle de la nuit précédente.

 J’étais convaincu que tout ceci découlait de l’attaque d’Orianne et de la drogue découverte chez Marc. Les pièces du puzzle s’emboitaient, mais aucun motif ne se dessinait. Il restait encore trop d’inconnues dans cette histoire.

 Après ce que m’avait révélé l’inspecteur à l’hôpital, l’agression d’Orianne, son front marqué du signe du chimiste, il n’était pas difficile de s’imaginer qu’elle avait tenté de doubler son dealeur, dealeur qui était venu réclamer son dû. Sous la torture, elle avait lâché un nom : le mien !

 Cela me semblait plausible comme scénario, mais pourquoi m’avait-elle choisi ? Enfin, ce n’est quand même pas pour l’avoir repoussée sous la douche ! Des mecs, elle pouvait s’en taper tant qu’elle voulait… Non, il devait y avoir autre chose, mais quoi ?

 En examinant ma chambre, je constatai qu’elle avait aussi été fouillée. Les vêtements avaient été jetés en boule hors du sac qui avait été éventré. Je le saisis en secouant la tête, indigné qu’on s’en prenne à mes effets personnels. C’est alors que je remarquai, coincé entre deux coutures, un minuscule objet. Je l’extirpai non sans difficulté. Une pilule, et à l’évidence d’ecstasy ! Sauf que je n’en savais rien. En fait, ce que je tenais entre mon pouce et mon index était bien pire que ce que j’aurais pu imaginer… Je dissimulai mon butin dans une poche.

 L’intrus avait, à la fin, trouvé ce qu’il était venu chercher ! Peut-être avait-il vandalisé toute la maison pour nous convaincre du contraire… En tout cas, il avait mis du cœur à l’ouvrage, le salaud !

 Tout ranger nous prit trois jours. Trois jours pendant lesquels j’avais tenté de joindre en vain Marc. Il restait injoignable.

 La maison de Joseph avait souffert. Pour le salon éventré, Anne demanda un devis chez un tapissier-garnisseur. Mais, le plus dur resta de nettoyer tout ce sang qui avait coagulé entre les lattes du parquet. L’équipe du légiste avait emporté avec le corps les bouts de cervelles éparpillés sur le palier, et collés sur les portes d’un haut meuble. Je redoutais de tomber sur un morceau qui aurait échappé à leur vigilance.

 Les torchons imbibés d’eau brulante et de lessive en poudre brunissaient au fur et à mesure que nous frottions, réveillant les effluves métalliques des globules rouges desséchés. Je suis une petite nature, et je dois avouer que la nausée berça mon estomac durant toute cette activité.

Ayana vint nous prêter mainforte quelques heures. La Jamaïquaine répétait sans cesse : oh ! là, là, oh ! là, là, de son accent chantant des Iles. Peut-être n’avait-elle jamais vu, elle aussi, autant de sang.

 Joseph, lui, se remettait. Il avait été amputé d’une partie du foie et son poumon gauche cicatrisait sans se presser. La balle n’avait qu’effleuré le cœur, un miracle dans son malheur ! Pour Orianne : toujours rien… J’appris qu’elle était dans le coma.

 Quant à Joseph, il tenait à peine sur son séant que la justice l’inculpait de coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner. Ce serait à son avocat de plaider la légitime défense. Il n’y a pas à dire, les victimes se sentent soutenues dans ce pays !

 Quand il put enfin rassembler ses esprits, il résuma à la police le déroulement des faits. Le grincement des lattes du parquet l’avait sorti du sommeil. La digestion laborieuse de son cassoulet avait rendu sa nuit agitée. Il avait du mal à s’accrocher aux bras de Morphée. Ce bruit léger suffit à attirer son attention. Il crut d’abord que c’était moi, puis son instinct prit le dessus… Avec précaution, il sortit son flingue de la cachette et cria qui va là ! La réponse ne se fit pas attendre : un POF sonore et une intense douleur dans l’abdomen ! Il comprit et, comme il l’avait appris à l’armée, il tira deux coups rapides vers l’ombre qu’il apercevait dans l’encadrement de la porte. Par malheur pour lui, son agresseur faisait feu à nouveau dans sa direction alors que le Magnum aboyait sa seconde balle.

 Le sbire du chimiste avait-il décidé de nous abattre, tous les deux, afin de fouiller la maison en toute tranquillité ? On ne le saura à vrai dire jamais. Mais cette hypothèse, probable, du reste, me tenait de réconfort devant la mort de cet homme. Le trépas d’un être, aussi salaud qu’il soit, me peine toujours. Un autre aurait dit : bien fait pour sa gueule ! Mais, ça ne me ressemble pas. Je suis peut-être un crétin ! Si j’avais occupé le lit de Joseph, je serais sans aucun doute en train de rôtir dans les flammes de ma sensiblerie !

 De plus, si ça se trouve, c’était le même type qui avait assailli Orianne ! En pensant à elle, je tentai encore de joindre Marc. Comme je m’y attendais, je tombai sur sa messagerie.

 L’adolescente luttait pour sa survie. Son coma semblait s’éterniser. Marc ne comprenait pas cette agression. Bien sûr, il savait ce que signifiait la marque laissée sur le front de sa fille. Les évènements précédents en rapport avec la découverte de la drogue chez lui alimentaient ses craintes.

 Elle était impliquée !

 J’avais élaboré une petite théorie.

 Elle avait remplacé la drogue par du sucre pour la garder à son compte. Espérait-elle qu’avec la saisie de la police, son dealeur imaginât la marchandise perdue ? Elle pouvait dès lors s’en mettre plein les poches ! Il lui restait à s’assurer d’une cachette sure : la doublure de mon sac.

 Si ça se trouve, elle avait elle-même prévenu la brigade des stups ! Cela aurait pu fonctionner, mais en vérité, sans aucun doute, le chimiste ne l’entendait pas de cette oreille. Il exigea le remboursement intégral de son investissement. La jeune fille insolvable, il prit les mesures qui s’imposaient : on ne rigole pas dans ce milieu !

 Croyant épargner sa vie, elle avoua la supercherie. Elle expliqua que j’étais parti sans prévenir de chez ses parents avec le sac trafiqué. Je me demandais juste comment le Sicilien avait retrouvé ma trace avec autant de rapidité !

 Je priais pour qu’il ne cherche pas à venger son homme de main. Fallait-il toutefois que je révèle cela à Kinovsky ? Peut-être allait-il encore se payer ma tête.

 Désœuvré, après ces journées de labeurs, et toujours seul dans la maison, je m’étais allongé sur le lit. J’attendais un appel de Marc qui ne venait pas. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, pensai-je. Cela signifiait que l’état d’Orianne ne s’était pas aggravé.

 Dans un silence religieux, je tournais la fameuse pilule entre les doigts. J’avais déjà eu l’occasion d’en voir lors de mes sorties en boites. Cependant, celle-ci montrait une particularité. Elle n’était pas marquée. D’habitude, il y a toujours un logo imprimé en creux, une étoile, un smiley, le mot SKY, et bien d’autres signes anodins. La mienne présentait une surface lisse et satinée. Une production hors des circuits classiques ? Je la fis sauter dans la paume de la main et refermai le poing dessus. Et si ce n’était pas de l’ecstasy ? Je devais m’en assurer. Dans quoi trempait donc Orianne ?

 Je pris mon téléphone et appelai Marc. À ma surprise, il décrocha dès la troisième sonnerie. Il m’adressa un salut empreint de lassitude. Ma première question concernait bien sûr l’état de santé d’Orianne. Ça suivait son cours. Mais quel cours ? Cela en disait long sur le désespoir de mon ami. Attendre sans pouvoir agir, quoi de plus frustrant pour un père ? Je pris aussi des nouvelles de Janice : même constat.

 Je sentais que je le dérangeais, mais je lui fis part de ma découverte, de mes hypothèses : tout le tralala que je vous ai débité plus haut.

 Marc resta silencieux de nombreuses secondes. Il avait du mal à comprendre mon délire. Enfin, il lâcha :

 — Amène-moi cette pilule. Je connais quelqu’un au labo qui ne peut rien me refuser. Il y a des rumeurs au sein des stups, et si c’est ce que je pense, il faudra prévenir Kinovsky !

 — Que crois-tu que ce soit ?

 — Je ne peux rien te dire au téléphone ! Contente-toi de m’apporter cette merde !

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